Prévention du risque suicidaire

17. Prévention du risque suicidaire

G. Bertschy




Introduction


Le trouble bipolaire est le trouble psychiatrique avec le plus haut risque de suicide à long terme : de l’ordre de 15 % sur la vie entière, soit 30 à 60 fois plus que la population générale (Baldessarini et coll., 2006a). Les données de la littérature concernant ce risque sur la vie entière sont cependant assez dispersées, le taux étant d’autant plus élevé que le trouble est sévère (comme attesté par des hospitalisations) ou que la période d’observation est plus courte (Goodwin et Jamison, 2007c). Le trouble bipolaire se caractérise aussi par un ratio « nombre de suicides sur nombre de tentatives » particulièrement élevé (Baldessarini et coll., 2006a).

Ce risque suicidaire est avant tout dû à la présence d’épisodes dépressifsDépression(s), mais il existe certainement d’autres éléments propres au trouble bipolaire qui contribuent à ce risque élevé (Newman et coll., 2002b). Certains sont d’ordre clinique, liés au danger spécifique des phases mixtes (ou de transition) ou à la fréquence élevée de comorbiditésComorbidité(s) dangereuses comme les troubles anxieuxTrouble(s) anxieux ou les abus d’alcoolAddiction(s)abus de substance(s). D’autres sont en rapport avec la trajectoire existentielle souvent chaotique de ces patients, avec de nombreux dommages occasionnés par le trouble bipolaire, en particulier à l’occasion des phases maniaquesManie(s), dans la vie familiale, sociale et professionnelle.

Pour rester dans le champ d’ensemble de cet ouvrage, nous ne traiterons pas des moyens pharmacologiques qui jouent un rôle majeur dans la prévention du risque suicidaire chez les patients bipolaires (Baldessarini et coll., 2006a ; Goodwin et Jamison, 2007c) :




• à long terme, dans la prévention des récurrencesRécurrence, en particulier avec le lithiumLithium (Baldessarini et coll., 2006b) ;


• à court-moyen terme, dans le traitementTraitement(s) de l’épisode aigu (dépressif ou mixte) promoteur du risque suicidaire du moment ;


• à très court terme, en réduisant la douleur émotionnelleÉmotion(s)souffrance émotionnelle et ses potentialisateurs que sont l’angoisseAngoisse, l’insomnie et l’agitation.


Les données scientifiques


Les études concernant l’efficacitéEfficacité d’interventions psychosociales ciblées spécifiquement sur la problématique suicidaire, dans le cadre du trouble bipolaire, sont virtuellement non existantes. Les études disponibles portent soit sur la réduction de la suicidalité sans focalisation sur le trouble bipolaire, soit sur l’amélioration globale du trouble bipolaire sans focalisation sur la réduction du risque suicidaire. Fountoulakis et coll. (2008), dans une revue récente, n’ont retrouvé qu’une seule étude cumulant partiellement les deux focalisations. Et encore, cet unique travail (Rucci et coll., 2002), concernant des patients bipolaires I, n’est pas une étude comparative randomisée typique, mais une étude ouverte longitudinale de type pré-post, dans laquelle l’intervention thérapeutique comprenait une pharmacothérapiePharmacothérapie adaptée à l’épisode bipolaire en cours (tous types d’épisode), complétée soit par une psychothérapiePsychothérapie(s) (voir aussi thérapie(s)) spécifique du trouble bipolaire (centrée sur la régularité des activités quotidiennes), soit par un soutien clinique intensif non spécifique (impliquant des visites régulières à des cliniciens empathiques dans le contexte d’un environnement de recherche clinique) : l’étude montrait une réduction importante du taux de tentatives deSuicide(s)tentative(s) de suicide entre la période pré-intervention thérapeutique et la période post, sans différence entre les deux types de soutien psychosocial. Devant le peu de données scientifiques dans le domaine, force est d’admettre que les points de vue s’appuient avant tout sur l’expérience clinique et l’opinion des experts (Baldessarini et coll., 2006a ; Goodwin et Jamison, 2007c ; Newman, 2005).

Concernant l’évaluation du risque suicidaire lui-même, aussi indispensable et utile que soit cette évaluation, il n’existe aucun système de critères de prédiction avec des qualités suffisantes de sensibilité et de spécificité pour prétendre supplanter l’approche clinique approfondie du patient et de son contexte, appuyée sur la connaissance générale des facteurs de risqueFacteursde risque (Baldessarini et coll., 2006a ; Goodwin et Jamison, 2007c).


Évaluer le risque suicidaire



Identifier les facteurs de risque dans une perspective épidémiologique


Ces facteurs concernent des variables intangibles (par exemple le genre) ou présentes dans la durée (par exemple les comorbiditésComorbidité(s)). Ils vont donc déterminer les risques de suicide sur le long terme et leur repérage permet au clinicien d’établir une sorte de niveau d’alerte de base, sur lequel viendront se greffer les autres éléments appréciés à partir des éléments cliniques et des circonstances du moment.

Les données de la littérature (Akiskal, 2007 ; Baldessarini et coll., 2006a ; Fountoulakis et coll., 2008 ; Goodwin et Jamison, 2007c ; Hawton et coll., 2005 ; Oquendo et coll., 2006 ; Perroud et coll., 2007 ; Rihmer, 2007) permettent de retenir, chez les patients souffrant de troubles bipolaires, les facteurs de risqueFacteursde risque suicidaire suivants :




• sur le plan sociodémographique, le fait d’être jeune (l’influence du genre, risque augmenté chez l’homme, est bien plus limitée que pour d’autres troubles psychiatriques ; pour la race ou le groupe ethnique, les données sont complexes et difficiles à interpréter) ;


• sur le plan des caractéristiques évolutives du trouble bipolaire, la fréquence, la durée et la résistance au traitementTraitement(s) des phases dépressives ou la présence de phases mixtesÉtats mixtes, y compris la dépression mixteDépression(s)mixte, ou d’autres éléments d’instabilité de l’humeur de type tempéramentale (alors que le type I ou II du trouble bipolaire semblent de peu d’importance) ;


• sur le plan des antécédents personnels, la présence d’antécédents de tentatives deSuicide(s)tentative(s) de suicide, surtout si elles étaient violentes, ou d’autres passages à l’acte violents ;


• sur le plan des antécédents familiaux, la présence d’antécédents familiauxFamillehistoire de suicide et peut-être aussi de dépendanceAddiction(s)dépendance(s) à des substances ;


• sur le plan des troubles psychiatriques associés, la présence d’un trouble anxieuxTrouble(s) anxieux spécifique (surtout trouble panique ou trouble anxieux généralisé), d’un trouble de la personnalitéTrouble de la personnalité (du cluster B en général, et de type borderline en particulier) ou d’une dépendanceAddiction(s)dépendance(s) à des substances (en particulier l’alcool, mais aussi les autres substances, y inclus le tabac) ;


• sur le plan des troubles somatiquesTrouble(s) somatique(s) associés, des antécédents de traumatisme crânien ;


• sur le plan des événements pendant l’enfance, des antécédents de traumatismesTraumatisme(s) précoces ou d’abus ou encore de séparation parentale.


Identifier les facteurs de risque dans une perspective psychologique et psychopathologique


Ces facteurs-là, parce qu’ils concernent ce qui se passe maintenant, déterminent principalement le risque à court terme. Toutefois, on ne peut complètement les distinguer de facteurs de risque à long terme. Ainsi, la perte d’espoir est un puissant facteur de risque sur le long terme et pas seulement sur le court terme (Goodwin et Jamison, 2007c), peut-être parce que chez certains patients ce désespoir chronique constitue la base pour la survenue, lors de nouvelles circonstances adverses, d’un phénomène de double désespoir comme on l’a décrit pour le phénomène de double dépression (Newman et coll., 2002b). Ce désespoir peut aussi être celui du découragement : la durée et la répétition des épisodes de dépression est un déterminant fort du danger (Valtonen et coll., 2008). Une faible estime de soiEstime de soi au long cours est aussi un facteur de risque (Fountoulakis et coll., 2008). Dans le modèle cognitivisteSchémacognitif, on rapprochera cela de la présence de certaines croyances ou schémasCognitif(s)schéma(s) qui deviendront particulièrement dangereux dans le contexte d’une situation à risque suicidaire (« je suis quelqu’un qui ne saura jamais affronter les problèmes de la vie », ou encore « personne ne peut m’aimer ») (Newman, 2005).

La dépression est presque toujours présente derrière les passages à l’acte suicidaire. Il est exceptionnel qu’un suicide soit commis en phase euthymique ou maniaque euphorique (Fountoulakis et coll., 2008). Toutefois, la dépression est particulièrement à risque lorsqu’elle est associée à l’agitation ou à d’autres symptômes maniaquesSymptômesmaniaques/hypomaniaques parfois manifestes (état mixteÉtats mixtes), parfois au premier plan (manie dysphoriqueManie(s)dysphorique), mais aussi parfois au second plan (dépression mixteDépression(s)mixte) (Baldessarini et coll., 2006a ; Goodwin et Jamison, 2007c ; Rihmer, 2007 ; Valtonen et coll., 2008). La dépression mixte, un concept récent, risque de ne pas être distinguée de la dépression car les symptômes plus clairement évocateurs de l’excitation sous-jacente, tels que la tachypsychieTachypsychie subjective ou plus rarement l’augmentation de l’activité et la labilité de l’humeurHumeur, sont souvent méconnus alors que d’autres signes d’excitation tels que l’agitation, l’irritabilitéIrritabilité et l’hyperréactivité émotionnelle ou sensorielle, qui sont plus visibles parce que plus bruyants, sont souvent attribués à la personnalitéPersonnalité. Pourtant de tels états, comme les autres formes d’états mixtes, exposent à un risque particulier en raison de la combinaison de tristesse, désespoir et colèreColère, sans le probable effet protecteur de l’inhibition psychomotrice dépressive.

Comme souligné justement par Goodwin et Jamison (2007c), les patients présentant une dépression mixte ou un état mixte sollicitent moins bien l’empathieEmpathie et le soutien de l’entourage et des soignants, par comparaison avec les patients déprimés ralentis, passifs et soumis. Mais peut-être la forme la plus dangereuse est-elle constituée par les états mixtes réalisant des sortes de cycles ultrarapidesCyclesultrarapides avec des changements brutaux pluriquotidiens. Le patient passera, d’un moment à l’autre, d’une hypomanieHypomanie ou d’une euthymie souriante à la dépression et l’angoisseAngoisse les plus terribles, trompant leur propre vigilance et celle de leur entourage (les soignants en milieu hospitalier) vis-à-vis du risque de suicide. Des travaux récents soulignent le lien entre, d’une part, la présence de symptômes maniaques au cours d’un épisode de dépression bipolaireDépression(s)bipolaire et, d’autre part, l’impulsivitéImpulsivité, ainsi que les antécédents d’abus d’alcoolAddiction(s)abus de substance(s) et de tentative deSuicide(s)tentative(s) de suicide (Swann et coll., 2007).

Cette dangerosité des moments de transition contribue probablement à des actions suicidaires non préméditées (Akiskal, 2007). Elle participe certainement du lien entre cycles rapidesCyclesrapides et risque suicidaire (Goodwin et Jamison, 2007c). Elle se retrouve aussi au moment du sortir de la dépression : la récupération de l’énergie et de la capacité à mettre en œuvre des intentions suicidaires peut précéder l’amélioration de l’humeurHumeur et la reprise de l’espoir (Goodwin et Jamison, 2007c). Ce phénomène pourrait se retrouver dans l’observation, non spécifique du trouble bipolaire, que la variabilité des idéesSuicide(s)idées de suicidaires prédit mieux le risque de passage à l’acte que leur intensité ou leur durée (Witte et coll., 2005). Le danger de la transition est aussi celui de la période de consolidation et guérison : la semaine qui suit la sortie de l’hôpital est la plus à risque, mais le risque reste élevé sur plusieurs mois au décours d’une hospitalisationHospitalisation(s) pour un épisode bipolaire (Goodwin et Jamison, 2007c).

La sévérité de l’angoisseAngoisse, en particulier sous forme d’attaques de paniqueAttaques de panique et qui peut alimenter l’agitation déjà évoquée, la présence d’une insomnie et le recours à l’alcool sont d’autres facteurs de risqueFacteursde risque significatifs (Goodwin et Jamison, 2007c).

L’évaluateur questionnera aussi le patient sur ses antécédents personnels de violence commise sous toutes ses formes et la présence actuelle de fantasmes ou d’impulsions de violence, tous éléments qui peuvent participer du risque de retourner l’agressivité contre soi. Ces derniers sont souvent insuffisamment spontanément rapportés et intentionnellement explorés, en particulier chez les femmes du fait de la non-congruence avec les stéréotypes sociaux sur la féminité (Jamison, 1987). Ils renvoient au rôle de l’hostilité, de l’agressivité et de l’impulsivitéImpulsivité comme facteurs de risque (Oquendo et coll., 2006).

À côté des éléments psychopathologiques, il est important de repérer non seulement des événements de vieÉvénements de vie négatifs qui, dans une perspective épidémiologiqueÉpidémiologie, contribueront mécaniquement à augmenter le risque suicidaire, mais aussi d’évaluer ce qui, dans les circonstances présentes, pourra augmenter le risque de passage à l’acte suicidaire en fonction de la trajectoire existentielle et de la personnalitéPersonnalité du patient bipolaire (un nouvel échec affectif ou professionnel, une injustice subie, un suicide dans l’entourage, etc.). La théorie psychanalytique met en avant la fréquence de problématiques narcissiques chez les patients bipolaires et leur sensibilité à des situations de pertePerte ou de séparation pour lesquelles le suicide devient une échappatoire (Etzersdorfer et Schell, 2006). Un haut degré d’insightInsight semble d’ailleurs être un facteur de risque et non de protection (Yen et coll., 2008).

Si le patient a déjà fait des tentatives deSuicide(s)tentative(s) de suicide ou connu des crises suicidairesSuicide(s)crise(s) suicidaire(s) intenses, une analyse fine de ses antécédents peut permettre de repérer des indices complémentaires pour cerner le danger actuel (Goodwin et Jamison, 2007c) : caractère récent ou fréquent, saisonnalité congruente à la période actuelle, contexte d’événements de vie similaire, moment clinique analogue (par exemple transition entre manieManie(s) et dépressionDépression(s)). Chez la femme, on considérera la possible influence de la phase prémenstruelle (Jamison, 1987). Si les circonstances des passages à l’acte précédents ont souvent des similarités, on note parfois qu’avec les répétitions il peut se produire, pour les actes suicidaires, un phénomène de sensibilisation analogue à ce qui se passe pour le déclenchement de nouveaux épisodes bipolaires : les facteurs deStressfacteurs de stress précipitants sont de moins en moins sévères (Newman et coll., 2002b).

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Jun 22, 2017 | Posted by in MÉDECINE INTERNE | Comments Off on Prévention du risque suicidaire

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