Dépendances


Dépendances1


Le concept de dépendance regroupe des conduites dont la nature addictive semble manifeste malgré la possibilité de l’absence d’usage d’un produit extérieur (alcool, drogue, tabac). On considère qu’il existe des addictions avec ou sans drogue (troubles du comportement alimentaire, conduites à risque, dépendance comportementale comme par exemple la kleptomanie).


Les conduites de dépendance sont également considérées comme transnosographiques car elles surviennent dans des troubles et sur des personnalités diverses. Comme le souligne M. Corcos et coll. (2003) : « Il faut appréhender ces conduites en tant qu’expression d’une vulnérabilité de certains sujets, vulnérabilité générée par de multiples déterminants biopsychosociaux qui peut les conduire à adopter ces conduites addictives aux effets pathogènes. Ces conduites s’autorenforçant et réorganisant l’ensemble de la personnalité autour d’elles, on parlera alors de pathologie véritable lorsque ces sujets seront enfermés dans la répétition de ces comportements d’addiction dans certaines conditions affectives et relationnelles ». Il n’empêche que trois dimensions psychopathologiques semblent particulièrement associées aux conduites de dépendances : l’alexithymie, la dépressivité et la recherche de sensations (pour cette dernière, ceci est surtout vrai pour les dépendances liées à l’utilisation d’un produit). De même, deux facteurs de vulnérabilité semblent retrouvés : les avatars de la constitution d’un attachement insécure dans l’enfance (en particulier par l’évaluation de l’angoisse de séparation) et surtout le phénomène de vulnérabilisation dépressive qui permet de mettre en évidence l’existence d’une trace d’expérience dépressive passée sans qu’il y ait d’objectivation d’une dépression actuelle.


Il y a donc une nécessaire discrimination à faire entre les troubles psychiatriques primaires favorisant l’addiction et les nombreux troubles psychiatriques secondaires aux effets de l’addiction (troubles anxieux, dépressifs, psychotiques, co-addictions).


En ce qui concerne les dépendances avec drogues, il faut bien sûr prendre en compte la spécificité des toxiques mis en cause et l’effet de la chronicisation de la conduite, car ils sont incontestablement en eux-mêmes des facteurs dépressogènes et de déséquilibre parfois profonds de la personnalité du fait des désordres psychologiques et biologiques secondaires et des conséquences psychosociales (marginalisation).


Les conduites de dépendance apparaissent avec prédilection à l’adolescence : alcoolisme, tabagisme, toxicomanie, troubles des conduites alimentaires, etc. L’adolescence constitue une évolution spécifique de la problématique de la dépendance (D. Marcelli, 1994). Deux conceptions sous-tendent, de nos jours, la question des « dépendances » à l’adolescence. La première repose sur le constat et la compréhension des comportements addictifs par le développement d’un syndrome psychophysiologique de dépendance. La seconde considère que toute la pathologie de cet âge, et tout particulièrement les troubles du comportement (quels qu’ils soient), peut être envisagée comme un aménagement de la dépendance psychique, spécifique à cette période de la vie.


En pratique trois chemins bien différents sont rencontrés. Le premier correspond typiquement aux jeunes adolescents, collégiens, consommateurs épisodiques mais excessifs d’alcool (les bitures expresses), de drogue ou même d’aliments généralement sucrés ou excitants (caféine, Coca-Cola, etc.). Leurs conduites ne les excluent pas du groupe des pairs, bien au contraire, même de ceux qui ne manifestent pas d’attitudes de ce type. Leurs parents ne prêtent pas une attention particulière à leur dépendance, qui néanmoins existe déjà, ou sont inquiets de difficultés autres, en particulier d’un fléchissement ou d’une rupture scolaire récente.


Le second chemin correspond aux années du lycée avec lequel les jeunes de ce groupe gardent un contact parfois à peu près régulier, souvent désorganisé. La dépendance est cependant déjà manifeste et se traduit par un hyperinvestissement de toute une série de comportements marqués par leur caractère répétitif et apparemment sans retenue possible. L’échange avec ces adolescents est difficile, ils sont opposants, parfois violents dès qu’on remet en cause leurs conduites. Leur vie sociale est souvent centrée autour de cet hyperinvestissement les amenant peu à peu à ne plus rencontrer que des jeunes dans la même situation. Les relations avec leurs parents sont répétitivement au bord de la rupture de la part des uns et des autres.


Le troisième chemin est tout à fait différent. Il correspond aux adolescents plus âgés qui soit après l’étape ou les étapes précédemment décrites, soit directement s’engagent dans une marginalité où le poids de la dépendance psychique à l’égard de leur addiction est massive et quotidienne. Ils ne fréquentent plus que des jeunes inscrits dans la même trajectoire. Leurs parents sont dépassés par ce qui se passe et ne savent plus comment faire face.


Nous allons aborder plus en profondeur ces différentes trajectoires.



Clinique



Les conduites addictives


Les conduites addictives étaient initialement limitées à la consommation d’une substance exogène. De nos jours, certains caractères cliniques comportementaux semblent communs à un ensemble de conduites élargissant la notion de conduites addictives. Cinq éléments essentiels, caractéristiques de ces conduites, ont été décrits par plusieurs auteurs (J. Oxford, 1978 ; J.P. Schneider, 1991) :



Cette notion de « conduite addictive » s’est ainsi progressivement substituée au terme de pharmacodépendance (définie comme « l’état de dépendance psychique ou physique, ou les deux à la fois, vis-à-vis d’un produit, et s’établissant chez un sujet à la suite de l’utilisation périodique ou continue de ce produit » OMS, 1965) qui s’était lui-même substitué aux classiques notions d’accoutumance (désir de renouveler la consommation de drogue), de tolérance (nécessité d’augmenter les doses pour obtenir les mêmes effets), et d’assuétude (troubles désagréables et dangereux en cas de suppression de drogue).


Déjà dans les années 80, J. Bergeret avait considéré que la pratique clinique et psychanalytique nous apprenait l’existence de comportement de dépendance tout à fait semblables aux toxicomanies du point de vue de l’économie relationnelle profonde bien que ces comportements ne mettent pas en jeu un produit chimique.


En revanche, la notion d’escalade, même si on en élimine les facteurs liés aux produits, n’apparaît plus aussi clairement dans cette approche plus centrée sur la notion de « conduite addictive ». Rappelons les caractéristiques de cette escalade en y incluant celles liées aux produits :



La notion de dépendance, ainsi élargie et affranchie de celle de pharmacodépendance, se voit actuellement étendue à des comportements dont la nature addictive semble manifeste, malgré l’absence d’usage d’un produit toxique. Ces « addictions sans drogue » regroupent donc notamment les achats compulsifs, le jeu pathologique, les addictions sexuelles, certains aspects de l’addiction au travail, et même, pour certains, l’ensemble des « conduites à risque ».



Adolescence et dépendance


Étendant encore cette notion, certains affirment que c’est toute la pathologie de l’adolescence, et tout particulièrement les troubles du comportement, qui peut être envisagée comme aménagement de la dépendance (P. Jeammet, 1993). L’adolescent tentera, dans l’ensemble de ces situations, de mettre en place un processus dans lequel il substitue à une relation affective, vécue comme une menace potentielle pour son autonomie, une relation d’emprise sur un « objet » (au sens psychanalytique) qui prend une fonction substitutive de cette relation affective intolérable. Toutefois l’adolescent y retrouve une nouvelle dépendance qui se nourrit de la non-satisfaction de son véritable besoin affectif en un cercle vicieux d’autorenforcement.


Ceci amène à analyser les troubles qui surgissent à cette période de la vie sous l’angle de l’expression d’une division du sujet avec lui-même : il va rejeter une part de lui, vécue comme une aliénation possible et pénible à ses « objets » d’investissement, en même temps que cette conduite de rejet contribue à lui permettre de s’affirmer en une identité négative qui ne doit rien à cet objet.


Ce point de vue peut être argumenté au moins de deux façons : d’une part, qu’est-ce qui fait qu’un adolescent choisi tel comportement plutôt que tel autre, telle conduite addictive plutôt que telle autre ? D’autre part, où est l’histoire du sujet dans un modèle qui semble privilégier à l’excès la dynamique actuelle de l’adolescence.



Les types de consommation


De nos jours, et pour tous les âges de la vie, on tend à distinguer quatre types de consommations : l’usage, l’usage à risque, l’abus et la dépendance. Les deux derniers font l’objet de définitions critérisées dans les principales classifications, CIM et DSM (tableaux 13.1 et 13.2).




Tableau 13.1


Abus de substances psycho-actives DSM-IV-TR, 2000 (Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, Masson, Paris, 2004)


A – Mode d’utilisation inadéquat d’une substance conduisant à une altération du fonctionnement ou à une souffrance cliniquement significative, caractérisée par la présence d’au moins une des manifestations suivantes au cours d’une période de 12 mois.



1. Utilisation répétée d’une substance conduisant à l’incapacité de remplir des obligations majeures, au travail, à l’école ou à la maison (par exemple, absences répétées ou mauvaises performances au travail du fait de l’utilisation de la substance, absences, exclusions temporaires ou définitives de l’école, négligence des enfants ou des tâches ménagères).


2. Utilisation répétée d’une substance dans des situations où cela peut être physiquement dangereux (par exemple, lors de la conduite d’une voiture ou en faisant fonctionner une machine alors qu’on est sous l’influence d’une substance).


3. Problèmes judiciaires répétés liés à l’utilisation d’une substance (par exemple, arrestations pour comportement anormal en rapport avec l’utilisation de la substance).


4. Utilisation de la substance malgré des problèmes interpersonnels ou sociaux, persistants ou récurrents, causés ou exacerbés par les effets de la substance (par exemple, disputes avec le conjoint à propos des conséquences de l’intoxication, bagarres).


B – Les symptômes n’ont jamais atteint, pour cette classe de substance, les critères de la dépendance à une substance.




Tableau 13.2


Dépendance DSM-IV-TR, 2000 (Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, Masson, Paris, 2004)


Mode d’utilisation inadapté d’une substance conduisant à une altération du fonctionnement ou une souffrance, cliniquement significative, caractérisé par la présence de trois (ou plus) des manifestations suivantes, à un moment quelconque d’une période continue de 12 mois :



(1)  Tolérance, définie par l’un des symptômes suivants :


(a)  besoin de quantités notablement plus fortes pour obtenir une intoxication ou l’effet désiré ;


(b)  effet notablement diminué en cas d’utilisation continue d’une même quantité


(2) sevrage, caractérisé par l’une ou l’autre des manifestations suivantes :


(a)  syndrome de sevrage caractéristique de la substance (v. les critères A et B des critères de Sevrage à une substance spécifique)


(b)  la même substance (ou une substance très proche) est prise pour soulager ou éviter les symptômes de sevrage


(3)  la substance est souvent prise en quantité plus importante ou pendant une période plus prolongée que prévu


(4)  il y a un désir persistant, ou des efforts infructueux pour diminuer ou contrôler l’utilisation de la substance


(5)  beaucoup de temps est passé à des activités nécessaires pour obtenir la substance, à utiliser le produit, ou à récupérer de ses effets


(6)  des activités sociales, professionnelles ou de loisirs importantes sont abandonnées ou réduites à cause de l’utilisation de la substance


(7)  l’utilisation de la substance est poursuivie bien que la personne sache avoir un problème psychologique ou physique persistant ou récurrent susceptible d’avoir été causé ou exacerbé par la substance


L’usage caractérise une consommation modérée, hédonique, festive sur laquelle le sujet garde le contrôle. Très lié aux conditions sociales et culturelles, l’usage ne concerne pas le médecin et appartient à l’espace de liberté individuelle. Cette consommation est réputée n’entraîner aucun dommage physique ou psychique pour le sujet consommateur.


L’usage à risque est une catégorie qui commence à s’imposer pour décrire des sujets qui, sans être déjà inscrits dans une consommation abusive ou dépendante, présentent cependant des caractéristiques, traits de comportements ou des circonstances de consommation qui contiennent déjà un risque pour le consommateur, risque immédiat ou potentiel. La notion d’usage à risque prend en considération à la fois les caractéristiques du consommateurs (par exemple, enfant ou adolescent, femme enceinte, malade chronique porteur d’une maladie sensible telle que l’asthme pour le tabac ou le haschich), les conditions de la consommation (conduite en état d’ivresse, consommation sur les lieux interdits ou pendant le travail), les quantités consommées (selon le sexe et le produit incriminé), la manière de consommer (recherche systématique d’ivresse, de « défonce »), la nature des produits (certains produits sont considérés comme « à risque » dès l’expérimentation, par exemple l’héroïne. Mais de ce point de vue, la première cigarette de tabac est déjà une consommation à risque puisque le cancer du poumon s’exprime par un risque cumulatif, la première cigarette comptant de la même façon que la dernière dans le total !), leur association… Cette notion d’usage à risque est donc complexe, non univoque, varie selon les produits et les caractéristiques du consommateur lui-même. Mais elle apparaît comme une étape indispensable dans l’évaluation tant des stratégies de prévention que des attitudes de soin auprès des individus. Par son potentiel néfaste en termes de santé physique comme psychique, la consommation à risque doit interpeller le médecin, celui de santé publique comme celui qui rencontre l’adolescent dans son cabinet.


De ce point de vue, toutes les enquêtes s’accordent sur le fait que la précocité de consommation représente un des facteurs de risque les plus significatifs et les plus puissant en termes de prédiction d’une future consommation abusive ou dépendante. Ainsi, concernant l’alcool, D.J. Dewitt et coll. (2000) ont bien montré que dix ans après le début de la consommation :



Commencer à boire régulièrement dès l’âge de 11 à 14 ans peut être considéré comme une consommation à risque, même si les quantités restent modérées et qu’il n’y a encore à ce stade aucun dommage apparent pour la santé.


Il en va de même pour le tabac : les enquêtes de M. Choquet ont bien montré que la consommation régulière de tabac dès l’âge de 12–13 ans représente un facteur de risque majeur pour l’initiation ultérieure d’autre consommation, en particulier de produits illégaux. Selon la méta-analyse de H.M. Belcher et H.E. Shinitzky (1998) un jeune adolescent qui fume du tabac ou boit régulièrement de l’alcool présente un risque de consommer ultérieurement du haschich 65 fois plus élevé que le jeune non consommateur. Et si ce même jeune fume aussi du haschich, le risque qu’il consomme ultérieurement de la cocaïne sera 104 fois plus élevé.


Ainsi, lorsqu’un jeune adolescent consomme régulièrement des produits, et ce dès le début de l’adolescence, cette consommation doit être considérée comme une consommation à risque, quel que soit le produit utilisé. Toutefois, le mode de vie des adolescents, la pression des pairs et leur rôle toujours important dans l’initiation comme dans la poursuite d’une consommation, les effets de mode importants à cet âge, la place de la convivialité et de la vie festive, le besoin d’expérimentation et de découverte propre à cet âge, tous ces paramètres nous ont conduit à proposer une différenciation sur des critères prenant en compte les particularités du cadre habituel de vie à l’adolescence.



La consommation conviviale et récréative


Dans cette consommation, c’est l’effet euphorisant du produit qui est recherché. Elle se fait en petit groupe de copains, jamais seul, le plus souvent en fin de semaine, pendant les vacances ou les fêtes. Signalons les rave party au cours desquelles l’utilisation, en particulier d’ectasy, est connue. Le cursus scolaire (scolarité standard ou apprentissage) est maintenu, l’adolescent conservant non seulement son activité scolaire mais aussi les autres investissements sportifs, culturels, sociaux. Toutefois, le fléchissement scolaire (voir chap. 17) est habituel.


Dans ce type de consommation, on ne retrouve pas nécessairement de facteurs de risque familiaux et les facteurs de risque individuels sont en général absents.



La consommation autothérapeutique


C’est l’effet anxiolytique du produit qui est recherché (« être cool, être bien »). Cette consommation est souvent solitaire, plus régulière en particulier le soir dans la chambre. Toutefois, cette consommation solitaire peut alterner avec des moments de consommation en groupe. Au plan de la scolarité, on constate en général que les premiers signes d’un décrochage (redoublements successifs, triplement de classe) et/ou d’un échec scolaires se constituent. De même l’adolescent s’éloigne souvent de ses activités habituelles (sportives, culturelles) pratiquées de façon plus irrégulière. Sa vie sociale est plutôt pauvre avec un isolement relatif.


Les facteurs de risque familiaux (voir ci-dessous) ne sont pas nécessairement présents. En revanche, on retrouve souvent des facteurs de risque individuels actuels ou anciens. Parmi ces facteurs de risque individuels, nous signalerons la fréquence des troubles du sommeil (difficultés importantes d’endormissement, cauchemars, etc.), troubles existant au moment de l’adolescence mais retrouvés aussi dans la petite enfance. On observe également des troubles anxieux (voir chap. 8) et/ou dépressifs (voir chap. 9).



La dépendance à la consommation


Dans cette dernière consommation, c’est l’effet anesthésie-défonce qui est recherché (la défonce : être comateux, etc.). La consommation est à la fois solitaire et en groupe, régulière, quasi quotidienne. L’exclusion de la scolarité et des circuits de socialisation (apprentissage) est constante avec des comportements fréquents de rupture (changement incessant d’établissement, d’orientation, échecs répétés aboutissant à l’exclusion).


Au plan social, l’adolescent n’a de relations qu’avec d’autres jeunes en situation marginale et/ou de rupture. Il est fréquent et même habituel de retrouver des facteurs de risque familiaux (mésentente parentale chronique, ou au contraire atmosphère étouffante et hyper-rigide, alliance pathologique entre personnes de générations différentes : un parent avec son adolescent ligués contre l’autre parent, difficultés socio-économiques majeures, laxisme et indifférence des parents).


On retrouve également des facteurs de risque individuels (voir plus haut, Consommations autothérapeutiques) mais ceux-ci sont souvent masqués par la massivité de la consommation (il est par exemple difficile de retrouver les troubles du sommeil dans la mesure où le rythme social habituel est totalement perturbé).


Le tableau 13.3 ci-dessous récapitule les principales caractéristiques des types de consommation à l’adolescence.



Échelles d’évaluation. la passation d’échelles d’évaluation de la consommation sous forme d’auto- ou d’hétéro-questionnaire peut représenter un temps utile dans l’entretien avec un adolescent consommateur, à condition que celui-ci se déroule dans un climat de confiance, au sein d’une alliance de soin entre le jeune consommateur et l’adulte, médecin, infirmier ou éducateur. Il conviendra aussi de pouvoir discuter des résultats avec ce jeune, aborder son niveau de consommation, d’abus ou de dépendance tel qu’il est évalué par cette échelle. Dans ces conditions, la passation de ce genre d’échelle semble parfois être perçue par le jeune comme une mesure objective de sa consommation, contrairement au regard du clinicien toujours vécu comme une menace de jugement moral. Cela est d’autant plus important qu’en termes de motivation spontanée à arrêter sa consommation, la majorité des adolescents consommateurs pensent qu’ils continueront à consommer dans l’année suivante (I. Sutherland, J.P. Shepherd, 2002 : chez des adolescents de 11 à 16 ans, pensent qu’ils continueront à consommer dans l’année suivante, pour l’alcool : 83 % ; pour le tabac : 73 % ; pour les produits illicites : 63 %), ce qui illustre les difficultés de l’abord thérapeutique : connaître correctement son niveau de consommation et son éventuel état de dépendance représente souvent la première étape sur le long chemin d’une prise de conscience des conséquences de la consommation puis de décision à l’arrêt.


Il existe à la fois des échelles de consommation globale pour l’ensemble des produits utilisables (par exemple : RISQ) et des échelles spécifiques d’un produit (par exemple : Fayerström, deta-cage, etc.). Même si peu d’entre elles ont été validées lors de leur traduction en français, il est utile de les connaître et d’en disposer à un moment propice de l’évaluation (on trouvera dans le rapport Raynaud la majorité de ces instruments cliniques).



Les approches explicatives


Des modèles psychopathologiques, d’inspirations diverses, proposent des approches globales de ces comportements de dépendance.



Approches biologiques communes aux addictions


Il serait sûrement difficile et aventureux de tenter de résumer les nombreux travaux consacrés à l’étude des bases neurobiologiques des comportements addictifs. La plupart des neuromédiateurs connus semblent impliqués à des titres et des moments divers de l’évolution dans leur déterminisme. Une hyperactivité dopaminergique jouerait un rôle déclencheur important dans les comportements d’appétence pour les drogues, en particulier chez l’animal. On sait également que la sérotonine pourrait être impliquée dans le jeu, l’alcoolisme ou la dépendance par l’intermédiaire du rôle qu’elle joue dans l’impulsivité et le mauvais contrôle comportemental. De même, la transmission noradrénergique serait impliquée dans le jeu pathologique et dans la dépendance alcoolique. Nous sommes ici en pleine voie de recherche, qui ira en se développant, et dont chacun devra s’informer sans pour autant réduire l’explication des conduites de dépendance aux seuls facteurs biologiques.



La recherche de sensations


Les premières études concernant le comportement de « recherche de sensations » ont défini celui-ci comme « le besoin de sensations et d’expériences variées, nouvelles et complexes » (M. Zuckerman, 1972). Ce besoin de recherche de sensations, plus fort chez certains sujets que chez d’autres, pourrait représenter un trait biopsychocomportemental commun à l’ensemble des pathologies addictives. Plusieurs travaux ont permis de constater l’intensité de cette dimension « recherche de sensations » dans l’ensemble des comportements addictifs et des sujets présentant plus généralement des conduites à risque. L’analyse factorielle de cette échelle retrouve avec constance quatre facteurs :



L’échelle de recherche de sensation permet globalement de distinguer les sujets dits High Sensation Seeker et les sujets dits Low Sensation Seeker.


Cette dimension générale jette incontestablement un pont entre l’ensemble des comportements addictifs puisque des données documentées permettent de considérer comme des sujets « HSS » les sujets dépendants aux substances, les alcooliques dépendants et/ou consommateurs abusifs d’alcool, les tabagiques, les joueurs pathologiques, et peut-être même les suicidants répétitifs, les addictions sexuelles et les achats pathologiques (que l’on rencontre chez certains adolescents).


Approche cognitive. La description d’un « cycle de l’assuétude » a fait l’objet de développement et d’affinements multiples concernant notamment la distorsion cognitive des « attentes » chez les sujets dépendants. Le cycle de l’assuétude serait parcouru par le sujet dépendant par le fait qu’il trouverait initialement, dans la consommation du toxique ou l’accomplissement d’un comportement répétitif, une gratification rapide et à court terme dont il aurait la représentation prédictive de l’effet. La satisfaction substitutive obtenue, dotée d’un « pouvoir renforçateur immédiat », conduirait à l’habitude dont l’effet à moyen terme est l’accentuation du sentiment d’incompétence du fait de la succession des réponses « de fuite ». Le cognitif et le comportemental aboutiraient ainsi au renforcement de l’habitude.



Approche psychodynamique générale


En ce domaine, les théories semblent nombreuses mais aucune ne peut répondre à toutes les questions que l’observation clinique suscite. Aucune en effet ne peut prétendre expliquer de façon exhaustive l’ensemble des mécanismes préconscients et inconscients qui sous-tendent la dépendance ou les dépendances. Afin de rendre compte de façon globale des modèles proposés, nous nous limiterons, comme le fait G. Darcourt (1994), en les présentant en trois grandes rubriques, d’autant que ces rubriques permettent de mieux comprendre en quoi le processus d’adolescence dans son ensemble (voir chap. 1) renvoie aux mêmes questions. L’excitation érotique, le narcissisme et l’apaisement des tensions sont en elles-mêmes des questions clés de l’adolescence. On comprend alors mieux en quoi cette période de la vie offre une scène psychique vulnérable aux addictions. Reprenons ce que G. Darcourt présente comme « modèles » de compréhension psychodynamique de la dépendance :



• tout d’abord le modèle du plaisir lié à l’excitation érotique. On peut en effet facilement envisager que la recherche d’un plaisir érotique soit le mécanisme qui entraîne la dépendance. Ceci nécessite cependant d’envisager alors un fonctionnement de qualité perverse dans lequel le masochisme occuperait sans doute une place importante. La jouissance dans la douleur et par la douleur, c’est-à-dire la prévalence de l’économie masochiste est en effet une dimension fréquemment évoquée par les psychanalystes dans la théorisation des cures psychanalytiques du sujet dépendant. Évidemment les conséquences de cette jouissance sont variables. Il peut s’agir d’atteintes somatiques directement ou indirectement liées aux conduites de dépendance. Il peut également s’agir d’une recherche d’excitation anxieuse douloureuse, comme par exemple dans le jeu pathologique ou chez certains alcooliques ;


• le deuxième modèle est celui du narcissisme. Pour rendre peut-être le mieux compte de ce modèle, le concept de Soi-objet semble particulièrement bien adapté à la compréhension de la relation du sujet dépendant à son produit ou à sa conduite. Le concept de Soi-objet présenté par Kohut n’est pas à détacher totalement du concept de Soi-grandiose qui, lui aussi, semble pouvoir expliquer un certain nombre de conduites dans leur mécanisme sous-jacent. Le concept de Soi-grandiose et de Soi-objet permet sans doute de comprendre que le sujet dépendant a besoin d’un objet non pour ses qualités, qu’il pourrait alors remplacer par un autre, mais il en a besoin en soi, totalement, en en parlant peu, car il le mentalise mal, alors qu’il lui est absolument nécessaire ;


• le troisième modèle est celui de l’apaisement des tensions. Ce modèle explique sans doute un élément prévalent chez certains sujets, en particulier ceux chez lesquels l’impulsivité, l’instabilité, l’intolérance à la frustration ou des manifestations « limites », c’est-à-dire une carence des mécanismes de défense contre l’angoisse, une crudité des fantasmes entraînent une tension difficile à apaiser et parfois même intolérable. Cette tension très importante ou même inapaisable, sinon à titre transitoire, trouve dans la conduite addictive un moyen que le sujet ne peut trouver en lui-même. L’expression de « peur du manque du manque » employée par plusieurs auteurs, dont Olievenstein, convient pour en repérer la dynamique.


Tels quels, ces trois modèles ainsi résumés sont bien sûr excessivement réducteurs. Ils ne peuvent expliquer toute l’économie psychique de la dépendance. Ils indiquent seulement des possibilités de compréhension et une théorisation à remanier dans la rencontre avec chaque histoire individuelle.



Épidémiologie


Nous ne reprendrons dans ce chapitre que les données concernant l’usage des produits psychoactifs, Nous nous appuierons essentiellement sur les données issues de l’enquête menée en 1988 auprès d’un échantillon représentatif scolarisé de 3 288 jeunes Français (M. Choquet, S. Ledoux, 1988).



Tabac


Pour les 11–19 ans, un tiers fume et parmi ceux-ci un tiers fume irrégulièrement, un tiers fume régulièrement moins de dix cigarettes par jour, et un tiers fume au moins deux paquets par jour.


Entre 13 et 18 ans, le tabagisme s’accroît très sensiblement et est multiplié par sept.


Les occasions les plus propices pour fumer sont les rencontres avec les pairs. Notons, en ce qui concerne le tabagisme, que la composante dépressive n’est pas à sous-estimer car 53 % des adolescents disent fumer lors de moments de solitude et 60 % lorsqu’ils ont le cafard.




Médicaments contre la nervosité et l’insomnie


Un adolescent sur cinq a pris, au cours des douze mois précédant l’enquête, des médicaments contre la nervosité et/ou l’insomnie sur prescription médicale et/ou en automédication. Cette consommation est plus importante, comme des études antérieures ou des études internationales le montrent, pour les filles (28 %) que pour les garçons (14 %).



Drogues illicites


Parmi celles-ci le haschisch est évidemment le produit le plus consommé : 6 % des jeunes interrogés dans cette enquête de l’INSERM en ont déjà pris. Il n’y a, en ce qui concerne cette consommation étudiée d’un point de vue globale, pas de différence entre les sexes. La proportion de consommateurs s’élève à 13 % parmi les plus âgés.


Les produits à inhaler viennent en deuxième position. Sur l’ensemble des âges concernés par cette enquête, 4 % les ont utilisés.


La prise d’amphétamines ou de médicaments pour se droguer s’élève à 5 % des 18 ans et plus (un peu plus de 5 % pour les médicaments dans le but de se droguer, et 4 % pour les amphétamines).


Quant à l’usage de l’héroïne et de la cocaïne, il reste limité dans cette population. Parmi les 18 ans, 1 % ont expérimenté l’héroïne et 0,7 % la cocaïne.


Au total, près de 10 % des adolescents ont, entre 11 et 19 ans, expérimenté une drogue illicite dont la consommation régulière (au moins dix fois durant la vie jusque-là) concerne 3 % d’entre eux. Les chiffres semblent inférieurs à ce que certains pensent ou à ce que d’autres études, avec d’autres méthodologies, ont parfois montré.


Outre l’augmentation avec l’âge, l’utilisation abusive est moins importante au collège qu’au lycée et chez les enfants d’ouvriers et agriculteurs que chez ceux de cadres ou de professions intermédiaires.



Précocité et cumul des produits


L’âge moyen de l’initiation (premier contact) est de 13 ans pour l’alcool, de 14 ans pour le tabac et de 15 ans pour le haschich. La consommation dite « régulière » (plus de dix fois, ou presque tous les jours pour le tabac, presque toutes les semaines pour l’alcool ou le haschich) survient en moyenne 12 à 18 mois après l’initiation. Une initiation ou un usage régulier à un âge encore plus précoce que ces moyennes doit être considéré comme un facteur de haut risque. Quant au cumul, la prise de plusieurs produits concerne plus de 50 % des jeunes à partir de 17 ans, avec par ordre croissant : l’alcool, le tabac, les tranquillisants et les hypnotiques. Les cumuls les plus fréquents sont, par ordre décroissant : tabac–alcool, tabac–haschich, tabac–alcool–haschich. À 17 ans, 76 % des filles et 75 % des garçons ont expérimenté au moins deux de ces produits, la poly-consommation augmentant avec l’âge.


Entre 15 et 18 ans, la proportion des adolescents ayant une consommation régulière de plusieurs produits peut aller jusqu’à 27 %.


En conclusion de ces données, il faut souligner avec les auteurs de cette enquête que :



Ces données françaises peuvent être comparées aux données internationales. À titre d’exemple nous citerons l’étude américaine publiée en 1990, par l’Institut national, sur l’abus des drogues aux États-Unis : 19 % des high school seniors déclaraient fumer quotidiennement des cigarettes, 4 % boire quotidiennement de l’alcool et 3 % utilisent quotidiennement de la marijuana. Plus de 90 % avaient pris de l’alcool à un moment de leur vie, 44 % de la marijuana et 10 % de la cocaïne. Un peu plus de la moitié avait essayé au moins une fois une drogue illicite (C.D. Johnston et coll., 1990).



Particularités selon les produits


Question essentielle pour ce qui concerne la prévention, existe-t-il des particularités selon les produits ? Nous parlons ici des particularités liées au profil de personnalité des adolescents, au contexte social et économique et non pas de l’effet ou de la toxicité propre à un produit précis. En effet, les campagnes de prévention se sont initialement organisées, dans les années 1960–1970, en direction d’un produit précis, alcool, tabac, produits illégaux, etc. Cela s’expliquait essentiellement par des motifs organisationnels et administratifs : les crédits étaient « ciblés » sur un produit et attribués à une agence ou une association de lutte (contre le tabac, contre l’alcool, contre la toxicomanie, etc.) bien définie, chacune ayant son « territoire » d’activité, pour ne pas dire sa population captive (ou son fond de commerce !). Devant la fréquence d’une part des cumuls de consommations, d’autre part des consommations croisées (passage de la consommation d’un produit à celle d’un autre, en particulier après le sevrage au premier produit), force a été de reconnaître que la prévention ciblée sur un seul produit conduisait à une impasse, surtout chez l’adolescent. Dans les années 1980, le concept d’une prévention globale s’est imposée ainsi que celui d’une non spécificité quant aux facteurs psychologiques conduisant à une consommation abusive, même si au plan administratif les choses évoluèrent plus lentement. Cette idée d’une prévention globale, centrée sur les traits de personnalité a peut-être fait oublier des facteurs sociologiques ou économiques qui peuvent apparaître comme plus spécifiques d’un produit ou d’un autre. Ainsi, S. Legleye et coll. (2002) comparent des adolescents de 17 ans, fumeurs « exclusifs » de haschich (avec parfois une consommation de tabac associée), les adolescents du même âge buveurs d’alcool « exclusifs » (avec parfois une consommation de tabac associée), enfin ceux qui cumulent haschich et alcool (plus tabac la plupart du temps). Pour ces auteurs, les caractéristiques socio-économiques de ces trois groupes sont différentes : les buveurs exclusifs sont plus souvent inscrits en filière professionnelle, filière courte et peu prestigieuse ; ils pratiquent plus souvent un sport principalement collectif (rugby par exemple), ont plus souvent un comportement violent tel que des bagarres. À l’opposé, les fumeurs exclusifs bien que plus souvent inscrits en filière longue rencontrent plus souvent des difficultés scolaires telles que redoublements, sont plus souvent victimes de violences (agressions, insultes) ou de prédations (vol, racket) ; ils expérimentent aussi plus souvent les autres produits illicites (LSD, ecstasy, opiacés, etc.) que les buveurs quasi exclusifs mais un peu moins souvent que ceux qui cumulent consommation régulière d’alcool et de haschich… Des profils socio-économiques, des parcours scolaires, des relations familiales assez différentes selon la consommation prévalante de produit semblent ainsi se dessiner. Au total, si l’adolescence apparaît bien comme l’âge privilégié de l’expérimentation d’un produit (voir le paragraphe suivant) et comme l’âge de la confrontation à la problématique de la dépendance (voir ci-après), si incontestablement la fréquence des cumuls et des consommations croisées doit inciter à une prévention globale, il ne faudrait pas pour autant nier toute dimension particulière à une consommation surtout si celle-ci se centre très tôt et de façon exclusive sur un seul produit.


May 29, 2017 | Posted by in MÉDECINE INTERNE | Comments Off on Dépendances

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