Les luxations invétérées de l’épaule
Locked shoulder dislocation
Introduction
De même la définition, c’est-à-dire le délai d’ancienneté faisant basculer la luxation aiguë au stade de luxation invétérée, n’est pas strictement définie dans la littérature et reste assez arbitraire. Selon les auteurs, ce délai peut aller de 1 j à plusieurs semaines. Un certain consensus semble toutefois être établi pour retenir le terme de luxation « invétérée » en cas de luxation non réduite après la 3e semaine, qu’elle soit antérieure ou postérieure [19,50,81]. Ce délai correspond schématiquement au moment où les chances de réduction orthopédique s’amenuisent très fortement [84]. Il a même été proposé de subdiviser les luxations chroniques en précoces (de 1 à 3 semaines), tardives (de 3 à 12 semaines) et anciennes (au-delà de 12 semaines) [46], selon le moment du diagnostic par rapport à la luxation, ce qui rajoute involontairement un nouveau degré de confusion terminologique.
Luxations invétérées antérieures
Les LIA sont un peu moins fréquentes que les LIP, de l’ordre de un tiers pour deux tiers respectivement, même si dans certaines séries de la littérature [46,81,84] leur nombre est parfois plus élevé que celui des LIP. La prédominance masculine [46,63] est moindre que dans les LIP.
Elles touchent volontiers des patients plus âgés, aux exigences fonctionnelles moindres, que les LIP. L’âge moyen est en fait variable selon les séries : 66 ans pour Matsoukis [66], 64 ans pour Katz [56] mais 45 ans pour Goga [46] et 39 ans pour Mansat [63]. Bien que la plainte principale soit un déficit fonctionnel, la luxation est parfois assez bien tolérée, ce qui explique d’ailleurs la méconnaissance fréquente de la lésion.
Anatomopathologie
Lésions osseuses
- • L’encoche humérale postérosupérieure de Malgaigne (1855) ou fracture de Hill-Sachs (1940) pour les Anglo-Saxons est souvent inversement proportionnelle en taille à la lésion du rebord antéro-inférieur de la glène [61] (figures 1a et 1b). Elle peut se creuser par mobilisation de la tête humérale ostéoporotique contre l’éperon antérieur de glène, créant ainsi une néoarticulation [59] (figures 2a et 2b). Avec l’ancienneté de la lésion et l’ostéoporose, les signes de dégradation de la surface de contact sous-chondrale peuvent s’aggraver [38]. L’encoche occupe 10 à 40 % de la surface articulaire céphalique [38,63].
- • Une fracture compliquée d’érosion chronique du rebord antéro-inférieur de la glène supérieure au tiers du diamètre antéropostérieur peut pérenniser une luxation antérieure. À distance, la luxation peut devenir incoercible avec un effet de « saut à ski », décrit par Kummel [61], qui est dû à la disparition du rebord antéro-inférieur de la glène. La perte de substance osseuse de la partie antérieure de la glène est présente dans tous les cas et varie de 20 à 60 % du diamètre antéropostérieur de la glène [63].
- • Une ossification dense et scléreuse du décollement capsulopériosté situé en avant du col de l’omoplate (figures 3a et 3b) peut se développer au fil du temps.
- • Une fracture du trochiter consolidée en position vicieuse peut accompagner une LIA.
- – une encoche volontiers importante, d’autant plus que le sujet est âgé ;
- – au sein d’une ostéoporose locorégionale d’hypo-utilisation ;
- – un aspect dense et scléreux du tassement chondrospongieux ;
- – à terme, l’apparition d’une ossification dans l’espace de décollement réalisant une néoarticulation en marche d’escalier.
- – au sein d’une ostéoporose locorégionale d’hypo-utilisation ;
Lésions des parties molles
- • La tête humérale vient se loger dans un important décollement capsulopériosté de Bankart. Si la capsule antérieure reste distendue et amincie, la capsule inférieure devient rapidement rétractée et fibreuse, rendant illusoire toute tentative de réduction orthopédique. La capsule postérieure vient s’accoler à la glène, justifiant pour certains un abord postérieur associé [3].
- • Le bourrelet et la capsule antérieure sont déchirés.
- • Le tendon du subscapularis devient adhérent au muscle coracobrachial et aux structures neurovasculaires.
- • Une rupture concomitante de la coiffe intéressant le supraspinatus, voire l’infraspinatus est possible [23,52,73] et même fréquente vu la tranche d’âge concernée. Le risque de rupture de coiffe associée augmente en effet avec l’âge. L’incidence exacte est variable dans la littérature, mais elle serait de plus de 70 % après 40 ans pour McLaughlin [68]. Ce tableau classique de LIA avec rupture massive de coiffe est la forme clinique la plus fréquente chez les sujets âgés.
- • Des lésions vasculaires à type d’anévrisme ont été décrites [72].
- • Des lésions neurologiques ont également été décrites, atteinte classique du nerf axillaire, atteinte du plexus, complète dans 2 cas ou partielle, intéressant les nerfs médians ou le cubital dans 2 autres cas dans la série de 31 cas de Goga [46]. La proximité du plexus et du paquet vasculaire justifiait pour les auteurs les plus anciens d’identifier systématiquement le nerf axillaire à la partie inférieure du tendon du subscapularis lors de l’abord deltopectoral. D’autres comme Goga [46] n’ont au contraire jamais cherché à repérer le paquet vasculonerveux axillaire.
- • Le tendon du subscapularis devient adhérent au muscle coracobrachial et aux structures neurovasculaires.
Traitement
Abstention thérapeutique
En général, les LIA sont moins bien tolérées sur le plan fonctionnel que les LIP, car l’abduction est plus limitée et le déficit en rotation interne plus évident pour le patient. Toutefois, la tolérance fonctionnelle peut être assez bonne, expliquant le retard du diagnostic en cas de faible demande fonctionnelle. Cette bonne tolérance doit être prise en compte dans les indications, en raison du risque opératoire et de la fréquence des instabilités antérieures postopératoires dues à l’éculement de la glène [62,81].
Réduction sanglante avec réinsertion capsulaire selon Bankart
L’effacement de l’entrée de la poche de Broca-Hartman par points de Bankart capsulaires antéro-inférieurs est prôné par certains [5,63].
Réduction sanglante avec butée osseuse
Il peut s’agir d’un greffon costal armé par une broche selon Gosset [76] ou, plus classiquement, d’une butée préglénoïdienne vissée selon Latarjet [17]. Goga protège la butée de Latarjet par un brochage acromiohuméral pendant 4 semaines [46]. Gerber a proposé d’y associer un comblement de la perte de substance osseuse humérale par une allogreffe [45].
Réduction sous contrôle arthroscopique
L’arthroscopie permet également la réalisation d’une intervention de type Bankart à l’aide d’ancres selon Yanmis, qui en a rapporté 2 cas [102].
Résection de la tête humérale ou intervention de Jones
En vogue au début du siècle dernier, elle est maintenant abandonnée [81,89].
Arthrodèse
L’arthrodèse [46] était une solution qui ne souffre plus la comparaison avec les arthroplasties.
Prothèse d’épaule humérale simple
Certains proposent d’augmenter la rétroversion de l’implant, jusqu’à 90° pour Pritchett [78].
Prothèse totale d’épaule anatomique
Son problème essentiel est une instabilité antérieure résiduelle potentielle. Pritchett a rapporté 4 cas de prothèse pour luxation chronique, dont 2 totales [78] avec des résultats bons et moyens. Flatow en a rapporté 8 cas (avec 1 cas d’hémiarthroplastie), avec des résultats excellents ou bons [38]. Matsoukis en a rapporté 4 cas (avec 7 hémiarthroplasties), avec un score de Constant qui est passé de 21 à 46, et 4 instabilités antérieures postopératoires nécessitant deux reprises [65].
Prothèse totale de l’épaule inversée
En dehors de sa survie incertaine à long terme, sa stabilité intrinsèque permet d’apporter une solution moderne au problème du recentrage de l’articulation. Deux courtes séries de 6 cas (Cortes cité par Neyton [71]) et de 5 cas (Neyton [71]) ont été rapportées avec une élévation antérieure de 100 et 132° respectivement, et un score de Constant qui est passé de 15 à 57.
Indications
La réduction orthopédique d’une LIA n’est possible que jusqu’à la 6e semaine après le traumatisme initial. Elle doit être très prudente en raison du risque fracturaire majeur. Elle n’a été possible que dans 1 cas (au 15e jour) sur 31 cas pour Goga [46]. Pour Schultz [84], elle l’a été au contraire dans deux tiers des cas avant 4 semaines et seulement 1 fois sur 10 après la 4e semaine. Au-delà, et aussi en cas de lésion associée du nerf axillaire, se discute avant tout l’abstention thérapeutique, ce que prônaient déjà les séries les plus anciennes. L’abandon de l’épaule en position de luxation représentait encore un tiers des indications pour Goga [46].
Communément acceptable chez un sujet âgé ayant une faible demande fonctionnelle, elle est en revanche mal tolérée chez le sujet jeune et actif, où la réduction sanglante par voie deltopectorale suivie de stabilisation est la règle dans les séries les plus récentes. Les techniques proposées sont variées et leur analyse est difficile car les séries sont extrêmement courtes. Perniceni a rapporté 3 cas de réduction sanglante suivie de butée par greffe costale [76] avec de bons résultats. Bassey a rapporté 4 cas de réduction sanglante suivie d’intervention de Bankart, avec 50 % seulement de bons résultats [5]. Mansat a rapporté 5 cas de réduction sanglante suivie de Bankart [63] avec 1 résultat excellent, 3 bons et 1 mauvais. Chen a rapporté 3 cas de réduction sanglante suivie de butée selon Latarjet [17] avec un résultat excellent, un bon et un moyen. Goga a rapporté 10 cas de butée selon Latarjet protégée par brochage acromiohuméral [46], avec 8 résultats excellents ou bons sur 10 cas. Il a insisté sur la relative urgence à opérer ces lésions qui vieillissent très vite. Gerber a rapporté 4 résultats satisfaisants de butée selon Latarjet, avec comblement de la perte de substance osseuse humérale par allogreffe [45].
L’alternative, surtout chez le sujet âgé, est le remplacement prothétique, par prothèse humérale simple ou totale anatomique, voire inversée. La voie d’abord est supérolatérale pour certains, ce qui faciliterait l’exposition de la glène, mais plus communément deltopectorale. Sur un patient installé idéalement en « beach chair position », la section du tendon subscapularis à 1 cm de son insertion, ou une ostéotomie de son insertion sur le trochin, permet une arthrolyse extensive antérieure, inférieure puis postérieure qui est la clé de la libération articulaire, avec ouverture de l’intervalle des rotateurs, section du ligament coracohuméral, puis excision des tissus mous interposés dans l’articulation. L’arthroplastie est systématiquement indiquée pour Flatow après le 6e mois [38], ce que conteste Mansat qui a rapporté 2 résultats conservateurs satisfaisants à 24 et 36 mois de la luxation [63].
Pritchett a rapporté 4 cas d’arthroplastie dont 2 totales [78], Flatow a rapporté 9 cas d’arthroplastie [38], Matsoukis a rapporté 11 cas d’arthroplastie [66] avec des résultats moyens ou mauvais, en raison de luxations antérieures ou descellements de glène en cas de totalisation. À la SOO (Société d’orthopédie de l’Ouest) en 2005, Katz a rapporté 3 luxations antérieures sur 7 prothèses [56]. Les meilleurs résultats de sa série de 7 prothèses pour LIA étaient ceux des 3 prothèses totales inversées pratiquées chez des sujets de plus de 70 ans [56], qui avaient, avec une flexion à 123°, un score de Constant à 56 et un score pondéré à 84. En pratique, chez le sujet âgé, il faut rechercher systématiquement une rupture de coiffe par IRM ou arthroscanner, qui renseigne mieux sur le capital osseux. Sur ce terrain, la tendance actuelle est de proposer une arthroplastie totale inversée qui semble la plus fiable car elle minimise le risque de récidive de la luxation antérieure. Ainsi, au vu des résultats des séries de 6 cas de Cortes et de ses 5 cas, Neyton [71] a proposé au-delà de 65 ans la prothèse inversée plutôt que la prothèse anatomique ou l’hémiarthroplastie, en raison de meilleurs résultats fonctionnels et d’une stabilité prothétique supérieure.
Complications
Récidive de la luxation antérieure
La récidive d’une luxation après stabilisation chirurgicale est également possible. Cette instabilité justifie pour Goga de protéger une butée selon Latarjet par un brochage acromiohuméral temporaire pour 4 semaines [46].
Enfin, une récidive est possible après arthroplastie. Matsoukis a rapporté 4 instabilités antérieures sur 11 cas d’arthroplastie [66].
Luxations invétérées postérieures
Ce sont les plus fréquentes des luxations anciennes (deux tiers de LIP pour un tiers de LIA). Les LIP intéressent une population plus masculine, avec un ratio homme/femme de 2,13 : 1 [16], et souvent plus jeune, en majorité de 35 à 55 ans [80], que les LIA.
La forme invétérée constitue la plus fréquente des formes cliniques de luxations postérieures de l’épaule. En effet, si moins de 3 % des luxations sont postérieures [80], beaucoup sont négligées lors de l’examen initial. Malgré un enseignement médical orienté depuis près de 60 ans [14], la luxation postérieure est méconnue dans 50 % à près de deux tiers des cas [33,42,43,50]. Cette méconnaissance a été relevée dans 61 % des 36 cas de Checchia [16], dans 79 % des 22 cas de Rowe [81] et même dans 87 % des 24 cas d’une thèse croate [32].
Des luxations postérieures peuvent même, de façon surprenante, être méconnues chez des patients opérés d’une fracture diaphysaire humérale associée par enclouage antérograde : Singh en a rapporté 3 cas en 2009 [87].
Étiologies
- • lors de convulsions dans 30 à 55 % des cas [16,33,50,69,98], que celles-ci soient dues à une crise d’épilepsie [36], une électrocution ou une sismothérapie [57], ou encore à une crise de delirium tremens. Des crises convulsives peuvent également être la conséquence d’un syndrome de manque chez le toxicomane [94] ou d’une forte hypoglycémie, déclenchée lors de cures de Sahel par bolus d’insuline en psychiatrie ou spontanée chez le diabétique [51]. C’est la prédominance des muscles rotateurs internes (latissimus dorsi, pectoralis major, subscapularis et teres major) sur les rotateurs externes (supraspinatus, infraspinatus et teres minor) qui engendre la luxation par dysharmonie de l’activation musculaire [28]. Ainsi, De Boer a rapporté le succès d’un traitement de luxations postérieures pluriquotidiennes dues à des crises spastiques chez une jeune paralytique par injection de toxine botulique dans le subscapularis [24]. Les luxations postérieures aiguës sont bilatérales dans 15 % des cas [80]. Une invalidité douloureuse des deux épaules doit à elle seule faire évoquer le diagnostic et en l’absence de traumatisme, la constatation d’une luxation postérieure bilatérale ancienne d’épaule signe pratiquement des crises convulsives [12]. Les trois étiologies possibles d’une telle lésion constituent du reste pour les neurologues anglo-saxons le « triple E syndrome » : « epilepsy, electrocution » et « extreme trauma » depuis Brackstone [6,11] ;
- • après accident sur la voie publique, et plus particulièrement de deux-roues : l’interrogatoire permet parfois de retrouver un traumatisme sur une épaule en flexion, adduction et rotation interne, le coude étant étendu. Chez un polytraumatisé grave, la luxation peut être facilement méconnue du fait des multiples lésions traumatiques associées, qui accaparent toute l’attention des équipes médicales multidisciplinaires [41,49].