Chapitre 9
Leucémies chroniques
Leucémie myéloïde chronique
Définition: La leucémie myéloïde chronique (LMC), aussi appelée leucémie myéloblastique chronique ou granulocytaire chronique, est une affection myéloproliférative clonale de la cellule souche hématopoïétique primitive. Elle est caractérisée par une surproduction de cellules de la série myéloïde, ce qui entraîne une splénomégalie et une leucocytose marquées. Une basophilie et une thrombocytose sont fréquentes. Une anomalie cytogénétique caractéristique, le chromosome Philadelphie (Ph), est présente dans les cellules de la moelle osseuse dans plus de 90 % des cas. La plupart des patients (85 à 90 %) se présentent durant la phase chronique, mais finalement, si elle est mal contrôlée, la LMC évolue vers des phases accélérées et blastiques.
Épidémiologie: La LMC représente un cinquième de tous les cas de leucémie aux États-Unis. Elle est diagnostiquée chez 1 ou 2 personnes pour 100 000 par an et a une légère prédominance masculine. Cette incidence de 5000 à 6000 cas par an n’a pas beaucoup changé au cours des dernières décennies. L’incidence de la LMC augmente avec l’âge, l’âge médian au diagnostic étant de 50 à 55 ans. La LMC Ph positive est rare chez les enfants et les adolescents. Aucune association familiale de la LMC n’a été notée ; par exemple, le risque n’est pas augmenté chez les jumeaux monozygotes ou chez des proches de patients atteints de LMC. En raison de la disponibilité d’un traitement efficace, la mortalité annuelle a été ramenée de 15 à 20 % avant 2000 à 1 à 2 % à l’heure actuelle. Ainsi, la prévalence de la LMC aux États-Unis devrait augmenter progressivement de 15 000 à 20 000 cas avant 2000 jusqu’à 250 000 cas en 2040.
Pathogénie moléculaire: Le chromosome Ph, présent chez plus de 90 % des patients atteints de LMC typique (fig. 9-1), est le résultat d’une translocation équilibrée de matériel génétique entre les bras longs des chromosomes 9 et 22 : t(9;22)(q34;q11.2). La cassure dans la bande q34 du chromosome 9 entraîne la translocation de l’oncogène ABL1 (anciennement c-ABL) dans une région du chromosome 22 codant la principale région de la protéine BCR (breakpoint cluster region). ABL1 est un gène homologue de l’oncogène v-ABL du virus d’Abelson, cause de leucémie chez la souris. La translocation permet la juxtaposition d’une portion 5′ d’une BCR et d’une portion 3′ d’ABL ; les deux séquences génétiques produisent un oncogène hybride (BCR-ABL), qui code une nouvelle oncoprotéine BCR-ABL ayant une masse moléculaire de 210 kD (p210BCR-ABL). L’oncoprotéine p210BCR-ABL exerce, de manière incontrôlée, l’activité kinasique de BCR-ABL, ce qui déclenche une prolifération excessive et une diminution de l’apoptose des cellules de la LMC. Cet avantage de croissance par rapport aux cellules normales supprime progressivement l’hématopoïèse normale. Bien que, dans la plupart des cas, 100 % des métaphases sur l’analyse cytogénétique montrent la jonction BCR-ABL, certaines cellules souches normales apparaissent à la culture à long terme de la moelle osseuse, ainsi qu’après le traitement par l’interféron-α (IFN-α), l’imatinib, une chimiothérapie intensive et une autogreffe de cellules souches.
Fig. 9-1 Le chromosome de Philadelphie.
D’abord décrit comme un raccourcissement du bras long du chromosome 22, le chromosome de Philadelphie (Ph) s’est avéré plus tard être le résultat d’une translocation équilibrée de matériel génétique entre les bras longs des chromosomes 9 et 22 : t(9;22) (q34;q11.2). La conséquence est la juxtaposition d’ABL à BCR et la production d’un oncogène hybride BCR-ABL. En fonction du point de cassure sur le BCR, trois oncoprotéines peuvent en résulter : p210BCR-ABL, qui est associée à 98 % ou plus des cas de leucémie myéloïde chronique (LMC) avec Ph ; p190BCR-ABL, qui est associée à 60 à 80 % des cas de leucémie lymphoïde aiguë (LLA) avec Ph (les autres 20 à 40 % sont p210BCR-ABL) ; et p230BCR-ABL, qui est associée à de rares cas de LMC avec Ph. L’expression dérégulée de BCR-ABL, via la phosphorylation de substrats protéiques, déclenche la transduction anormale du signal avec plusieurs événements en aval, dont certains sont soupçonnés d’amplifier la prolifération, d’inhiber l’apoptose, d’interférer dans la régulation du cytosquelette et de la cytoadhérence, l’ensemble favorisant la croissance des cellules de la LMC.
BCR-ABL se trouve uniquement dans les cellules hématopoïétiques et a une origine proche de la cellule souche pluripotente. Par exemple, le chromosome Ph se forme dans des cellules érythroïdes, myéloïdes, monocytaires et mégacaryocytaires ; moins souvent dans les lymphocytes B ; rarement dans les lymphocytes T ; et pas du tout dans les fibroblastes médullaires. Le gène fusionné BCR-ABL et la protéine p210 peuvent être trouvés dans des cas de LMC typiques au plan morphologique, mais dans lesquelles aucune anomalie cytogénétique ne survient ou dans lesquelles des changements autres que le type t(9 ; 22)(q34 ; q11.2) sont identifiés. Ces patients ont un taux de survie et une réponse au traitement similaires à ceux des patients atteints de LMC Ph positive. Les patients atteints de LMC atypique (généralement plus âgés et atteints plus fréquemment d’anémie, de thrombopénie, de monocytose et de dysplasie) qui sont Ph négatifs et BCR-ABL négatifs ont un plus mauvais pronostic que ceux qui sont soit Ph positifs soit négatifs mais BCR-ABL positifs ; ils ressemblent plus à des patients atteints de syndrome myélodysplasique (chapitre 7). Ainsi, trois groupes de patients atteints de LMC peuvent être identifiés : (1) ceux qui sont positifs pour Ph et BCR-ABL, (2) ceux qui sont Ph négatifs, mais BCR-ABL positifs, et (3) ceux qui sont négatifs pour Ph et BCR-ABL. Le gène PDGFB (précédemment SIS), qui code le facteur de croissance dérivé des plaquettes (platelet-derived growth factor [PDGF]) et est homologue du virus du sarcome simien, est également transporté du chromosome 22 sur le chromosome 9 dans la LMC, mais il est distant du point de cassure et n’est pas exprimé.
Manifestations cliniques: Environ 40 à 50 % des patients chez qui le diagnostic de LMC est posé sont asymptomatiques jusqu’à ce que la maladie soit révélée par un examen physique ou des tests sanguins de routine. Chez ces patients, le nombre de globules blancs peut être relativement faible au moment du diagnostic. Le degré de leucocytose reflète la charge tumorale, qui peut être évaluée sur la base de la taille de la rate.
Diagnostic: Le diagnostic de LMC typique n’est pas difficile. Les patients atteints de LMC et non traités ont généralement une leucocytose allant de 10 000 à 500 000 μl. Les cellules prédominantes sont des neutrophiles, avec un décalage vers la gauche s’étendant jusqu’aux cellules blastiques. Les basophiles et les éosinophiles sont généralement augmentés. Les monocytes peuvent l’être légèrement dans certaines formes intermédiaires entre LMC et leucémie myélomonocytaire chronique (LMMC ; voir plus loin). La thrombocytose est fréquente, alors que la thrombopénie est rare et, si elle est présente, elle indique un mauvais pronostic. Chez un tiers des patients, le taux d’hémoglobine est inférieur à 11 g/dl. Les anomalies biochimiques dans la LMC comprennent une faible teneur en phosphatase alcaline leucocytaire (PAL). Cela s’observe également chez certains patients avec métaplasie myéloïde agnogénique. Les taux sériques de vitamine B12, de lactate déshydrogénase, d’acide urique et de lysozyme sont souvent augmentés. Certains patients montrent une oscillation cyclique du nombre des globules blancs. La présence d’une leucocytose myéloïde inexpliquée (fig. 9-2) avec splénomégalie devrait conduire à un examen de la moelle osseuse et à l’analyse cytogénétique.
Fig. 9-2 Leucémie myéloïde chronique, phase chronique.
Ce frottis sanguin montre une hyperleucocytose avec le spectre complet des leucocytes aux différents stades de différenciation, allant des myéloblastes aux neutrophiles matures. (Remerciements au Dr Andrew Schafer.)
Moelle osseuse: La moelle osseuse est hypercellulaire, avec une hyperplasie myéloïde marquée et, parfois, une fibrose de type réticuline ou collagène. Le rapport myéloïde–érythroïdes est 15:1 à 20:1. Environ 15 % des patients ont 5 % ou plus de cellules blastiques dans le sang périphérique ou la moelle osseuse au moment du diagnostic.
Cytogénétique: La translocation t(9;22)(q34;q11.2) établit le diagnostic de LMC. Si le chromosome Ph n’est pas trouvé chez un patient présentant une suspicion de LMC, la détection moléculaire du gène hybride BCR-ABL est nécessaire. Environ 25 à 30 % des patients avec un tableau morphologique typique de LMC et qui sont Ph négatifs ont un réarrangement BCR-ABL. Le chromosome Ph est habituellement présent dans 100 % des métaphases, souvent comme seule anomalie. Entre 10 et 15 % des patients ont d’autres anomalies chromosomiques (perte du chromosome Y, trisomie 8, perte supplémentaire d’ADN en 22q, ou Ph double). Certains patients ont des changements chromosomiques complexes impliquant le chromosome 9 ou le chromosome 22 (variantes du Ph, translocations à trois voies).
Diagnostic différentiel: La LMC doit être différenciée des réactions leucémoïdes, qui produisent généralement un nombre de leucocytes inférieur à 50 000/μl, une vacuolisation toxique et des corps de Döhle dans les granulocytes, l’absence de basophilie et une teneur normale ou élevée de PAL ; l’histoire clinique et l’examen physique suggèrent généralement l’origine de la réaction leucémoïde. Les corticoïdes peuvent parfois causer une neutrophilie extrême avec un décalage vers la gauche, mais cette anomalie est autolimitée et de courte durée.
Une LMC peut être plus difficile à distinguer des autres syndromes myéloprolifératifs ou myélodysplasiques (chapitre 7). Les patients avec métaplasie myéloïde agnogénique avec ou sans myélofibrose ont souvent une splénomégalie, une neutrophilie et une thrombocytose. La polycythémie vraie associée à une carence en fer, qui normalise la teneur en hémoglobine et l’hématocrite, peut se manifester avec une leucocytose et une thrombocytose. Ces patients ont généralement une teneur normale ou élevée de PAL, un nombre de leucocytes inférieur à 25 000/μl et pas de chromosome Ph.
Évolution vers les phases accélérée et blastique: Plus de 90 % des patients se présentent avec une LMC en une phase bénigne ou chronique ou qui devient asymptomatique dès que la maladie est contrôlée. La mort survient rarement pendant la phase chronique d’une LMC.
Avant l’ère du traitement à l’imatinib, le risque de développer la phase accélérée ou blastique de la LMC était de 10 % par an au cours des deux premières années après le diagnostic et ensuite 15 à 20 % par année, à moins que des thérapies comme l’IFN-α ou des cellules souches hématopoïétiques allogéniques n’aient été utilisées. Avec l’imatinib, l’incidence annuelle de la progression de la LMC de chronique à la phase accélérée ou blastique a été de 2 % au cours des dix premières années d’observation (fig. 9-3). Avant le traitement par l’imatinib, la médiane de survie des LMC en phase accélérée était de 18 mois ou moins, mais la survie est maintenant passée à 4 ans ou plus.
Fig. 9-3 Survie de patients atteints de leucémie myéloïde chronique (LMC) avec Ph en phase chronique. (Données de M.D. Anderson ; 1884 patients de 1965 à 2008.)
Les LMC Ph négatives et BCR-ABL négatives ont souvent des caractéristiques intermédiaires avec celles de la LMMC en termes de comportement, d’évolution et de réponse au traitement, et ressemblent à des syndromes myélodysplasiques (chapitre 7) plus qu’à une LMC Ph positive. Une prépondérance masculine et un âge avancé sont notés ; la splénomégalie est commune (60 à 70 % des cas). La numération leucocytaire est habituellement de l’ordre de 25 000 à 100 000/μl. L’anémie, la thrombopénie et la monocytose sont plus fréquentes que dans la LMC Ph positive, alors que l’éosinophilie et la basophilie sont moins fréquentes. La durée médiane de survie est de 18 à 24 mois ; les patients meurent d’une infection, d’hémorragie ou de transformation en leucémie aiguë.