9: La réalité des pratiques actuelles

Chapitre 9 La réalité des pratiques actuelles



Dans ce chapitre, nous allons essayer de rendre compte, par le biais de quatre exemples cliniques, de la réalité des pratiques infirmières en psychiatrie. L’activité clinique quotidienne est en effet, nous l’avons évoqué précédemment, parfois en décalage avec le modèle systématisé de soin porté par la démarche de soins infirmiers. C’est pourquoi nous avons fait le choix de présenter d’abord ces cas tels qu’ils ont été traités par les équipes concernées, en partant de l’analyse clinique effectuée, pour en arriver aux actions infirmières réalisées. Puis, à la fin de chaque chapitre, nous avons, à titre d’exemple indiqué quel type de diagnostics infirmiers auraient pu être utilisés pour ces mêmes cas (c’est ce que nous avons appelé « et si nous allions plus loin dans la formalisation de la démarche ? »).



« Une patiente vraiment maigre »


Ce cas a été élaboré avec l’équipe de l’unité de psychologie médicale de l’hôpital de Charleville-Mézières ainsi qu’avec les équipes de psychiatrie adulte du CHU de Reims.



Présentation du cas


Céline, 20 ans, étudiante en biologie, est hospitalisée en urgence dans un service d’entrée à la demande d’un des médecins de l’hôpital de la ville dans laquelle elle poursuit ses études. L’hospitalisation est motivée par une anorexie mentale restrictive ayant débuté à l’âge de 13 ans. Céline a d’ailleurs déjà été hospitalisée deux fois pour ce même motif dans un service de pédiatrie dans lequel elle a « subi des gavages », l’amenant à se stabiliser autour d’un poids de 33 kg. Célibataire, elle vit en internat la semaine dans une ville universitaire éloignée de son domicile. Sur place, elle a entamé un suivi psychothérapique. Elle passe le reste du temps chez sa mère, ses parents ayant divorcé lorsqu’elle avait 12 ans.


À son entrée, elle pèse 25 kg pour une taille d’1 m 60, ce qui inquiète considérablement l’équipe. Céline dit avoir peur et conscience de son état tout en le banalisant. Elle explique être décidée à se soigner mais ne compte pas rester plus de trois semaines en raison de sa scolarité. Elle évite de parler de son alimentation et de son poids, préférant s’étendre sur son envie de s’en sortir, mettant toute sa confiance dans « une équipe dont elle connaît la réputation et l’expérience » (ce qui est pour le moins étonnant pour un service venant de se créer…).


Le contact semble facile au premier abord mais Céline reste très circonstancielle quand elle parle de son histoire. Elle raconte par contre avec force détails ses hospitalisations précédentes dont le souvenir très pénible semble lié au « gavage de force » qu’elle conçoit d’ailleurs comme unique possibilité de soin, ce qui lui fait craindre l’utilisation de cette technique par l’équipe, qu’elle pose comme une évidence.


Après quelques jours d’observation marqués par de nombreuses visites par des élèves de sa promotion qui ont fait le déplacement et qu’elle semble fasciner, elle convient avec le médecin d’un contrat de poids autour duquel le soin va maintenant s’organiser. Ce dernier est relativement simple et reste centré sur la reprise d’un poids minimal permettant à Céline de sortir de la zone de danger vital dans laquelle elle se trouve. Il est rédigé comme tel :



À partir de l’accord de Céline sur ce contrat, l’équipe infirmière élabore alors une démarche de soins spécifique correspondant à cette première phase de l’hospitalisation. Cette dernière est bien entendu étayée sur les données tirées des quelques jours d’observation qui viennent de se dérouler.


L’équipe a ainsi pu repérer chez Céline des éléments cliniques importants tels que ses angoisses de gavage, sa peur de l’échec invalidant ses activités scolaires et sociales, sa difficulté à s’imaginer adulte « avec tout ce que ça comporte », son besoin de « bouger tout le temps ». Ces premiers jours ont par ailleurs montré un certain évitement de l’évocation directe de ses difficultés à manger. Céline préfère évoquer avec ses soignants les liens conflictuels qu’elle entretient actuellement avec son père, depuis qu’elle dit avoir découvert brutalement « la vraie nature » d’un homme « devenu alcoolique, violent et agressif ». D’un point de vue biographique, cette « révélation » a inauguré une période difficile durant laquelle ses parents se sont déchirés, dans une escalade qui a connu son apogée lors de sa communion et qui a abouti à un divorce « retentissant » dont les soubresauts se font encore sentir. Céline se représente ainsi son histoire en deux temps bien distincts, celui du paradis perdu au milieu d’une famille unie jusqu’à ses 11–12 ans, puis celui de ses parents en souffrance, « tenant » grâce à elle, qui s’occupe de leurs papiers (dont ceux de la procédure de divorce), se préoccupe de leurs finances et les remplace auprès d’une sœur décrite comme fragile et dépendante.



Analyse clinique



Le rapport au corps et à l’alimentation


Céline présente donc une anorexie mentale assez typique. Elle associe, dans une triade symptomatique, une anorexie, un amaigrissement, et une aménorrhée. La perte de poids consécutive à cette anorexie a entraîné des troubles biologiques et endocriniens graves qui constituent une des priorités vitales du soin. On retrouve également, dans ce cas, un contexte psychologique assez caractéristique qui associe une attention démesurée à l’égard de la nourriture (nature, calories, devenir), des tentatives de contrôle de l’appétit mêlant le tri, la prolongation des repas et la dissimulation. Céline présente une anorexie restrictive, avec une absence d’épisodes boulimiques comme on peut l’observer dans les cas d’anorexie mixte.


La méconnaissance des besoins corporels est également vive. Outre ses effets sur le poids, elle se caractérise par une baisse du temps de sommeil et par une hyperactivité physique en décalage avec la ration alimentaire et l’état physique. Les troubles du schéma corporel sont également présents chez Céline qui fera souvent part à l’équipe de son désir obsessionnel de minceur, qui agit comme une idée fixe. Elle prend par exemple ses mensurations de manière quotidienne, poussée en cela par des troubles cognitifs d’allure (dysmorpho-) phobique qui lui donnent l’impression que la simple ingestion d’un aliment fait grossir immédiatement et de manière démesurée des zones spécifiques de son corps telles que son ventre ou ses cuisses. Ce sont les mêmes mouvements d’emprises sur son corps qui la pousse à faire un usage immodéré de laxatifs.




L’ambiance familiale


Reprenant la façon dont elle a vécu son enfance, Céline s’attardera fréquemment sur la période « d’avant la séparation des parents, période d’harmonie familiale où tout allait bien même si on se parlait peu ». À cette époque, toute la famille semblait vouloir éviter tout conflit interpersonnel. Par exemple, les décisions se prenaient de manière consensuelle, c’est-à-dire que tout le monde devait finir par être d’accord sur une décision. De la même façon Céline n’entendra jamais parler de sexualité ou de puberté à la maison.


Pour ses parents, elle est une petite fille modèle, serviable et dévouée dont ils ont toujours su « qu’elle irait loin ». Céline se trouve donc placée au milieu d’attentes parentales et d’exigences sociales et éducatives importantes qui lui paraissent équilibrées jusqu’au moment où son père, relativement absent, perd son travail, devient violent et finit par se faire « mettre dehors » par sa mère.


La proximité avec sa mère augmentera encore à l’occasion de cet épisode, dans une dynamique de double narcissique, l’amenant notamment à effectuer pour le compte de sa mère la procédure de divorce. La dynamique du devoir qui laisse bien peu de place au désir et à l’enfance s’installe alors pour de bon. Céline à partir de ce moment devient, selon elle, « adulte », gérant la maison, le budget et sa sœur avec (ou à la place de ? ) sa mère. Les relations paternelles se tendent énormément, Céline semblant reprendre à son compte et sans distanciation les reproches de sa mère à l’égard de son ex-mari disqualifié.


Pour finir, les premiers entretiens montrent que les parents de Céline ont tous deux de grosses difficultés à « entendre » la souffrance de leur fille « si courageuse et solide pourtant ».



La particularité de la problématique


Cette analyse clinique, tirée de la période d’observation initiale de Céline effectuée par l’équipe, montre que l’anorexie ne peut se résumer à un symptôme. Elle correspond à une souffrance de la personnalité dans son ensemble. Tout se passe comme si la conflictualité normale inhérente à toute vie psychique ne pouvait se jouer sur un plan psychique. C’est alors au niveau du corps que va se jouer un conflit d’autant plus violent que ce corps, clivé du fonctionnement psychique, devient l’objet persécuteur, qu’il faut tenir en respect en même temps que les désirs et les plaisirs qui y sont liés. Ce faisant, le comportement anorexique protège Céline d’un effondrement psychique inélaborable, mais au prix d’une mise à mal de ce corps qui de persécuteur devient persécuté.


L’anorexie mentale peut ainsi se comprendre comme une solution trouvée par la patiente pour signifier un paradoxe entre :



Ce fonctionnement paradoxal et clivé est rendu possible par la cause et la conséquence psychologique de l’anorexie mentale, à savoir la carence d’élaboration préconsciente qui a entravé le travail de mise en pensée des affects, des émotions et des conflits.



La démarche de soins déployée dans la réalité



Les conséquences sur le projet de soins


Le projet de soins proposé à Céline doit tenir compte de ces différents aspects cliniques. Il sera construit autour de trois axes. Il s’agira dans un premier temps d’envisager l’alimentation en tant que besoin, autour d’un pôle du corps centré sur la régularisation du poids et des paramètres biologiques. Pour cela, le soin sera organisé par le pôle du cadre qui servira de base commune à Céline et à ses soignants en constituant un rempart contre les velléités de résistance, de manipulation et de paradoxalité propres à l’anorexie mentale. Le dernier pôle sera constitué par le pôle de la relation destiné à permettre à Céline de se différencier psychiquement par un travail autour de l’identité et de la distance relationnelle.


L’enjeu du soin est donc autant la reprise d’un poids et d’une alimentation « non critique » que la possibilité et la renaissance d’une vie psychique plus ouverte, plus souple, et de l’acceptation d’un corps sexué et des changements réels et symboliques qui y sont liés.


Ainsi, tout le paradoxe du soin sera de pouvoir exercer une certaine fermeté correspondant aux besoins corporels et vitaux à satisfaire, tout en gardant souplesse et créativité pour l’émergence et l’accompagnement de ce qui relève du désir et du plaisir, jusqu’ici fortement malmenés. Il s’agira donc, dans l’espace de soin, d’offrir un certain équilibre entre le principe de réalité et le principe de plaisir tout en respectant les défenses de Céline. Il ne s’agit pas de la contraindre en lui imposant nos désirs mais de l’accompagner et de la guider dans la (re)découverte des siens, à son rythme.





Les actions infirmières


Nous ne pouvons à travers ces quelques pages rendre compte de l’intégralité des actions infirmières qui se sont déroulées dans la prise en charge de Céline. Nous allons donc essayer de parcourir celles-ci au travers des trois pôles définis précédemment.



Le pôle du poids


L’urgence vitale consiste à ce que Céline puisse reprendre un poids ne la mettant plus en danger. L’action infirmière dans ce domaine va donc se concentrer sur deux points : l’accompagnement des repas et la vérification du poids (tous les trois jours le matin à jeun). La prise des repas est un moment crucial de la journée. L’équipe a décidé de limiter à 4 soignants le nombre de personnes qui y interviendraient alternativement. Ce moment est éprouvant, Céline essaie de prolonger le temps du repas, elle commence à porter la fourchette à sa bouche, pour finir la plupart du temps par la reposer. De la même façon, elle utilise parfois la présence infirmière comme prétexte à une discussion continue ne lui laissant pas le temps de manger. Les infirmiers qui l’accompagnent ont à cœur de ne pas se fixer sur la nourriture mais sur le ressenti de Céline lors de ce moment pénible. De toute façon, il est assez vite apparu, que le fait de se fixer sur la nourriture en encourageant Céline à manger, plaçait la relation soignant soigné dans un rapport de force épuisant et agaçant pour tous, qui a tendance à crisper la relation dans une compulsion de répétition se traduisant par une stagnation de poids. Céline exprimera d’ailleurs plus tard avoir apprécié le fait de ne pas être « bousculée » au moment du repas à l’inverse de l’intrusion qu’elle avait pu ressentir lors des gavages précédents.


La pesée est également un moment difficile que Céline appréhende et qu’elle qualifie de cauchemar. Elle parle de sa prise de poids en milligrammes. Elle essayera à plusieurs reprises de décaler celle-ci d’une journée (en attendant de prendre plus de poids) et tentera aussi de boire avant cette dernière afin d’en fausser l’évaluation. Le moment de la pesée est réalisé de façon assez technique ; les soignants qui s’en occupent ne s’y attardent pas, mais privilégient la verbalisation qui suit. C’est lors d’une de ces pesées que l’on aura confirmation de la relation de double narcissique que Céline entretient avec sa mère. Elle explique ainsi pouvoir manger normalement tout en perdant du poids, comme sa mère a pu le faire lors de sa propre enfance ; argument qu’utilisera d’ailleurs cette dernière, lors d’un entretien familial, pour contester la validité de la pesée en cours d’hospitalisation.


D’un point de vue contre transférentiel, la lenteur de la prise de poids et l’importance de la résistance de Céline à manger suscitent naturellement chez les soignants une certaine violence, un certain découragement, voire un agacement. Ainsi, l’équipe décide de faire en sorte que le soignant présent durant le repas ne sera pas celui qui doit assurer une activité avec elle dans la même journée. Ce respect d’un certain clivage fonctionnel est autant à destination de Céline que des soignants pour permettre à tous un élargissement des centres d’intérêts et des relations et un évitement de la crispation quasi inévitable dans ce type de prise en charge.



Le pôle du cadre


Ce pôle est essentiellement organisé autour du contrat de soin qui permet à l’équipe de ne pas se trouver en permanence dans un rapport de force stérilisant avec Céline. En effet, la référence au cadre et au contrat permet d’introduire le tiers dans une relation habituellement marquée du sceau de l’emprise. Par exemple, dans de nombreuses activités, Céline essaiera de faire adhérer les soignants à l’idée qu’elle pourrait ne rester que trois semaines. C’est la référence au contrat qui permet à l’équipe de se dégager de ces tentatives en détournant sur un élément objectif, la décision éventuelle de sortie. Il ne s’agit donc plus pour Céline de tenter de convaincre, de séduire ou de manipuler les infirmiers qui s’occupent d’elle car le cadre s’impose à eux comme à elle. Ce qui laisse la place à l’évocation de la difficulté suscitée par l’application du contrat et à d’autres contenus verbaux relatifs à son histoire. Cette utilisation du cadre comme tiers permet aussi de gérer la complexe intrication familiale dans la problématique de Céline. En effet, les premiers jours d’observation ont été marqués par un certain envahissement par les visites et coups de téléphone incessants de sa mère, extrêmement inquiète, se tenant au courant des activités, des propos et de l’évolution de sa fille. Les premières tentatives de distanciation familiale ont été ressenties de part et d’autre comme très pénibles car culpabilisantes, voire agressives. La référence systématique au cadre a permis là aussi de sortir du conflit ; les consignes et les limitations étant présentées et perçues alors comme un élément neutre du soin et non pas comme une réponse subjective, circonstancielle, et/ou dépendante de tel ou tel soignant, réagissant ou prenant parti dans le conflit familial. En pratique, chaque infirmier a pu prendre connaissance du contrat de soin et du cadre qui lui est rattaché. Son application, ses effets et ses difficultés sont repris chaque matin lors du briefing de l’équipe.



Le pôle de la relation


La part relationnelle du soin est présente dans tous les actes du quotidien. C’est en appui sur le concret que les soignants vont initier et développer un espace d’échange et d’élaboration avec Céline. Par exemple, la restriction des visites et l’accompagnement obligatoire par un infirmier lors de la promenade quotidienne, permettront à Céline d’exprimer un ressenti de contrainte, de carcan et d’étouffement qu’elle mettra en lien avec ce qu’elle ressent dans sa vie familiale. Elle se trouve en effet prise dans le désir des uns et des autres, voulant « ni décevoir, ni faire de mal ». Les entretiens infirmiers l’aideront à envisager qu’elle a le droit d’avoir des projets et de les réaliser sans que cela ne retire quoi que ce soit aux autres.


Le travail de relaxation prendra aussi une part très importante, en permettant à Céline de se réapproprier peu à peu son corps, en éprouvant des sensations d’apaisement et de bien-être, qui contrastent avec les « tiraillements » ressentis lors des efforts physiques intenses qu’elle s’infligeait.


Durant les premiers temps de l’hospitalisation, Céline parlera beaucoup de ses parents, se mettant au second plan. L’équipe soignante respectera cette démarche, en prenant garde toutefois de ne pas trop se laisser capter par la conflictualité parentale qui sert en partie de rideau de fumée accentuant l’évitement d’une réflexion introspective chez Céline. Elle utilisera les entretiens structurés essentiellement pour parler du cadre de l’hospitalisation et de ses contraintes. L’essentiel de ce qu’elle pourra dire d’elle-même émergera au cours des activités thérapeutiques et occupationnelles de la journée. Ainsi, c’est au cours d’un travail esthétique qu’elle expliquera être passionnée de jeu de lettres, insistant sur le Scrabble. Ce dernier jeu entraînera à son évocation une émotion importante qui étonnera l’infirmière en charge de l’activité. Elle apprendra ainsi que c’est un jeu que Céline partageait avec son père. Il l’emmenait jouer avec une certaine fierté dans les cafés qu’il fréquentait et où elle s’est souvent trouvée confrontée dans une proximité relationnelle assez sexualisée à d’autres « hommes assez âgés » dans un climat à tonalité incestueuse. Ce dernier élément, qui sera repris lors des entretiens médico-infirmiers, éclairera sous un jour différent la période de déclenchement de l’anorexie chez Céline. En effet, il faut nous rappeler que cette dernière s’est déclenchée au moment de sa communion. Céline évoquera l’aspect horrible que prenait pour elle l’ingestion de l’hostie (le corps du Christ, représentant symbolique du paternel). Cette ingestion impossible, qui prend racine dans les relations précoces mère-enfant, comme nous l’avons décrit plus haut, se trouve ici enrichie d’une connotation sexuelle assez claire quand on connaît le climat psychoaffectif de proximité avec son père qu’elle semble redécouvrir après-coup. De la même façon, lors de l’atelier dessin, à partir de la reproduction d’un bouquet de fleurs, elle expliquera avoir peur des hommes, comme sa mère, qui lui fait part régulièrement des différentes « avanies » dont sont capables « les hommes » représentés par son mari.


C’est dans ce maillage complexe et en grande partie inconscient que les actions infirmières vont se déployer. Les soignants auront le souci durant cette hospitalisation de ne pas prendre parti pour l’un ou l’autre des parents, essayant même par leur sérénité sur ces questions, de montrer à Céline qu’une distinction entre le problème de ses parents et les siens était possible, bénéfique et non coupable, tout en assurant une écoute familiale dans les endroits et activités prévus pour cela. À l’initiative des infirmières, elle interrogera son père sur sa maladie alcoolique et apprendra avec stupéfaction que cette dernière avait commencé bien avant sa naissance alors que depuis toujours elle s’était culpabilisée, se rendant en partie responsable de cette dernière.


Ces exemples montrent à quel point les différentes actions infirmières dans ce type de prise en charge sont liées entre elles, un élément mis à jour lors d’une activité, prenant une résonance toute particulière dans une autre. Dernier exemple, elle avouera un jour à l’infirmière qui l’accompagnait lors du repas avoir jeté son goûter dans les toilettes pour se venger de sa référente qui n’avait pas été assez disponible à son goût lors de l’activité dessin. C’est comme cela qu’elle prendra conscience de la composante agressive et protestataire de ses conduites alimentaires restrictives.


Céline restera hospitalisée trois mois. Le premier contrat sera modifié au bout de deux mois. Elle a actuellement repris ses études et poursuit une psychothérapie en ambulatoire.



Les enseignements de l’expérience infirmière


La démarche de soins effectuée n’a pas seulement été guidée par les éléments d’observation. En effet, l’expérience infirmière transmise de générations en générations compte tout autant dans le soin. Chaque équipe est ainsi mue par des principes, des réflexes et une compétence nés des rencontres soignantes successives, des réussites et des échecs. Cette « culture infirmière » est encore assez peu formalisée d’autant qu’elle se transmet le plus souvent de manière orale dans ce que l’on peut appeler le compagnonnage infirmier. Nous ne pouvons qu’encourager les équipes à écrire pour transmettre tout ce capital d’expérience dont nous ne sommes que les dépositaires. Faute de quoi, une part importante risque de se perdre, de se diluer, ou de se fondre dans les évolutions technicistes actuellement prévalentes au détriment de la part relationnelle du soin qui fonde une bonne part de notre action. Nous aborderons maintenant les enseignements tirés de la pratique des équipes que nous avons interrogées sur la prise en charge des troubles du comportement alimentaire.










Et si nous allions plus loin dans la formalisation de la démarche ?


Dans le cas de Céline, l’équipe concernée a mis en œuvre une démarche de soins infirmiers structurée mais n’a pas véritablement utilisé les diagnostics infirmiers au sens strict du terme. Le tableau récapitulatif reprend ainsi plutôt des cibles, ce qui n’a d’ailleurs aucunement obéré la qualité du soin prodigué.


En reprenant ce cas de manière plus « puriste » nous aurions ainsi pu, par exemple, organiser la démarche autour de cinq diagnostics infirmiers : le déficit nutritionnel, l’anxiété, la perturbation de l’image corporelle, la perturbation de la dynamique familiale et la perturbation de l’identité personnelle.



Déficit nutritionnel


Il est lié à des conduites volontaires de restriction alimentaire et sous-tendu par un désir obsessionnel de minceur. Il entraîne un risque vital et se manifeste par : un amaigrissement, des troubles biologiques et endocriniens, une aménorrhée, des troubles cognitifs d’allure dysmorphophobique.





Anxiété


Elle est liée à la peur du gavage, de l’échec d’une part et des relations sociales d’autre part. Elle peut entraîner une difficulté à accepter les soins et à s’engager dans la relation thérapeutique. Elle se manifeste par : la verbalisation de craintes quant au soin, à sa scolarité ; une hyperactivité ; l’évitement de liens relationnels et affectifs réels ; la baisse de la durée du sommeil ; une crainte sur l’avenir.







Perturbation de la dynamique familiale


Elle est liée à une conflictualité familiale douloureuse, à une confusion des rôles et des places au sein du groupe, une altération de la communication entre les membres. Elle se manifeste par des relations conflictuelles avec son père, une relation de dépendance et d’identification forte à sa mère, une mère envahissante, une tendance à utiliser ses problèmes familiaux pour se décentrer de sa problématique, une résistance des parents à entendre la souffrance de leur fille et à s’engager dans la prise en charge.






Perturbation de l’identité personnelle


Elle est liée à la perturbation de la dynamique familiale, qui révèle des attentes et des exigences parentales fortes, d’une confusion des rôles et places, d’une problématique maternelle de double narcissique. Elle se manifeste par : des limites du Moi mal définies (rigidité, maîtrise, rituels, carence de la vie imaginaire et symbolique), une difficulté à se définir comme adulte ayant une identité sexuelle et à trouver le sens de sa vie.






« Un adolescent déprimé »


Ce cas a été élaboré par Dominique et Jean-Pierre Vérot,ISP, à la consultation pour adolescents et jeunes adultes du docteur A. Braconnier (Paris 13e).



Présentation du cas


Marc est un jeune homme de 17 ans adressé à la consultation d’adolescents et jeunes adultes pour syndrome dépressif majeur. Depuis 3 semaines il manque d’appétit, est triste et pleure facilement. Il se plaint d’un certain apragmatisme associé à des difficultés de concentration en cours (il est en première). Il exprime assez nettement une perte du désir de vivre et une idéation suicidaire assez inquiétante (il a même pensé se pendre). Le contact est facile, Marc n’a pas de réticence à évoquer sa détresse. Il parle ainsi de ses projets suicidaires sur un fond de tristesse évidente, d’un ton monocorde dégageant une résignation renforcée par sa mine abattue. En première analyse, son état dépressif semble corrélé au départ de sa sœur aînée, âgée de 20 ans, pour l’Angleterre, pays où elle poursuit ses études.


On ne relève aucun antécédent psychiatrique particulier dans le parcours de Marc. Son développement psychomoteur semble s’être déroulé normalement. La grossesse, désirée par les deux parents, n’a pas non plus « posé de problème ». Sur un plan familial, on ne note aucun antécédent suicidaire. Par contre la mère explique avoir subi une dépression réactionnelle au changement de domicile de sa fille, celle-ci ayant décidé d’aller vivre chez son père en 1997.


Les parents sont en effet divorcés. Ils se sont séparés lorsque Marc avait 6 ans ; le divorce a été mal vécu par le père qui est parti vivre dans un appartement sur le même palier que celui de ses propres parents. Marc et sa sœur vivant chez leur mère, voyaient leur père en fin de semaine et pendant les vacances scolaires. Le père nous confie au cours d’un entretien qu’il a été blessé de ne pas pouvoir élever ses enfants comme il aurait voulu.


C’est dans ce climat que la sœur de Marc quitte le domicile maternel à 17 ans pour aller vivre avec le père. Comme nous l’avons vu, cette décision, prise brutalement et sans explication, affecte beaucoup la mère dont la dépression réactionnelle entraîne une hospitalisation de trois semaines. Marc reconnaît avoir été aussi affecté par ce départ.


Les rapports de Marc avec sa mère se dégradent à cette même époque alors qu’il a 14–15 ans. Il la décrit comme autoritaire, agressive et possessive (elle est tout le temps sur moi…) ; elle veut savoir par exemple si son fils a une petite amie, s’il a des rapports sexuels, exige des réponses claires à ses questions : « Je te demande si oui ou non tu couches avec une fille en ce moment, c’est pas difficile, réponds par oui ou par non… dis-moi qui tu fréquentes et je te dirai qui tu es… ». Dans la même dynamique, elle fouille les poches de son fils, inspecte sa literie, son portefeuille, ses cahiers de cours, etc. Cette mésentente pousse Marc à faire comme sa sœur. Il part donc vivre chez son père. Un mois après son arrivée au domicile paternel, sa sœur décide de partir en Angleterre pour continuer ses études… C’est à ce moment qu’il décompense.


D’un point de vue scolaire, le parcours de Marc s’est plutôt bien passé initialement. Un net fléchissement est toutefois observé depuis 2 ans. Il explique avoir désinvesti les études, s’écartant ainsi des projets idéalistes de sa mère qui rêvait de faire de lui un grand journaliste, un avocat ou un homme de lettres. Mais ces aspirations sont à l’opposé de ce que Marc a le désir de faire : du karaté et du cerf-volant…


Marc présente donc un syndrome dépressif sévère associé à une idéation suicidaire. Une hospitalisation en service de psychiatrie adulte est proposée en service libre, ce qu’il accepte avec un haussement d’épaules (si vous voulez…).



Analyse clinique




Les difficultés identificatoires


Le second point fondamental est représenté par les difficultés identificatoires – normales à l’adolescence – mais particulièrement présentes chez Marc, renforcées par une quasi impossibilité à mettre en mot ce qu’il ressent. Par exemple, au cours des entretiens individuels, l’angoisse, palpable, est au premier plan. Marc a un regard circulaire qui exprime une perplexité anxieuse. Il frotte ses mains sur son pantalon en essayant de répondre aux questions du médecin. Il évite de prendre des positions personnelles et démontre un besoin constant de réassurance et d’étayage. Il se sent d’ailleurs vite embarrassé pour dialoguer sur le quotidien et ses projets de vie. Il répète « je ne sais pas… est-ce que je peux m’en aller… ? », change d’avis en fonction des interlocuteurs et a du mal à exprimer ses positions.


Ainsi Marc semble avoir besoin de l’autre mais ne sait pas quoi en faire… Il est ainsi dans une demande d’entretiens fréquents avec les soignants, qui peut paraître paradoxale car il n’exprime que peu de choses durant ces derniers et se sent vite mal à l’aise. Mais ce paradoxe n’est qu’apparent car cette attitude reflète en fait une relation de type anaclitique qui nous amène à nous interroger sur la composante de dépendance qui se cache derrière cette demande d’indépendance dans cette histoire clinique dans laquelle Marc semble avant tout exprimer une exigence d’indépendance.

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May 13, 2017 | Posted by in MÉDECINE INTERNE | Comments Off on 9: La réalité des pratiques actuelles

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