6: Les actions infirmières en psychiatrie

Chapitre 6 Les actions infirmières en psychiatrie




Le décret de compétence


Les différents actes qui constituent le quotidien de l’infirmier en psychiatrie sont réglementés par le décret de compétence. Ce nouveau décret (N° 2002-194) du 11 février 2002 reprend la même structure que le précédent pour s’adapter à l’évolution des pratiques. Il vient à la fois légitimer socialement et juridiquement les actes infirmiers tout en fixant les limites d’exercice et les conditions légales de pratique.


La longueur de ce décret montre l’étendue des missions qui sont confiées actuellement aux infirmiers. L’infirmier exerçant en psychiatrie est régi par le même cadre, même s’il est vrai que certains actes (les entretiens par exemple) sont plus fréquents que d’autres (tels que la surveillance des dialyses…). Mais chaque équipe doit pouvoir assurer (ou faire assurer) l’ensemble de ces actes. Nous ne rentrerons pas dans le détail de chacun d’entre eux. Nous allons en souligner certains points (indiqués en italique) qui nous paraissent importants pour la suite de notre réflexion.


Les soins infirmiers intègrent qualités techniques et qualité des relations avec le malade.


La question de la qualité des relations avec le malade apparaît formulée comme telle pour la première fois. Elle souligne autant la forte attente sociale autour de la réinstauration du malade en tant qu’acteur du soin que l’accompagnement de sa subjectivité dans un soin qui ne saurait être que technique.


L’infirmier identifie les besoins de la personne, pose un diagnostic infirmier, formule des objectifs de soins, met en œuvre les actions appropriées et les évalue.


La formulation est claire : les soins infirmiers doivent s’organiser. Certes nous verrons dans le chapitre 8 que l’adaptation directe et littérale de la démarche de soins enseignée en formation initiale est assez peu adaptée à l’exercice en psychiatrie. Mais il n’en reste pas moins que la formalisation des actes soignants infirmiers autour d’un projet défini et « lisible » est exigée.


L’infirmier peut, sous sa responsabilité, assurer les soins avec la collaboration d’aides-soignants, d’aides médico-psychologiques qu’il encadre et dans les limites de la qualification reconnue à ces derniers du fait de leur formation.


Ce rôle d’encadrement est important à repérer. D’abord parce que la psychiatrie a été assez longtemps une spécialité dans laquelle les « places » des uns et des autres ont eu tendance à glisser, certains aides-soignants assurant un travail infirmier un peu trop hâtivement délégué, ou certains ASH effectuant d’authentiques accompagnements soignants. Il semble que dans la plupart de nos services ces difficultés aient été résolues. Mais un autre écueil émerge : celui du remplacement « économique » de certains temps infirmiers par du personnel moins qualifié ou des prestataires extérieurs. Le risque d’éparpillement des personnes, mais aussi de bradage de la position infirmière pour des motifs budgétaires ou de démographie infirmière est réel. Ainsi, prenons garde à ce que la délégation et l’encadrement ne prennent pas le chemin d’une « sous-traitance » des aspects interstitiels de la vie d’équipe qui constituent, rappelons-le encore, une bonne partie du soin.


Par ailleurs, le rôle propre de l’infirmier, dans le domaine de la santé mentale l’autorise à accomplir les actes suivants (décret n° 2004-802 du 29 juillet 2004 relatif aux parties 4 et 5 du Code de la Santé publique) :



Ces items légitiment l’existence et la pertinence d’une pratique relationnelle infirmière spécifique qui peut s’étayer, le cas échéant, sur l’apprentissage de techniques relationnelles ou sociothérapiques particulières (dans le cadre de la formation continue).



Ce point a également son importance. Il rappelle le pouvoir énorme constitué par le recours à la contention et la nécessité d’un encadrement clinique et humain fort.



L’importance du travail sur le cadre en psychiatrie, sur les contrats de soins, est aussi soulignée ainsi que le rôle pivot des infirmiers dans leur application et adaptation.


Le rôle prescrit amène, quant à lui, l’infirmier exerçant en psychiatrie à accomplir en outre les actes suivants.



On retrouve ici l’item précédent mais renforcé dans sa mise en action prescrite.


Entretien individuel et utilisation au sein d’une équipe pluridisciplinaire de techniques de médiation à visée thérapeutique ou psychothérapique :


La formulation de ces actions prescrites est à souligner. L’ancien décret évoquait les entretiens à visée psychothérapique et la relation d’aide thérapeutique. Le nouvel intitulé « entretien individuel » peut sembler plus flou, d’autant qu’on ne sait si le qualificatif thérapeutique ou psychothérapique, employé au singulier s’applique aussi aux entretiens ou ne concerne que les techniques de médiation. En arrière-plan se profile l’éternel débat sur la place psychothérapique des infirmiers (et de leurs entretiens), sujet sensible.


Voilà pour ce qui est du texte. Intéressons-nous maintenant à la pratique. Face à la diversité des missions qui sont confiées aux infirmiers en psychiatrie, nous avons choisi de les étudier en les regroupant par pôles (tableau 6-1). Cette forme de classification nous permet de sortir de l’énumération descriptive des actes pour mieux repérer leurs fonctions et leurs regroupements dans différents domaines du soin en psychiatrie. Nous sommes en effet convoqués autour de six pôles complémentaires que sont le pôle de la vie quotidienne, le pôle du « cadre », le pôle psychothérapique classique, le pôle d’activités spécifiques, le pôle somatique et le pôle institutionnel. Certes, de nombreuses actions (la relation d’aide par exemple) peuvent s’observer dans ces différents pôles. De la même façon certaines situations cliniques peuvent engager en même temps plusieurs pôles (comme les visites qui touchent autant la question du quotidien que celle du cadre). Mais ce qui est sûr, c’est que cette approche systématisée permet d’y voir un peu plus clair dans ce maelström d’actes plus ou moins visibles qui constitue la journée d’un infirmier en psychiatrie.


Tableau 6-1 Les actions infirmières en psychiatrie.





















Le pôle vie quotidienne
Le pôle « du cadre »
Le pôle psychothérapique classique
Le pôle d’activités « spécifiques »
Le pôle somatique
Le pôle institutionnel


Les pôles d’actions infirmières


Cette partie a été réalisée à partir des conclusions des journées de formation continue, réunissant des infirmiers exerçant en psychiatrie du CHU de Saint-Étienne, de l’Hôpital Saint-Jean-de-Bonnefonds, et du CH de Saint-Chamond (Loire).


Parmi ceux-ci, nous remercions tout particulièrement F. Souchon, P. Escot, S. Varenne, F. Monnier, M.P. Lange, V. Prebet, C. Grail, J.-L. Thizy, C. Dubanchet, Z. Idris, F. Vallet, J. Vialle, D. Blanc, S. Loguasto et E. Caltagirone pour la richesse de leur réflexion, ainsi que Messieurs Louche (directeur des soins) et Moularde (cadre infirmier supérieur), pour leurs apports et l’initiative de l’organisation de ces journées.



Le pôle vie quotidienne


Ce pôle réunit des actions importantes telles que l’accueil, la permanence et la surveillance qui structurent le tissu de lien et d’attention qui forment la texture du soin. D’autres temps, plus spécifiques, tels que les repas et les accompagnements, les complètent tout en restant dans la même lignée. Ces deux dernières actions puisent en effet leur essence dans la même position d’accueil et d’accompagnement que celle de l’ensemble du quotidien soignant.



L’accueil


La fonction d’accueil est l’une des fonctions dévolues en grande partie au corps infirmier. Classiquement on distingue deux sens particuliers à ce terme. Le premier qualifie le temps d’accueil du patient qui entre en soin. Le second se réfère quant à lui à la disposition d’accueil, propre à la dimension relationnelle du soin au quotidien.



Le temps initial d’accueil


Relevant du rôle propre, ce soin peut être délégué en partie à l’aide soignant, à l’auxiliaire médico-psychologique. Cet accueil nécessite une organisation : il faut un temps, un lieu, un soignant, un livret d’accueil. Si l’état du patient le permet, il se compose d’un entretien, d’une présentation du personnel présent et des lieux. Il fait l’objet de procédures, de protocoles. Le lieu choisi n’est pas forcément médicalisé, mais plutôt chaleureux.


L’état clinique du patient va déterminer la durée comme le déroulement de l’accueil. Des signes cliniques tels qu’une agitation, une agressivité, un mutisme, une confusion, une désorientation, nécessitent parfois d’écourter l’accueil. Au-delà d’un certain temps, l’entretien n’est pas profitable. Par ailleurs, l’hospitalisation est souvent un moment douloureux, liée à une crise ; un passage à l’acte est à craindre et ce, d’autant plus lorsque l’hospitalisation se fait sans le consentement du sujet. Les soignants doivent donc garder une position de prudence, que le patient soit connu ou non.


L’accueil a pour fonction d’établir une mise en confiance du patient. L’hospitalisation est toujours un moment de rupture des repères, ce qui la rend insécurisante. Elle est d’autant plus génératrice d’inquiétude, d’angoisse, de honte ou de culpabilité qu’elle se produit en psychiatrie. En effet, notre discipline, comme la maladie mentale, reste encore fortement marquée par des stigmates et des représentations péjoratives issues du passé. Elle peut aussi signifier l’expression d’un échec lorsqu’elle survient dans un contexte de rechute.


Sur le plan étymologique, accueillir, c’est rassembler ; ainsi, l’accueil est une rencontre. Le patient rencontre sa souffrance, les conséquences de sa souffrance. En même temps il rencontre un soignant. Advient alors quelque chose de déterminant pour la suite des soins. La qualité de la présence à l’autre, le regard, l’attitude, la tonalité de la voix jouent de leur force en terme de communication. On sait l’influence de la communication non-verbale, surtout si elle est congruente à la communication verbale. En situation de crise, les discours sont peu opportuns ; par contre, la bienveillance, la disponibilité, l’écoute réassurent, aident à instaurer un lien et à ce que le malade se sente considéré comme un sujet.


L’entretien ou à défaut l’échange est souvent corrélé au temps d’installation dans la chambre en intrahospitalier. Pour l’extrahospitalier, c’est un temps où le patient va investir les lieux, s’asseoir, circuler, etc. C’est un temps d’information également sur les droits du patient, le règlement du service, le rythme des journées, le nom du médecin. L’information est à ajuster à ce que le patient peut entendre.


L’acte d’accueillir engage le soignant dans une relation, dans sa capacité à la gérer, et à faire face à l’imprévu. Une élaboration de son attitude est nécessaire de façon à posséder des réponses bien rodées, à ne pas être démuni devant des comportements inattendus, chez un patient inconnu. Il s’agit d’avoir une rapidité d’adaptation, d’analyse, un bon contrôle de soi, face à des sentiments comme la peur, l’étrangeté, ou encore une sensibilité exacerbée.


L’accueil est un soin en ce sens qu’il inaugure la prise en charge. Même si le soignant accueillant n’est pas l’infirmier référent, il persiste longtemps une complicité, un lien particulier entre lui et le patient. Ce moment comme ce lien sont parfois repris, évoqués par le patient. De même, lorsque l’entrée s’est déroulée de façon marquante, elle peut avoir un effet traumatique. Ainsi en est-il de la mise en chambre d’isolement nécessitant renforts infirmiers, contention, maîtrise corporelle. Certains patients ont besoin d’élaborer ce temps. D’autres, n’ont plus le souvenir de leur entrée : le soignant doit restituer les événements à l’origine de l’hospitalisation, le déroulement, les soignants présents.


Un autre objectif de l’accueil est de recueillir des informations sur le malade, son comportement, son discours, mais aussi son histoire actuelle, passée. Afin d’éviter toute répétition, il convient de prendre connaissance des informations déjà en notre possession. Il ne s’agit pas d’être exhaustif : le recueil de données peut supporter d’être différé dans le temps.


Il peut aussi être nécessaire de laisser le patient se reposer, se poser, s’isoler un peu pour se ressaisir. Insister risque d’entraîner un état de tension, une agressivité, un repli sur soi. L’existence de signes de pénibilité, d’agacement, de plaisir ou de détente chez le patient permet d’adapter au mieux la réponse.


L’accueil passe aussi par la réalisation de l’inventaire des affaires du patient, de ses biens personnels. Les objets précieux sont à mettre en sécurité : des vols peuvent se produire, le patient peut égarer ses affaires. Cette action permet de vérifier l’absence d’objets dangereux.


L’accueil est ainsi un soin relationnel qui se réalise dans l’immédiateté. Apparaissent des aspects émotionnels… Le soignant procède au décodage verbal, infraverbal et renvoie au patient que son discours a du sens, celui d’une intention et d’une action de communication, même si le contenu n’a pas de sens, est incohérent. L’aide consiste à tenter de recentrer le patient sur lui-même. Le soignant doit garder une attitude apaisante, pour que se reconstitue l’unité du patient. Cette position de soin est la fonction de pare-excitation ; le soignant doit être calme, donnant ainsi un support structurant. Parfois les gestes simples, comme le toucher, peuvent être apaisants et contenants. Si le patient est accompagné, il est important de distinguer les temps, les lieux d’accueil du patient et de ceux qui l’accompagnent.



Durant tout le déroulement de ce processus d’accueil, l’enjeu est de permettre au patient d’atténuer les angoisses liées à sa pathologie ou à la représentation qu’il peut avoir du soin psychique. Ces motivations s’exercent bien entendu également à l’égard de la famille. On sera particulièrement attentif aux questions ou aux propos du patient dans ce moment souvent émotionnellement riche. Outre la fonction de réassurance, c’est ainsi déjà le travail d’observation clinique infirmière qui débute ici. Bien entendu, la trame de l’accueil dépend des circonstances. Mais lorsque le patient (ou le service !) rend difficile ce temps, il peut être utile de revenir vers le patient un peu plus tard, dans un contexte plus propice à l’échange, lorsqu’une première prise en charge (mise à distance de la famille, contention, médicaments…) a pu être effectuée.


Les informations recueillies seront inscrites sur le dossier de soins.


Il s’agit de préciser dans le compte rendu ou fiche de liaison infirmière, les éléments qui évoquent la particularité de la situation, M… vient de lui-même ou accompagné de… pour…, de mettre en relation les ensembles symptomatiques, syndrome de dépersonnalisation avec production délirante sur le thème de…, dépression et idées suicidaires…, de préciser dans quel contexte ces observations ont été recueillies, lorsque je lui demande davantage de précisions à propos de son voyage à… il répond…, d’apporter certains éléments biographiques, « mon père battait ma mère… et il m’enfermait dans un cabanon… ». Interviennent aussi les notions de confidentialité et de secret partagé. Le but est de pouvoir faire des liens entre psychopathologie, anamnèse, début et évolution des troubles.


Au final, l’accueil doit permettre de « re-situer » le patient dans une perspective individuelle ; l’histoire du patient ne peut être appréhendée sans une formation à la « conduite d’entretiens » dans lesquels, oublis, détours, déformations, confusion de personnes, anachronismes… font partie du récit. On pourrait même tenter avec le patient une relation entre la quantité d’événements de vie indésirables, contrôlables ou débordants pour son psychisme, et l’apparition des symptômes qui permettent de repérer les situations dans lesquelles il se trouve en difficulté et d’articuler les premières démarches de soins. La personne est alors sujet dans la démarche thérapeutique dans la mesure où elle démontre des capacités à relayer les actions de soins.



L’attitude globale d’accueil


Au-delà de ce temps initial, la disposition psychique d’accueil au quotidien est un des processus clés de la fonction infirmière en psychiatrie. Comme nous l’avons vu dans le chapitre 4 consacré au soin relationnel, l’accueil des émotions du patient, de son histoire, de ses angoisses, de ses doutes, de sa conflictualité et de sa lourdeur parfois constituent le premier temps du travail de contenance. Pour cela, il importe que l’infirmier soit disponible psychiquement et physiquement durant l’accueil, c’est-à-dire soit calme et rassurant. Cela n’est possible que s’il n’est pas préoccupé ou sollicité par des tâches parallèles ou des soucis personnels trop importants.


L’observation qui accompagne cet accueil du patient et de ses messages tient compte des postures, l’écoute de chacun est attentive, l’infirmier ne prend la parole que pour obtenir des précisions sans lesquelles, la continuité de l’accueil serait compromise. Ses capacités de synthèse s’appuient autant sur l’analyse clinique des comportements que des propos, il s’informe des antécédents plus ou moins anciens recueillis de manière non directive. La démarche compréhensive doit primer au plus près du milieu naturel, d’où la référence spécifique à la temporalité, à la psychopathologie et aux groupements d’indices recherchés et d’autres inattendus. Ainsi se tissent des liens entre l’expression d’une souffrance psychique avec ou sans troubles du comportement (angoisse, anxiété, idées dépressives, risque suicidaire, phobies, désorganisation, discours incohérent, etc.) le style de vie du patient et de son milieu, tant du côté des aspects physiques, psychologiques ou écologiques.


Le terme d’observation naturaliste, utilisé en éthologie, semble relativement adéquat pour illustrer cette démarche clinique. Nous sommes dans le domaine de l’art et plus précisément de l’esthétique. Il existe un esthétisme de l’accueil psychique non seulement dans les capacités à observer, décrire, analyser, comprendre, mais dans la manière de reconstituer, sous forme de récit, le contenu de l’entretien. Esthétisme d’un côté, certes, répondront certains mais quid de la réalité ? En effet, cette fonction d’accueil au quotidien est actuellement souvent malmenée par le fonctionnement « en flux tendu » des services de psychiatrie, dans une accélération qui se fait au détriment de la disponibilité relationnelle que nous pouvons offrir aux patients. Nous observons ainsi de véritables dissociations entre le verbal et le non-verbal. Les patients se voient reconnaître de plus en plus de droits, inscrits sur des plaquettes de plus en plus nombreuses, de plus en plus codifiées, voire parfois de plus en plus luxueuses alors même qu’au quotidien ils ont le plus grand mal à se faire entendre faute d’oreilles disponibles ou tout simplement accueillantes.



La permanence, la surveillance


Une fois l’accueil effectué, une des actions infirmières principale consiste à assurer au quotidien la continuité des soins.



Cette dernière se déploie autour de quatre axes :



D’un point de vue concret, ce pôle se traduit par :



Ainsi, dans un service, les infirmiers sont toujours présents. Cette permanence de tous les moments permet d’observer, de prévenir et de soutenir :



Permanence et surveillance bienveillantes sont ainsi les bases de la fonction maternante et contenante (la fameuse fonction alpha) mise en exergue dans ce quotidien où les infirmiers recherchent le bien-être (ou le moindre malaise) des patients.


Cette permanence et cette continuité comportent différentes dimensions que nous allons détailler ici.



La continuité


La continuité dont nous voulons parler ici se réfère à celle qui entoure et accompagne la psychogenèse que nous avons décrite dans la première partie de l’ouvrage. C’est celle qui permet à l’espace de soin d’accueillir, d’étayer et de contenir la souffrance des patients et d’éviter autant que faire se peut les ruptures et volte-face en résistant aux attaques des patients et de leur maladie. En effet, nous avons vu dans le chapitre 5 que les pathologies graves avaient tendance à créer des ruptures internes (dans le psychisme des patients), des ruptures externes (dans le lien de ces malades, dans leurs rapports familiaux…). Cette tendance à la discontinuité est renforcée par l’attaque même des capacités de penser de l’autre par l’archaïque et la puissance de la conflictualité psychique à laquelle nous avons à faire face.


La continuité des soins est donc le résultat de toutes les actions de pensée et d’organisation qui nous permettent de « tenir » un cadre, de « soutenir » une présence et de « contenir » ce que le patient dépose au sein de l’espace soignant. Le travail soignant est aussi un travail constant d’établissement et de maintien d’une continuité au sein d’un système tendant naturellement à la discontinuité (psychique, réelle, symbolique et agie).


Nous pouvons d’ailleurs aborder ce concept de continuité des soins à partir de l’échec thérapeutique du monde asilaire. Ce dernier a montré que sans techniques spécifiques, les infirmiers(ères) risquent de se laisser entraîner par la pathologie des patients dans le clivage, le déni, la projection, et d’autres mécanismes de la conflictualité.


Le rôle infirmier consiste à éviter, autant que faire se peut, la reproduction des mécanismes de défense psychotiques tant du côté du patient que de son entourage. Par exemple, l’identification massive, fusionnelle, aboutissant à contester jusqu’aux aspects positifs de la société n’est pas une position soignante. L’équipe, dans sa fonction médiatrice, trouve une justification théorique et pratique, en permettant que certains de ses membres s’identifient au patient et d’autres à l’entourage. L’infirmier peut, comme tout autre professionnel du soin, se placer entre le patient et la réalité externe, utilisant l’écoute à la place de la contrainte, évitant le recours systématique au regard nosographique immédiat, privilégiant la démarche compréhensive, reléguant les modes d’exclusion en partageant les hypothèses avec ses confrères et les patients. Dans l’observation du fonctionnement des équipes, les patients et leur entourage perçoivent ainsi la fonction thérapeutique, à travers cette présence consistante, souple et continue des soignants qui occupent une position de tiers vis-à-vis de la structure des troubles. Rappelons que les patients psychotiques, caractérisés par leur fragilité dans le rapport objectal et leur difficulté à établir une relation suivie, adoptent schématiquement deux attitudes, une de repli sur soi, facteur de chronicité, et l’autre davantage ouverte à la conflictualité, les amenant à se faire rejeter de l’entourage. On comprend alors que la discontinuité renforce leur pathologie. Dès qu’un contact s’établit, les patients psychotiques éprouvent et font éprouver aux autres, des sentiments très intenses. La relation est rapidement en instance de rupture en raison des clivages, projections, de la passivité, de l’autisme. Par ailleurs, ces difficultés éprouvées et traduites en terme de syndrome de dépersonnalisation, ne favorisent pas les soins personnalisés. En effet, plus la passivité et/ou la conflictualité ouverte prennent le dessus, et plus le risque de réponses standardisées augmente. La discontinuité vient modeler et pérenniser les modes de fonctionnements pathologiques des patients.


La continuité des soins est donc, sur ces bases théoriques et pratiques spécifiques, une conception qui s’oppose à la tendance au rejet ou à la rupture. Le rôle infirmier ne doit pas s’exercer de manière monolithique en référence à l’un ou l’autre des modèles, mais offrir une réponse personnalisée à la souffrance de chaque patient. La continuité implique une continuité de la relation dans l’équipe et avec chaque patient.


Mais a contrario, prenons garde à ne pas tomber dans l’excès inverse d’une continuité qui deviendrait oppressive tant elle refuserait de ménager certains espaces libres, permettant aux patients de s’exprimer, de transgresser aussi parfois, bref de vivre. C’est ce que nous rappelions dans le premier chapitre quand nous avons montré à quel point l’approche dynamique de la psychogenèse révèle que l’individuation est portée par une rythmicité alternant harmonieusement présence et absence. Nous pouvons donc penser que la présence psychique soignante repose, de la même manière, sur cette alternance. Par ailleurs, la continuité ne doit par faire oublier pour autant la nécessité de laisser des espaces aux patients. En effet, c’est ainsi que les patients pourront déployer leurs propres contenus psychiques tout en bénéficiant des vertus structurantes d’une alternance présence-absence (soignante) bien tempérée. La bonne distance soignante (chapitre 5) n’est donc ni celle de la fusion (qui ne permet pas l’émergence de la subjectivité), ni celle d’une trop grande distanciation (qui ne répond pas au besoin psychique du patient d’être assuré dans la continuité).



La permanence


Cette continuité psychique, qui correspond à l’engagement individuel et collectif que nous avons du soin, doit également se traduire dans le concret du soin. La permanence des soins instituée en psychiatrie en est la preuve et la surveillance un des principes.


L’expérience et la contrainte liées à la permanence sont d’ailleurs des ressentis qui touchent l’infirmier en psychiatrie dès le début de sa carrière.



Exemple


Qui ne se souvient pas de ses premières heures de vie à l’hôpital ? De la mise de la blouse, du poste à « prendre », de l’odeur de la blanchisserie sur cette blouse, des sabots à enfiler, du trousseau de clés à ne pas oublier ? Cela commence comme ça, la prise de poste : les clés. Et puis l’odeur du service : le tabac froid, le manque d’aération de la nuit. La mine « enfarinée » du veilleur. Jamais compris pourquoi il ne faisait pas le café pour l’équipe du matin. Les transmissions : « Rien de particulier, sauf Paul, qui n’arrivait pas à dormir, est venu fumer une cigarette et est parti se coucher, a dormi tout habillé. Salut. À demain ». Le café passe, lecture des dossiers. Prise d’informations indispensables, qui permettent de savoir ce qui nous attend, de planifier la journée, les soins… « Tiens et le nouveau au fait, ça se passe comment ? Ah, il a reçu ? » Chaque équipe a son vocabulaire familier, ses codes de langage, pour désigner l’état clinique du patient, toute une séméiologie réduite en un mot : « il a reçu, pété les plombs, il est barge, burin, frapadingue, gogol… » Le café bu, en cadence et sans un mot, l’équipe se lève, comme un ballet, orchestrée par un inconscient collectif, par une organisation intériorisée. Un coup d’œil sur le tableau mural de planification : OK, pas d’examen de labo, pas d’accompagnement. Le quotidien, quoi : levers, toilettes, repas, palette de soins large allant de l’injection à l’entretien, par touches et en nuances… Les actes relevant du rôle propre et du rôle sur prescription se réalisent presque indifféremment. Les journées se déroulent dans une organisation ritualisée. Les rituels donnent des repères, organisent le temps, sécurisent, régulent la promiscuité : chacun est dans ses occupations, selon son rôle.


Le maintien d’une organisation presque ritualisée permet au soignant de rester disponible, justement parce qu’il n’a pas à penser dans l’instant le quotidien. Dégagé de la construction de sa planification, il peut être dans l’observation, l’écoute, l’analyse, les réponses.


L’équipe soignante se caractérise ainsi par sa permanence dans l’unité. Jour et nuit, elle veille. Sur la sécurité des patients, sur sa sécurité. Elle veille sur les symptômes, la maladie. Sur les améliorations. Elle veille sur la vie groupale. Elle veille aux approvisionnements de l’unité : repas, linge, traitement. Elle veille aux entrées, aux sorties. Les lieux aussi ne sont pas neutres, parfois anciens, parfois rénovés. Elle veille aux coins et aux recoins, à tous ces espaces, les espaces intimes, les espaces communs, les espaces spécifiques, ceux du soin, ceux de la détente, ceux qui servent pour aller d’un endroit à un autre. Le lieu a une importance symbolique. Si les soignants changent, les lieux eux ne changent pas. Cette permanence du lieu a invité Françoise Dolto à évoquer la notion de transfert sur le lieu. Le patient comme les soignants d’ailleurs vont projeter une partie de leur vie fantasmatique, de leur conflictualité sur ce lieu et sur cette vie groupale qui mobilise tant les affects.



La présence attentive : un mélange d’écoute et d’observation


La présence attentive permet de créer un climat de confiance. Les malades souffrent souvent d’un manque d’assurance personnelle, de frustrations émotionnelles, d’un manque de confiance. Aussi, le soignant doit utiliser ce quotidien partagé en instaurant les conditions dans lesquelles le patient va pouvoir essayer, s’entraîner à développer ou retrouver des habiletés, une assurance et une confiance en lui-même et en l’autre. Les mêmes mots reviennent sans cesse : être disponible, écouter, solliciter, inciter, sans jugement de valeur, sans blâme. La confiance est le préalable à tout traitement.


Que représente donc l’écoute ? C’est en quelque sorte la troisième oreille, celle qui donne au soignant un pouvoir thérapeutique. C’est l’écoute de ce qui n’est pas dit, mais que l’on perçoit. En ceci, elle est un effort d’attention. Elle passe par un travail sur soi, elle est dynamique, créatrice et sous-tend un engagement. Ainsi, au milieu des discours, comportements bruyants, tumultueux ou au contraire impénétrables, distants, le soignant en percevra le fil conducteur. L’écoute active sollicite le patient. Cette disposition ne va pas sans une authentique ouverture à l’autre, sans éloge, ni approbation, avec franchise, tolérance. La difficulté est réelle : il s’agit de ne pas tomber dans la conversation, de ne pas parler de soi, de ne pas être directif, d’éviter de donner des conseils. Et en même temps, l’infirmier doit parfois rester silencieux. Les silences communiquent du réconfort, une autre forme d’écoute, c’est un temps de pause, qui n’est ni un embarras, ni une résistance. Le patient peut se concentrer sur ses pensées, sur ce qu’il vient de dire, d’associer ou de comprendre. Ou encore, il peut ne pas pouvoir aller plus loin.


Le quotidien sert à établir des relations, à tisser des liens. Aider le patient dans ce domaine est une tâche complexe qui demande une certaine habileté : il n’existe pas de recettes ! La relation sera personnalisée ; ainsi une gamme de styles relationnels va se jouer d’un patient à l’autre, d’une situation à l’autre : fermeté, douceur, constance. Il importe de comprendre en permanence à quelle distance on doit se placer du malade, quel degré de rapprochement il supporte. Le mode d’entrée en communication demande à être imaginatif, créatif. La souffrance psychique induit des modalités relationnelles spéciales. On mettra à profit le temps des repas, des soins corporels, d’une injection, d’une surveillance de la tension pour se rapprocher ou offrir la possibilité d’un rapprochement. Entrer en relation, oui mais que répondre ? Seule une certaine assurance personnelle construite sur l’expérience permet de faire face à l’imprévu, à l’inattendu.


L’activité d’observation est prépondérante : signes cliniques, comportements, discours, attitudes, interactions, recherche de contact avec les soignants, recherche d’activités pour s’occuper, maintien des relations avec l’extérieur. L’évaluation porte sur les capacités à prendre soin de soi, de ses affaires, sur l’autonomie, les capacités cognitives…


Un travail d’évaluation clinique se réalise à partir du matériel fourni par ce partage du quotidien. Les informations recueillies doivent être d’une grande précision : le projet de soins va se construire également sur elles. Les signes comme toute modification du comportement, une inhibition physique ou mentale, une agitation, des paroles agressives, une gesticulation ou dépréciation sont à rechercher. De tous ces signes et éléments d’analyse, il y a à rendre compte à l’équipe, car c’en est un des meilleurs instruments.



L’infirmier se situe dans une triple position d’observateur. Il est à la fois :



Cette triple observation est :



L’observation consiste pour l’infirmier à être à l’écoute de ce que dit, montre ou ressent le patient. Une grande partie de cette observation est donc centrée sur les éléments non-verbaux tels que le regard, les postures, la position, les mimiques, les bruits, les odeurs, l’aspect des « enveloppes », les attitudes générales.


Tous ces éléments, même si nous ne les « pensons » pas toujours de façon consciente, vont influencer l’impression subjective que nous aurons d’un patient ou de l’ambiance du service. Ils orientent donc de façon nette le ressenti soignant et le déclenchement éventuel de signaux d’alarme.


Son importance dans les services de psychiatrie est majeure. En effet, les patients ne peuvent pas toujours s’exprimer verbalement. Ainsi c’est par l’observation de l’isolement d’un tel, du regard de tel autre, ou du refus de la poignée de main d’un patient, que l’on pourra saisir les émotions en cours dans la relation et/ou dans la psyché du patient.


Lorsqu’un patient est connu, se construit peu à peu chez chaque infirmier une connaissance « intuitive », ou plutôt « sensitive » des patients. Ainsi, le passage à l’acte peut parfois être prévenu.


« Quand il nous regarde comme çà, c’est que vraiment il ne va pas bien » pourra par exemple dire un soignant d’un patient apparemment tranquillement assis dans la salle télé. Ce que ne pourra pas forcément faire un intérimaire.


Les cibles de l’observation sont nombreuses, elles portent sur : les troubles somatiques, l’aspect général du malade, le langage, l’attitude devant la réalité, le contact, l’humeur, le sommeil, les conduites particulières, les capacités du malade, l’attitude devant la maladie, les réactions envers les médicaments, l’attitude avec les autres, les événements de la journée. Il s’agit aussi de parler au patient quand cela paraît judicieux, utile, sans faire emprise sur la personne, reformuler, clarifier, poser des questions… Mais c’est aussi la parole sociale, celle des petits riens, des « bonjour », « quel temps fait-il », les banalités échangées, mais qui font lien, qui constitue les préliminaires à une autre parole.


La stratégie du soin est ainsi de rendre thérapeutiques toutes les possibilités d’un service de psychiatrie. Aussi la vie groupale est à exploiter, comme un processus possible de socialisation. Il est donc nécessaire d’observer la nature des relations sociales présentes dans le service et d’avoir conscience du rôle de soignant à occuper. Le groupe de patients fonctionne comme tout groupe : leader, sous-groupes constitués, patients marginaux, isolés, occupation des lieux. Des phénomènes de groupes comme la contagion des émotions se manifestent très facilement. Des mouvements identificatoires, d’émulation peuvent également survenir. Mais en même temps, le climat de travail de l’équipe donne la tonalité de l’unité. On peut noter si les soignants accordent plus de temps aux mêmes patients, si d’autres sont délaissés. L’équipe soignante, le cadre de santé sont attentifs à la dynamique de l’équipe (sentiment d’impuissance, d’invasion, d’anéantissement, d’épuisement, d’excitation, agitation).


Ce quotidien est organisé par un cadre de soin explicite. Il pose les règles, les limites, régule les échanges. Le soignant est là pour le rappeler, avec plus ou moins de fermeté. Pour que son message ait un impact, il doit être lui-même convaincu du bien fondé de sa démarche, avoir intériorisé le cadre thérapeutique. Enfin, il doit pouvoir être facilement dans une position d’autorité. Le quotidien est utilisé pour repérer et valoriser les moindres améliorations. Encouragement, réassurance, tolérance étayent le lent travail d’évolution.


Cependant, n’oublions pas que l’observation est un processus qui est actif dans les deux sens. Les patients nous observent aussi et apprennent à nous connaître. Ils ne prennent pas pour argent comptant nos déclarations mais perçoivent véritablement nos propres éléments psychiques non-verbaux. Ainsi la capacité de contenance de chaque soignant est plus en lien avec sa capacité réelle qu’avec sa capacité à ne pas dire ce qu’il pense. Toute dissociation de l’attitude et du verbe sera très vite ressentie par le patient. Encore une fois, ce qui compte est la qualité de la relation et de l’attitude générale du soignant.



La surveillance


Cette présence attentive dans une permanence reposant sur l’écoute et l’observation va envelopper le service d’une vigilance qui permet de percevoir et de recueillir ce qui se joue dans le soin. Les soignants tâcheront de reprendre les événements avec le ou les patients afin de les aider à prendre conscience et à rechercher le sens de ces faits. Dans un service règnent les mêmes règles, organisations, la même philosophie de soin, qui donnent une certaine harmonie et cohérence à ce lieu. La permanence est assurée mais pas par les mêmes personnes. Le signifiant qui relie les personnes entre elles et au lieu, c’est leur nom. Le nom vient différencier les uns des autres : le nom des patients, le nom des soignants. Mais en même temps, des petites différences viennent là continuer le travail de différenciation, être ensemble au même endroit, sans pour autant être le même avec les mêmes. Les écarts permettent un certain « jeu » autour du cadre de soin, et l’accès à une symbolisation de l’altérité, donc de travailler le « je » du patient.


En même temps la présence des uns fait l’absence des autres, l’absence des autres est présente : « le médecin n’est pas là, vous pourrez le voir demain ». Le soignant dans ces interstices de l’informel, traite les demandes les plus diverses et variées. Il a parfois à répondre dans le sens de la demande du patient, et ce dans les cas où le patient est insistant, tendu. Un refus, le maintien d’une position ferme et frustrante peut provoquer un passage à l’acte. Même si cliniquement, il importerait de maintenir les prérogatives du cadre de soins, il est préférable de désamorcer la tension. Par contre, dès que possible, il s’agit de reprendre la situation avec le patient. Le cadre thérapeutique est là pour être déformé. Le quotidien est frustrant, ce qui peut parfois entraîner des réactions vives, voire violentes. L’infirmier a pour objet de travail le lien entre la réalité et le symbolique. En cela, il a été dit qu’il amorçait un travail psychothérapique, auquel toutefois tous les patients ne peuvent avoir accès.


La rotation des soignants apporte une souplesse, un espace, où peuvent se projeter des affects, des émotions. Ces derniers peuvent même être sollicités par des maladresses faites par les membres de l’équipe qui souvent sont pris et se laissent prendre par l’instantané. Il y a souvent à gagner à prendre l’habitude de différer sa réponse… Mais il faut reconnaître que la réalité ne nous laisse pas toujours cette possibilité.


L’équipe habite aussi les lieux de ses rires, de sa convivialité, de ses habitudes, et il y a en a… des habitudes, tellement anciennes parfois que l’on ne sait même plus pourquoi on fait ainsi. Et ceux qui savent sont partis. Tant pis. Elle les habite avec ses moments de fatigue, de disputes, de confusion, de déprime, persuadée qu’elle n’a pas les moyens de soigner. En grand écart entre ses valeurs professionnelles et le temps qu’il lui faudrait pour faire tout ce qu’il y a à faire pour les malades. Parce que le quotidien à l’hôpital, en dehors des soins nommés, identifiés, c’est du soin fait de petits riens, selon Walter Hesbeen. Ces petits riens, c’est ce qui n’a pas de nom et que l’on ne sait pas où mettre dans les grilles d’évaluation de la charge en soins justement parce qu’ils n’ont pas de nom. Remarquez que cela n’est pas nouveau : ce qui n’a pas de nom, n’a pas de place. Nous pensons aux exclus en disant cela. Ainsi les petits riens, c’est déjà nommer chacun par son nom et se faire appeler par son nom. Et il y a beaucoup de noms dans une unité. Le nom met chacun d’entre nous à une place unique. Le nom nous différencie les uns des autres. Il définit les rôles. Ainsi s’organise le lien social. Les petits riens ont l’air de traiter du banal. Or ce banal perd son sens si on le banalise, si on le prend à son premier niveau de sens.



Exemple


Ainsi le geste de l’aide-soignante, qui passant dans le couloir pour décontaminer son chariot de soin selon le protocole, s’arrête, entre dans la chambre, arrange la couverture, refait le revers du drap, remonte le tout jusqu’aux épaules de Blandine, posant ses mains sur le revers. Ce faisant, elle tapote la main, regarde le visage fatigué, se dit qu’elle ne savait pas combien vive pouvait être la souffrance de la folie. Elle pense à Blandine, cette femme si distinguée et si folle par moments… Elle sourit à l’idée que l’injection faite à l’aide d’un renfort a réussi à apaiser Blandine qui dort. Elle sort doucement, mais laisse la porte entrouverte, ici on ne sait jamais, les infirmiers sont toujours vigilants. Blandine entrouvre les yeux. Blandine ne dormait pas vraiment : elle faisait semblant, une sensation de détente l’envahit, ces putains de médicaments font leur effet. Je vais encore me cogner leurs pilules et leurs effets secondaires : kilos, tremblements, bouche pâteuse, ensuquée toute la journée. Je vais mettre encore des semaines à m’en remettre… et pour combien de temps. J’en ai marre, envie de mourir, envie de sombrer. Laissez-moi tranquille. Elle revoit le geste de l’aide-soignante. Bonne, généreuse comme ça, spontanément, en toute évidence, et la manière de me toucher la main, c’était gentil ça quand même. Son regard m’a gênée, je n’osais plus ouvrir les yeux pour lui parler, de toute façon je ne savais pas quoi lui dire, merci peut-être ; la prochaine fois je lui dirai merci. Je leur ai fait un foin tout à l’heure, qu’est-ce qui m’a pris, j’arrive pas à me contrôler, je ne sais pas comment faire. J’étouffe, j’implose. Elle revoit le geste de l’aide-soignante, penchée au-dessus d’elle pour remonter les draps, elle avait chaud, mais elle s’est laissée faire, c’était agréable, comme une mère qui vient border le lit de son enfant qu’elle croit endormi, le plaisir de se laisser faire, se laisser couler dans ces moments doux. La régression. Se laisser faire, se laisser aller en confiance, se demander par où se ressaisir, les écouter, écouter leur écoute, chercher en soi, se laisser guider, chercher à s’attraper, se tenir, ne plus être aliéné à soi-même. Même avec de la patience, le chemin est long, si long. J’ai mal si mal. Ils me disent qu’il faut savoir prendre le temps, que ce n’est pas facile, et que d’une certaine manière il faudra m’habituer à vivre avec ma maladie. Qu’il faut que j’aie confiance en moi, avec toutes les conneries que je fais, ils exagèrent quand même, et qu’il n’y a que moi pour m’en sortir, je ne suis pas sortie de l’affaire, s’il n’y a que moi… Les petits riens du quotidien donnent à penser, c’est leur deuxième niveau de sens. Dans l’office, l’aide soignante redemande des explications sur la maladie de cette femme qu’elle trouve touchante et belle. L’infirmier sent l’embarras de sa collègue. Ces petits moments d’échanges volés à l’organisation ont une raison d’être : ils clarifient un questionnement, permettent de réajuster les actions, l’organisation. Ils mettent de la distance avec l’éprouvé, les ressentis, les mouvements de projection, d’identification. L’infirmier sent bien que l’aide-soignante est très proche de la patiente. Plus tard, il lui en reparlera.


Le problème du quotidien, c’est ce partage d’actions qui relèvent du quotidien de chacun. L’infirmier a une place particulière dans la prise en charge. Il intervient dans la réalité du corps, par le toucher, certains soins, les traitements. Il intervient fréquemment pour cadrer, stimuler, solliciter, encourager. Parfois même, il supplée au malade pour les soins d’hygiène, le conduisant dans une certaine intimité. L’ajustement de la distance est très subtil, entre un trop près et un trop loin, qui en plus dépend des moments… Le partage d’un univers qui finit par devenir familier, d’une proximité, entrave la notion de bonne distance relationnelle ; elle exige une vigilance quasi permanente pour la maintenir.


Au final, cette fonction de surveillance est peut-être aussi celle d’une place de tiers médiateur ou de modérateur. Celui-ci est un état de veille, observant les patients, leurs comportements, leurs interactions avec les soignants, les autres patients, pour essayer de recueillir des informations. Mais aussi pour glisser ici une petite phrase, une réaction, une réponse, un acte, qui pourra avoir un impact thérapeutique, ou à minima, un effet sur le lien, la relation, la confiance. Là encore le dosage est subtil : trop de préoccupations étouffe, pas assez, éloigne. Soigner serait-il donc finalement un art ?




Les repas


Dans cet accompagnement quotidien le temps du repas prend une valeur encore plus significative. Ce temps est en effet celui d’une socialisation forte, celui de retrouvailles autour d’un acte vital : se nourrir. La première observation sera ainsi celle du comportement des patients face à la satisfaction de ce besoin fondamental. Le repas sera alors le lieu de conseils alimentaires, d’adaptation des quantités, etc. Il sera également un temps d’observation sur la valeur symbolique de la conduite alimentaire de chaque patient. Mais ce temps particulier, lourdement chargé de significations sociales, nous permettra aussi d’observer le comportement d’un patient face aux autres, son niveau de sociabilité, ses réactions émotionnelles face à la vie groupale et aux inévitables tensions, négociations, rapprochement et éloignement qui y sont liés. Une des fonctions de l’infirmier en psychiatrie est d’ailleurs de réguler ces échanges pour tenter de maintenir une ambiance agréable contribuant largement à la qualité de cet espace. Le travail sur le temps sera également sollicité par la rythmicité et la durée de cette activité.


Parfois même ce temps du repas sera organisé comme un temps thérapeutique à part entière : c’est le repas thérapeutique. Il sera un moment privilégié entre patient(s) et soignant(s). Le repas est alors un médiateur non neutre car il implique un double travail : sur l’alimentation d’abord, mais aussi sur les aspects relationnels. On retrouve donc ici la bipolarisation de tout repas en milieu soignant mais de façon plus systématisée. Ce repas thérapeutique peut aussi servir à aborder des questions aussi larges que celles de la gestion d’un budget, de l’organisation d’un menu, des courses à faire. Les patients concernés participent alors à sa conception.



Les accompagnements


Les accompagnements sont une des autres activités du pôle de la vie quotidienne. Ils concernent autant l’accompagnement dans le soin (activités thérapeutiques, entretiens, visite chez des spécialistes extérieurs) que dans la vie du patient, dans le cadre par exemple de la préparation de la sortie. Ce dernier point montre d’ailleurs que l’accompagnement ne se limite pas à sa réalité concrète (emmener quelque part). Il s’agit d’être avec, d’être là, disponible, étayant, aidant, pare-excitant quand c’est nécessaire ou stimulant dans d’autres cas. Cette fonction de soin dans le réel requiert la collaboration de l’ensemble des professionnels : la politique de soins détermine les actions des uns et des autres. Les champs de responsabilités de l’assistante sociale, l’infirmier, l’aide-soignant peuvent se chevaucher en ce qui concerne l’achat de vêtements, l’aménagement du domicile, les démarches administratives avec le patient.


La qualité de la préparation de la sortie et de la réinsertion dans un milieu de vie diminue le risque de rechute. La sortie et la réinsertion dépendent en effet largement :



Ainsi les personnes isolées, en situation de précarité sociale, les demandeurs d’emplois, les sans-abri, les consommateurs de toxiques, les patients chroniques présentent une vulnérabilité plus forte.


L’évaluation clinique du patient est primordiale pour préparer les étapes de la sortie. L’observation infirmière prend toute sa place ici, afin d’évaluer au mieux les potentialités du malade et de son environnement. Les accompagnements prennent tout leur sens : ils proposent un étayage et un modèle de fonctionnement auquel le patient peut s’identifier. Ce processus se rapproche des démarches éducatives, mettant en jeu les préceptes de la relation d’aide.


Le travail avec les familles est également important, il s’agit d’identifier les craintes, les problèmes potentiels, les attentes. L’accompagnement sera plus long, plus conséquent si l’entourage est absent ou peu présent. Il s’agit plus alors d’une insertion que d’une réinsertion. La recherche de lieux de vie, de structures spécifiques existantes sera à faire, et de préférence avec le patient.


Il importe aussi de coordonner les soins entre l’intra- et l’extra-hospitalier si un suivi sur le secteur est envisagé et contacter les partenaires sociaux pour faciliter la réinsertion du patient. Les rencontres formelles ont plus d’effets que les échanges téléphoniques et les courriers. La qualité des liens entre les soignants qui entourent le patient est un facteur prédictif favorable. Si d’autres professionnels effectuent les accompagnements, il est indispensable d’en reprendre le déroulement d’une part avec le patient, d’autre part en réunion.


Ces actions visent donc une réorganisation de l’existence du patient, en l’aidant à nouer des relations adaptées avec son environnement. La réinsertion souffre encore actuellement de la stigmatisation de la maladie mentale. On peut regretter le manque de structures d’accueil pour ces patients, qui présentent des troubles psychiques entravant leur autonomie et qui nécessitent d’être soutenu dans la gestion de leur quotidien. Les patients bénéficiant d’une allocation d’adulte handicapé, se retrouvent bien souvent livrés à eux-mêmes. Ils se négligent progressivement jusqu’à l’arrêt parfois de leur traitement. La rechute survient et l’hospitalisation est à nouveau indiquée. Le travail dans la communauté de l’équipe de secteur prend ici toute son importance. Il est indispensable de trouver des points d’ancrages, activités, clubs, foyers, à ces patients, où ils peuvent exercer un rôle, occuper une place, être en relation avec d’autres. Ces animations scandent le temps, donnent un rythme et un sens aux journées : les jours avec et les jours sans. La participation à ce type d’activités dans le champ social et non plus thérapeutique, les aide à se maintenir dans une réalité sociale, culturelle partagée avec d’autres. Ainsi, les activités d’accompagnement liées à la réinsertion concernent autant des modalités concrètes, comme le logement, l’alimentation, que les « affaires » administratives, les lieux de rencontres, de loisirs, d’échanges culturels.

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May 13, 2017 | Posted by in MÉDECINE INTERNE | Comments Off on 6: Les actions infirmières en psychiatrie

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