9 L’ictère est un symptôme qui correspond à la coloration jaune des téguments (peau et muqueuses) due à une accumulation de bilirubine libre. Lorsqu’il débute, l’ictère est uniquement visible au niveau de la sclère de l’œil et doit être recherché à la lumière naturelle. On parle volontiers de subictère ; la bilirubine est alors > 30 μmol/L. À partir de 50 μmol/L, l’ictère devient en général franc. Dans le sang, la bilirubine accumulée peut être majoritairement libre (ictère à bilirubine libre) ou conjuguée (ictère à bilirubine conjuguée). La bilirubine est produite sous forme libre (ou indirecte) de manière endogène et physiologique puisqu’elle est le produit de dégradation de l’hémoglobine (80 %) et des protéines héminiques (20 %). Non conjuguée ou indirecte, elle est transportée dans le sang liée à l’albumine. C’est pourquoi elle ne peut franchir la barrière glomérulaire normale ; il n’y a pas de bilirubine libre dans les urines. Elle est captée par le foie, au pôle sinusoïdal des hépatocytes grâce à des transporteurs membranaires spécifiques (de la famille des OATPs). Dans l’hépatocyte, elle est conjuguée à l’acide glucuronique par l’uridine diphosphate (UDP) glucuronosyltransférase (UGT1A1), dont l’activité ne s’élève qu’après la naissance pour atteindre des valeurs de type adulte vers l’âge de 3 mois. La conjugaison de la bilirubine augmente sa solubilité et facilite sa sécrétion dans la bile. C’est sous cette forme directe qu’elle est sécrétée dans le canalicule biliaire par un transporteur membranaire spécifique (MRP2). Elle est donc majoritairement éliminée par les voies biliaires et transformée dans l’intestin en urobilinogène puis en stercobiline. Elle est in fine éliminée dans les selles, dont elle est responsable de la coloration. La bilirubine conjuguée, contrairement à la libre, peut aussi être éliminée par voie urinaire sous forme d’urobiline. L’ictère peut donc être le fait d’une augmentation de la production de bilirubine ou d’un défaut de conjugaison, il est alors libre. Un ictère à bilirubine conjugué peut être dû à un défaut de sécrétion biliaire, c’est-à-dire une cholestase, ou à une insuffisance hépatocellulaire. Exceptionnellement, des déficits génétiques spécifiques des transporteurs canaliculaires ou sinusoïdaux de la bilirubine conjuguée peuvent également être responsables d’un ictère à bilirubine conjuguée. La bilirubine libre non liée à l’albumine est neurotoxique. Son excès peut être responsable d’encéphalopathie bilirubinique ou ictère nucléaire qui fait toute la gravité des ictères à bilirubine libre. Ictère à bilirubine libre (non conjuguée) • l’ictère physiologique ou simple du nouveau-né, à bilirubine libre, est fréquent. Il est observé chez 60 % des nouveau-nés à terme et chez 80 % des nouveau-nés prématurés. Il est le fait à la fois d’une hémolyse physiologique et d’une immaturité de la glucuronoconjugaison ; • l’ictère « au lait de mère » est observé chez 2 à 3 % des nouveau-nés ou des jeunes nourrissons bénéficiant d’un allaitement maternel. C’est un ictère peu intense qui n’a pas de valeur pathologique. Il se prolonge toute la durée de l’allaitement maternel. Sa cause précise est encore inconnue. Les principales causes d’ictère à bilirubine libre de l’enfant sont détaillées dans le tableau 9.1. Schématiquement, on peut distinguer différents mécanismes. • Anémies hémolytiques corpusculaires, quasi exclusivement d’origine constitutionnelle (pathologie de l’hémoglobine [drépanocytose, thalassémie], pathologie de la membrane [sphérocytose, elliptocytose], pathologie enzymatique [déficit en G6PD ou en PK]). • Anémies hémolytiques extracorpusculaires, généralement acquises (immunologiques [allo-immunisation, anémies hémolytiques auto-immunes], immuno-allergique [médicamenteuse], infectieuses [paludisme]). • Rarement, l’hémolyse peut être mécanique, chez un patient porteur de valve cardiaque mécanique, bénéficiant d’assistance respiratoire extracorporelle (ou ECMO) ou dans le cadre d’une microangiopathie (comme le syndrome hémolytique et urémique). • Enfin, une hémolyse peut relever de causes infectieuses qui doivent être systématiquement évoquées en cas de fièvre. Une infection bactérienne doit être systématiquement recherchée chez le nouveau-né fébrile. Un accès palustre doit être recherché si le contexte est évocateur. Une hémolyse peut également être due à une maladie de Wilson (cf. supra). Le syndrome de Gilbert est une affection héréditaire caractérisée par un ictère dû à un déficit partiel de l’activité enzymatique de la glucuronosyltransférase. Dans les populations européennes, américaines et africaines, ce déficit est dû à une diminution d’expression de l’enzyme (20 à 30 % de l’expression normale) en rapport avec une mutation dans le promoteur du gène UGT1A1. En Asie, le syndrome de Gilbert est, dans la plupart des cas, dû à une mutation de l’exon 1 du gène UGT1A1. Ce n’est pas une condition rare puisque 3 à 10 % de la population est affectée. La manifestation principale est une hyperbilirubinémie non conjuguée isolée qui ne dépasse pas 80 μmol/L. Excepté l’ictère inconstant et variable, l’examen clinique est normal. Les périodes d’ictère sont souvent déclenchées par un jeûne ou des infections. Parmi les nouveau-nés qui ont un ictère néonatal, ceux atteints du syndrome de Gilbert peuvent avoir un ictère de sévérité et de durée plus importantes. Le diagnostic est clinique. La maladie peut également être découverte fortuitement à la suite d’un examen de routine révélant une hyperbilirubinémie libre isolée. Le diagnostic moléculaire est possible, les deux mutations prépondérantes (promoteur et exon 1) étant facilement identifiables. La maladie est totalement bénigne et ne nécessite aucun traitement. Son diagnostic est essentiel pour éviter toutes investigations inutiles. Le pronostic est excellent et un suivi médical n’est pas nécessaire. Cependant, des précautions doivent être prises en cas d’administration de médicaments dont le métabolisme met en jeu la bilirubine glucuronosyltransférase (comme l’irinotécan). Le syndrome de Crigler-Najjar (SCN) est une maladie autosomique récessive plus sévère que le syndrome de Gilbert dû à un déficit plus profond en bilirubine glucuronosyltransférase. La maladie est extrêmement rare avec une incidence annuelle de 1/1 000 000 naissances. De nombreuses mutations du gène UGT1A1 sont liées au SCN et sont responsables d’une perte partielle ou totale de l’activité de la bilirubine glucuronosyltransférase, résultant en une diminution importante de la conjugaison de la bilirubine. L’ictère débute dès la période néonatale et est permanent. L’examen physique montre un ictère isolé et les analyses biologiques ne détectent qu’une hyperbilirubinémie sévère (> 100 μmol/L) avec un bilan hépatique normal. Le diagnostic définitif repose aujourd’hui plus sur la biologie moléculaire que sur la mise en évidence du déficit enzymatique sur biopsie hépatique. On en distingue deux variétés. Le type I est la forme la plus sévère. L’hyperbilirubinémie est très intense (300-850 μmol/L), le risque d’encéphalopathie bilirubinémique est particulièrement élevé et l’activité de la bilirubine glucuronyltransférase est nulle. Il n’y a aucun effet du phénobarbital sur la bilirubinémie et enfin la bile ne contient pas de bilirubine conjuguée. Le traitement du type I est l’exsanguino-transfusion en période néonatale puis la photothérapie intensive (10 à 12 heures par jour). Les seuls traitements curatifs du SCN de type I sont la transplantation hépatique et les thérapies cellulaires ou géniques qui doivent être réalisées avant la survenue de l’atteinte neurologique. Le type II est moins sévère. L’hyperbilirubinémie est moins intense (100-350 μmol/L), le risque d’encéphalopathie bilirubinémique est moins élevé (mais non nul), l’activité de la bilirubine glucuronyltransférase est très diminuée (inférieure à 10 %), mais non nulle et un traitement par phénobarbital entraîne une diminution de la bilirubine (par induction de l’enzyme avec activité résiduelle). Cholestase La cholestase se définit comme l’ensemble des manifestations dues à la diminution ou à l’arrêt du flux biliaire ou à une anomalie de formation de la bile. L’absence d’acides biliaires dans l’intestin entraîne une malabsorption des graisses et des vitamines liposolubles (A, D, E, K). L’accumulation d’acides biliaires dans le foie et dans le sang est responsable de lésions hépatocytaires et d’un prurit. L’anomalie de la sécrétion biliaire est responsable d’un défaut d’élimination biliaire de la bilirubine conjuguée (décoloration des selles) qui est alors éliminée par voie urinaire (urines foncées). La plupart des cholestases chroniques sont cirrhogènes ; en cas de diagnostic tardif, des signes de cirrhose et d’hypertension portale peuvent donc être présents. Les cholestases de l’enfant sont plus fréquentes en période néonatale. Elles constituent la principale cause d’hospitalisation dans un service d’hépatologie pédiatrique et représentent 80 % des indications de transplantation hépatique chez l’enfant. Le nouveau-né est particulièrement exposé à développer une cholestase en raison de l’immaturité des mécanismes de la sécrétion biliaire. Les cholestases du nouveau-né sont particulières par leur incidence relativement élevée (1 sur 2 500 naissances), la grande variété de leurs causes et la gravité du pronostic d’un grand nombre d’entre elles qui nécessiteront ultérieurement une transplantation hépatique. Une cholestase doit être suspectée systématiquement chez tout nouveau-né ictérique chez qui l’ictère persiste ou apparaît après 10-15 jours de vie. Dans la quasi-totalité des cas, c’est un ictère survenant avant l’âge d’un mois qui est l’occasion du diagnostic. Dans de rares cas, une cholestase peut être évoquée devant une décoloration des selles pendant les premiers jours de vie, devant une hémorragie, en particulier intracrânienne, secondaire à un déficit en vitamine K, ou dans le suivi d’anomalies dépistées lors des échographiques anténatales (image kystique liquidienne sous-hépatique, vésicule biliaire non visualisée, situs inversus, cardiopathie). L’ictère cholestatique peut s’accompagner d’une décoloration prolongée ou transitoire, partielle ou complète des selles, d’urines foncées colorant les couches. Une hépatomégalie est présente le plus souvent. Le prurit n’existe pas chez le nouveau-né cholestatique et n’apparaît jamais avant l’âge de 4-5 mois. La bilirubinémie est augmentée avec une prédominance de bilirubine conjuguée et est le plus souvent associée à une augmentation des phosphatases alcalines, de la gamma-glutamyltransférase (GGT) et des acides biliaires dans le sang. Tout nouveau-né suspect de cholestase doit recevoir, dès que possible, une injection parentérale de vitamine K pour prévenir les complications hémorragiques. En cas de décoloration des selles, il faut orienter rapidement le nouveau-né vers un centre hospitalier où une équipe médico-chirurgicale expérimentée conduira les investigations étiologiques et pourra prendre en charge l’enfant de manière à lui donner les meilleures chances de survie à long terme. En effet, chez tout nouveau-né cholestatique avec décoloration des selles il faut évoquer le diagnostic d’atrésie des voies biliaires (principale cause de cholestase à cet âge) dont le pronostic dépend essentiellement de la précocité de l’intervention chirurgicale correctrice (Kasai). Lorsqu’il existe une décoloration complète des selles et une hépatomégalie ferme, ou s’il existe un situs inversus abdominal ou thoracique, le diagnostic d’atrésie des voies biliaires est très probable sur les seules données cliniques. Le risque, chez un enfant nourri au sein, est de porter par excès le diagnostic d’ictère au lait de mère chez un enfant en fait cholestatique, potentiellement atteint d’atrésie des voies biliaires. Chez l’enfant (en dehors de la période néonatale), le diagnostic de cholestase peut être évoqué devant de nombreux signes qui peuvent être isolés ou associés : ictère, décoloration des selles, prurit, malnutrition, déficit en vitamines liposolubles, hépatomégalie, anomalies de la biologie hépatique ou de l’échographie abdominale. Ici encore, l’administration parentérale de vitamine K est essentielle, et la cause de la cholestase doit être identifiée rapidement. Les principales causes de cholestase sont indiquées dans le tableau 9.2 et détaillées dans les paragraphes suivants. Le diagnostic étiologique est établi sur des critères cliniques, biologiques, radiologiques, histologiques et moléculaires. Schématiquement, on peut distinguer les causes extrahépatiques (biliaires), extra- et intrahépatiques (biliaires) et intrahépatiques (biliaires ou hépatocytaires). Tableau 9.2 Étiologie des cholestases de l’enfant °: Cause la plus fréquente de cholestase néonatale ; D : autosomique dominant, R : autosomique récessif + mode de transmission qui n’est pas toujours autosomique récessif *: Origine multifactorielle probable : prématurité (immaturité de la sécrétion biliaire), ischémie ou hypoxie hépatiques (retard de croissance intra-utérin, souffrance périnatale, entérocolite), infections bactériennes, alimentation parentérale exclusive, prédisposition génétique (statut hétérozygote muté pour les gènes impliqués dans les PFIC1-3) Une intervention correctrice (intervention de Kasai) anastomosant une anse intestinale (hépato-porto-entérostomie) ou la vésicule biliaire (hépato-porto-cholécystostomie) au hile du foie permet un rétablissement du flux biliaire. Si cette intervention chirurgicale est faite avant l’âge de 30 jours on peut espérer que 50 % des enfants opérés seront en vie avec leur foie natif sans ictère à l’âge de 3 ans. Après l’âge de 45 jours, les chances de succès de l’intervention diminuent rapidement pour s’annuler quasiment après l’âge de 4 mois. En cas d’échec de l’intervention, l’évolution se fait vers la décompensation de la cirrhose et nécessite une transplantation hépatique, le plus souvent entre l’âge de 1 et 2 ans. Tous les efforts doivent donc tendre à faire le diagnostic d’atrésie des voies biliaires avant l’âge de 1 mois pour tenter de réduire le nombre d’enfants qui nécessiteront une transplantation hépatique dans les premières années de vie. Cependant, même en cas de rétablissement du flux biliaire une cirrhose existe dans presque tous les cas en raison de l’atteinte associée des voies biliaires intrahépatiques. Ces enfants sont exposés aux complications générales des cirrhoses, en particulier l’hypertension portale, à la réapparition secondaire d’un ictère, à des cholangites bactériennes, à une nécrose ischémique du foie et une transplantation hépatique est souvent nécessaire dans la seconde enfance ou à l’adolescence. Les enfants atteints d’atrésie des voies biliaires doivent être adressés dans un centre spécialisé ayant une expérience dans la réalisation de l’intervention de Kasai (hépato-porto-entérostomie ou hépato-porto-cholécystostomie). Si cette intervention est réalisée avant l’âge de 45 jours, on peut espérer que plus de 50 % des enfants opérés seront en vie sans ictère à l’âge de 3 ans. Ce diagnostic qui doit être évoqué devant toute cholestase néonatale et doit être fait avant l’âge de 1 mois afin de permettre de réduire le nombre de transplantations hépatiques les premières années de la vie.
Ictères
Définition
Augmentation de la production de bilirubine libre (hyperhémolyse)
Diminution de conjugaison de la bilirubine libre
Causes intra- et extrahépatiques
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