9: Cheveux et toxicologie médico-judiciaire

Chapitre 9 Cheveux et toxicologie médico-judiciaire



L’analyse des cheveux complète utilement les analyses plus classiques de sang et d’urine en élargissant la fenêtre de détection d’éventuelles expositions aux xénobiotiques. En effet, contrairement au sang où la durée de détection d’un xénobiotique s’exprime en heures ou aux urines où elle s’exprime au maximum en jours, elle est dans les cheveux de plusieurs mois voire de plusieurs années en fonction de la longueur de la mèche de cheveux analysée. Les cheveux peuvent donc représenter le calendrier rétrospectif de la consommation d’un xénobiotique, permettant en outre d’établir le profil de consommation à long terme et son évolution. Dans la pratique, l’analyse urinaire et l’analyse des cheveux s’avèrent plutôt complémentaires, les urines permettant de caractériser un usage ponctuel et les cheveux une exposition répétée. Le tableau 9.1 reprend les caractéristiques propres à chaque milieu dans le cadre du contrôle d’une conduite addictive.


Tableau 9.1 Comparaison des urines et des cheveux.























































Paramètres Urines Cheveux
Reconnu par la justice Oui Oui
Dépistage complet Oui Oui
Techniques analytiques Immunochimie, GLC/MS ELISA, GLC/MS
Fenêtre de détection 2–5 jours Plusieurs mois
Adultération Possible Très difficile
Recueil Invasif Non invasif
Conservation +4 °C ou −20 °C Temp. ambiante
Analyte majeur Métabolites Substance mère
Recueil à distance d’un second échantillon identique Non Oui
Type de mesure Incrémentale Cumulative
Risque de faux négatifs Élevé Faible
Risque de faux positifs Théoriquement nul Théoriquement nul

La décennie écoulée a confirmé l’intérêt majeur des cheveux comme marqueurs d’exposition chronique aux xénobiotiques. À présent, les applications de ces investigations débordent du champ addictif dans lequel elles avaient jusqu’alors été confinées (infraction à la législation sur les stupéfiants) et s’imposent dans un nombre croissant d’applications, comme le suivi des sujets alcoolodépendants, l’empoisonnement chronique, le dopage, la soumission chimique, ou la restitution du permis de conduire [18]. Par exemple, pour ce dernier sujet, les travaux publiés montrent tous que les analyses de cheveux permettent une meilleure identification que les analyses urinaires des consommateurs récidivistes (effet discriminant) et que le nombre de positifs diminue chaque année (effet éducatif).


Ainsi, ce chapitre se propose de résumer les connaissances de l’analyse des cheveux et des poils et d’évaluer ses applications en toxicologie médico-judiciaire.



Incorporation des xénobiotiques dans les cheveux


Les poils sont des structures kératinisées propres aux mammifères, produites au niveau d’une invagination de l’épithélium épidermique, le follicule pilo-sébacé. Chacun de ces follicules représente une unité anatomique, constituée du poil proprement dit avec son bulbe pilaire, sa racine et sa tige, du follicule, d’une glande sébacée et d’un muscle horripilateur. L’homme adulte possède environ cinq millions de follicules pileux, dont un million, au niveau du scalp donnent naissance aux cheveux. Une première poussée de poils a lieu vers le 5e-6e mois de la vie fœtale : c’est le lanugo. La composition des poils est relativement variable : eau (4–13 %), protéines (85–93 %), lipides (1–3 %) et minéraux (0,2–0,8 %).


Les poils se développent puis chutent de façon individuelle et cyclique, selon trois phases : phase de croissance, ou anagène (4 à 8 ans), phase de transition, ou catagène (2 semaines), et phase de repos, ou télogène (3 mois). À un instant donné, environ 85 % des cheveux sont en phase anagène. On considère généralement que les cheveux au niveau du vertex poussent de 0,34 mm par jour, soit environ 1 cm/mois, avec des variations allant de 0,7 à 1,5 cm/mois.


Le mécanisme généralement proposé pour l’incorporation des xénobiotiques dans les cheveux consiste en une diffusion interne des substances du sang vers les cellules en croissance des bulbes pileux et une diffusion externe à partir des sécrétions sudorales ou sébacées, mais aussi des éventuels contaminants de l’environnement [9].


En fusionnant pour former le cheveu, les cellules en croissance piégeraient les substances dans la structure kératinisée. Les cinétiques d’incorporation sont dépendantes des liaisons du xénobiotique incorporé à la mélanine, un pigment des cheveux. Il semble qu’il existe une différence quantitative d’incorporation suivant la couleur des cheveux, c’est-à-dire en fonction du degré d’oxydation de la mélanine. Les cheveux foncés, présentant un degré d’oxydation plus important de la mélanine, concentrent ou retiennent plus fortement les drogues que les cheveux clairs, à doses ingérées équivalentes. Cette observation n’est pas sans poser des problèmes d’équité, puisqu’il est admis par la communauté scientifique qu’à dose administrée équivalente, les concentrations mesurées dans les cheveux noirs sont plus importantes que dans les cheveux blonds [10].


Les traitements cosmétiques peuvent affecter les analyses. Il a été observé une nette diminution du contenu en xénobiotiques dans les mèches de cheveux décolorés par rapport aux cheveux de couleur naturelle de la même personne. Cette diminution peut être de l’ordre de 60 à 70 % pour la cocaïne et ses métabolites et de 70 à 90 % pour les opiacés. Par définition, tout traitement cosmétique (coloration, décoloration, permanente, lissage…) va affecter à la baisse les concentrations des molécules incorporées [11]. Dans le cas de concentrations faibles, proches du seuil de positivité, il est possible alors de rendre un résultat négatif. Ainsi, il convient de noter lors du recueil des cheveux tout traitement cosmétique et de prélever, en cas d’altération visible, d’autres poils.


Les substances mères sont présentes dans les cheveux ou poils à des concentrations plus élevées que celles de leurs métabolites, alors que dans les urines les rapports sont généralement inversés. De ce fait, les cheveux permettent de discriminer deux substances qui auraient les mêmes métabolites (sélégiline versus amphétamine, nandrolone versus norandrostènedione et norandrostènediol).


La fixation des xénobiotiques dans les cheveux pourrait également s’effectuer par le biais de l’environnement atmosphérique. Cela concerne plus particulièrement les substances à l’état de particules en suspension. Ainsi, les substances fumées, comme le cannabis, le crack, ou même l’héroïne et la kétamine peuvent se déposer sur toute la longueur du cheveu. Les substances déposées sur les cheveux par voie passive seraient moins bien liées à la matrice, ce qui a conduit les toxicologues à développer des méthodes de décontamination des échantillons. Elles consistent en des lavages, soit par une solution aqueuse, soit par un solvant organique, soit par les deux successivement, pendant différents temps d’incubation et à différentes températures. Des cinétiques de lavage et l’analyse des solutions de décontamination ont révélé que les contaminants étaient très vite éliminés (après deux lavages) et qu’ensuite, d’autres lavages n’avaient plus aucun effet. Diverses stratégies ont été proposées dans la littérature pour contourner le problème de la contamination [1214].


L’incorporation se faisant dans tous les poils, si les cheveux ne peuvent être prélevés ou sont manquants, d’autres poils conviennent également comme les poils pubiens, de la poitrine ou axillaires. Ces poils sont particulièrement recommandés lorsque les cheveux sont teints ou décolorés. Il conviendra de faire attention aux conclusions en utilisant des poils différents de ceux de la tête, puisque l’incorporation peut être fort variable selon la localisation anatomique.


La stabilité des xénobiotiques une fois incorporés dans les cheveux semble tout à fait exceptionnelle. Il a ainsi été possible d’identifier de la cocaïne dans les cheveux de momies péruviennes, vieilles de plusieurs centaines d’années, prouvant à nouveau l’utilisation de cet alcaloïde par les habitants des Andes.



Prélèvement et analyse


Dès 1997 [15], la Society of Hair Testing (SoHT) a publié des recommandations sur l’analyse des cheveux. Ce document a été complété en 2004 [16].


Le lieu de prélèvement et de conservation des cheveux ou poils ne doit pas être contaminé par des saisis de stupéfiants ou des machines destinées à la fabrication des médicaments dans l’industrie pharmaceutique. La personne qui prélève (biologiste, policier, gendarme…) ne doit pas être en contact avec les substances à rechercher.


Les cheveux sont généralement prélevés en vertex postérieur (figure 9.1). Une mèche de 80 cheveux (diamètre d’un crayon à papier) est suffisante pour un criblage des quatre familles de stupéfiants. Une seconde mèche devra être prélevée si une analyse complémentaire pour l’éthylglucuronide (marqueur spécifique de l’éthanol) est demandée ou si une analyse segmentaire s’avère nécessaire (comme par exemple en cas de suspicion de soumission chimique). Dans le cadre des expertises judiciaires, il convient de réaliser le prélèvement en double. Les mèches doivent être prélevées le plus près possible du cuir chevelu, coupées aux ciseaux (ne pas arracher) et orientées racine-extrémité au moyen d’une cordelette, fixée 1 cm au-dessus du niveau de la racine. La conservation est aisée ; elle s’effectue en tube sec, dans un kit de collection (figure 9.2) ou dans une enveloppe, à température ambiante. Il est donc plus facile de conserver des cheveux que des urines (+4 °C ou −20 °C).




Le prélèvement doit mentionner le nom du sujet, son âge, la couleur de ses cheveux, leur longueur, les éventuels traitements médicaux et/ou cosmétiques, le nom du préleveur et la date du prélèvement.


De très nombreuses procédures analytiques ont été publiées dans la littérature internationale. Elles font souvent appel à un dépistage immuno-chimique, essentiellement par ELISA ou RIA, suivi d’une confirmation des positifs par chromatographie ou directement par chromatographie. L’aspect analytique ne pose plus de problème particulier et de nombreux laboratoires sont désormais accrédités pour ce type d’analyses. La Society of Hair Testing propose régulièrement des tests de comparaison interlaboratoires pour les stupéfiants et l’éthylglucuronide. Il en est de même pour certaines sociétés savantes nationales. Ces contrôles sont répétés plusieurs fois par an et permettent toujours d’améliorer les procédures analytiques.


Dans certaines circonstances (cannabis, cocaïne), l’expert peut être amené à vouloir exclure tout risque de contamination externe. Le THC, tout comme le cannabinol et le cannabidiol sont présents dans la fumée de cannabis. Il convient alors de mesurer un métabolite, preuve unique d’un passage par la voie générale. Le THC-COOH, métabolite acide, est très mal incorporé dans les cheveux et les concentrations fixées sont de l’ordre de quelques pg/mg. L’emploi de la spectrométrie de masse en tandem apparaît ici comme indispensable. De même, la norcocaïne ou le cocaéthylène peuvent avoir un intérêt dans le dépistage d’un usage de cocaïne.


Un rapport benzoylecgonine/cocaïne supérieur à 0,05 est en faveur d’une consommation active de cocaïne. Un rapport de concentrations 6-acétylmorphine/morphine supérieur à 1,3 est recommandé par la SoHT comme indicatif d’une consommation active d’héroïne [16].



Applications pratiques


La Society of Hair Testing [16] a publié des seuils de positivité pour les principaux stupéfiants dans les cheveux (tableau 9.2).


Tableau 9.2 Seuils de positivité recommandés par la SoHT et concentrations attendues dans les cheveux.























Stupéfiants Seuils de positivité Concentrations attendues
Héroïne 0,2 ng/mg de 6-acétylmorphine 0,5–100 ng/mg, en général < 15 ng/mg
Cocaïne 0,5 ng/mg de cocaïne
et 0,05 ng/mg de benzoylecgonine
et/ou de cocaéthylène
0,5–100 ng/mg, en général < 50 ng/mg,
> 300 ng/mg est possible (crack)
Amphétamine, MDMA 0,2 ng/mg pour chaque composé 0,5–50,0 ng/mg
Cannabis 0,1 ng/mg de THC
0,2 pg/mg de THC-COOH
THC : 0,05–10 ng/mg, en général < 3 ng/mg
THC-COOH : 0,2–20 pg/mg, en général < 5 pg/mg

Les cheveux en croissance (environ 85 % de la quantité totale) incorporent les substances présentes dans le sang et la sueur et peuvent ainsi représenter le calendrier rétrospectif de la consommation chronique d’un xénobiotique. Il est ainsi possible d’établir un seuil quantitatif de consommation. Les cheveux poussent d’environ 1 cm par mois et leur analyse centimètre par centimètre, de la racine (exposition la plus récente) vers la pointe (exposition la plus ancienne dans le temps) permet de tracer l’historique de la consommation dans le temps (diminution, augmentation, absence de variation). La figure 9.3 représente l’évolution favorable de la consommation d’héroïne d’un sujet suivi pour pharmacodépendance.



Aujourd’hui, l’analyse segmentaire est un outil indispensable pour la justice et le corps médical afin de suivre l’évolution d’une toxicomanie ou la substitution par d’autres produits. Néanmoins, les résultats quantitatifs, quels qu’ils soient, doivent être interprétés avec beaucoup de rigueur et de précautions. En effet, bien que l’analyse segmentaire des cheveux présente des avantages par rapport aux analyses traditionnelles dans le sang et les urines (calendrier rétrospectif, fenêtre de détection, évolution de la consommation…), la croissance des cheveux n’est pas continue, ni homogène et des phénomènes de migration à l’intérieur du cheveu peuvent affecter les concentrations.


Cette matrice offre certains avantages pour les dépistages en entreprise. Le prélèvement est noninvasif, stable dans le temps et il est toujours possible de prélever à distance un second échantillon identique. De plus, l’analyse des cheveux de candidats à l’embauche permet de connaître leur profil addictif. Néanmoins, la période de temps couverte par le dépistage dépend de la lon gueur de l’échantillon capillaire prélevé (chaque centimètre représente environ 1 mois de pousse). Pour les urines, une période d’abstinence de quelques jours est généralement suffisante pour influencer fondamentalement les résultats des tests. Enfin, l’analyse des cheveux permet aux employés de démonter l’arrêt de consommation de substances psychoactives.


Dès 1995, Kintz a proposé des histogrammes de concentrations retrouvées dans les cheveux pour interpréter les résultats des analyses quantitatives [17]. Cela permet de classer les individus en petits, moyens ou gros consommateurs, permettant d’évaluer grossièrement leur consommation et surtout d’adapter au mieux leur prise en charge thérapeutique. En fait, il apparaît que chaque laboratoire, sur la base de ses propres études de population, devrait déterminer ses propres valeurs seuil en fonction de son pays d’origine, du but des analyses, des substances cibles recherchées et de la méthode analytique employée.



Suivi des conduites addictives


L’introduction en France des programmes de substitution à l’héroïne (méthadone, buprénorphine) a naturellement conduit à la mise en place de suivis analytiques des toxicomanes. Idéalement, la prise en charge des toxicomanes est conditionnée par l’absence de consommation concomitante de stupéfiants. Cette surveillance devrait se faire par analyses urinaires, deux fois par semaine (tout au moins pendant les trois premiers mois). Ce suivi coûte cher et s’avère dans la pratique peu efficace, car il se limite au simple résultat de « présence ou absence » de famille de stupéfiants, sans identification ni quantification du produit. Réalisée une fois tous les 3 mois, l’analyse des cheveux présente de nombreux avantages financiers et pratiques (prélèvement facile à contrôler, à conserver) par rapport à l’analyse urinaire. L’analyse segmentaire des cheveux permet également d’établir le profil addictif d’un individu, les éventuelles modifications de consommation. En outre, l’analyse de cheveux permet d’établir le niveau de consommation des différents produits (faible, moyen ou important) par rapport à des centaines de cas semblables, ce qui est très utile pour ajuster les posologies des médicaments. Le médecin aura alors une mesure biologique du niveau de l’intoxication et donc de la dépendance à l’héroïne et pourra ainsi prescrire le traitement de substitution sur une base scientifique, complémentaire de l’examen clinique.



Cas particulier de l’éthanol


Après administration, l’éthanol est essentiellement métabolisé par le foie (90–95 %), les reins (0,5–2 %), les poumons (0,5–6 %) et la peau (0,5 %) pour donner de l’eau et du gaz carbonique. Une très faible quantité d’éthanol (moins de 0,5 %) peut être éliminée sous forme d’éthylglucuronide, un métabolite de phase II [18].


Contrairement aux marqueurs sanguins classiques (VGM, γ-GT), l’éthylglucuronide est un marqueur spécifique de l’éthanol. En effet, ce produit direct de transformation n’est pas inductible par les médicaments (qui peuvent augmenter les γ-GT) et n’est pas fonction de l’état pathologique du sujet (malade hépatique, diabétique, cancéreux…). Il n’y a pas de grande variabilité biologique individuelle dans la formation de l’éthylglucuronide.


Il est désormais admis par la communauté scientifique internationale que la présence d’éthylglucuronide dans les cheveux au-delà d’un seuil discriminant démontre une consommation d’éthanol, en particulier chez les buveurs d’une quantité supérieure à 50–60 g par jour.


La concentration d’éthylglucuronide dans les cheveux, associée à un seuil de positivité de 30 pg/mg (selon le consensus du 16 juin 2009 établi par la Society of Hair Testing et revalidé le 22 mars 2011), permet de discriminer les buveurs excessifs chroniques du reste de la population [19].


L’interprétation des concentrations d’éthylglucuronide dans les cheveux est délicate pour deux types de raisons [20] :


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Aug 19, 2017 | Posted by in GÉNÉRAL | Comments Off on 9: Cheveux et toxicologie médico-judiciaire

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