Chapitre 8. Les médicaments psychiatriques chez les enfants
L’utilisation de stimulants124
Les traitements du TDAH par les psychostimulants127
Les traitements du TDAH avec des médicaments non stimulants128
Les traitements non médicamenteux du TDAH129
L’utilisation des antidépresseurs chez les enfants130
L’utilisation des antipsychotiques chez les enfants132
Le changement majeur en psychopharmacologie et dans la société en général, depuis la première édition de ce livre, n’est pas l’apparition d’un nouveau médicament miracle, mais l’accroissement vertigineux de la prescription d’agents psychotropes chez les enfants. Celle-ci a débuté avec les psychostimulants, s’est étendue aux antidépresseurs et concerne également désormais les antipsychotiques et les anticonvulsivants. Ce chapitre va s’intéresser aux principes généraux qui sous-tendent l’utilisation de psychotropes et de certains autres produits chez les enfants, puis celle des psychostimulants dans d’autres indications.
PRINCIPES GÉNÉRAUX
En principe, les premiers essais cliniques réalisés pour pouvoir mettre un médicament sur le marché ne sont pas réalisés sur une population d’enfants. Ce qui veut dire que lorsqu’un médicament pédiatrique est disponible dans la pharmacopée, il n’a pas pour autant été testé sur ce groupe spécifique.
En général, dans toutes les disciplines médicales, le clinicien avisé qui dispose d’un médicament efficace pour un type de pathologie chez l’adulte l’utilisera chez l’enfant, même s’il n’existe pas d’études prouvant son efficacité dans ce cadre. Par exemple, il n’hésitera pas à prescrire un anticonvulsivant à un enfant qui présente des crises d’épilepsie.
Le même principe s’applique pour les problèmes nerveux chez l’enfant. Prenons l’exemple des troubles obsessionnels compulsifs (TOC), qui peuvent débuter chez des enfants parfois dès l’âge de 3 ou 4 ans et perdurer à l’âge adulte. Il n’y a pas de raison de penser que la pathologie de l’adulte diffère de celle des enfants, et il paraît donc raisonnable de prescrire dans des cas de TOC sévères les mêmes médicaments aux enfants que ceux dont on reconnaît l’efficacité chez les adultes. Dans le même ordre d’idées, il pourrait sembler logique de traiter les troubles bipolaires sévères avec du lithium et les syndromes dépressifs majeurs ou la catatonie avec des électrochocs chez les adolescents [1].
Ceci étant dit, l’utilisation des traitements médicamenteux chez les enfants comporte en réalité de nombreuses incertitudes. Des syndromes qui portent le même nom chez l’adulte et chez l’enfant semblent recouvrir des entités pathologiques différentes. Par exemple, ce qui est appelé « trouble psychotique » ou « schizophrénique » chez les enfants pourrait être le prolongement d’un trouble précoce du développement plutôt que les signes annonciateurs d’une psychose à l’âge adulte. Et bien qu’un trouble bipolaire floride et sévère puisse s’installer à l’adolescence, ce cas de figure reste en fait très rare et dès lors, les traitements de ce type de pathologie dans cette tranche d’âge devraient être tout aussi rares, ou même ne pas exister du tout. Les enfants peuvent être déprimés mais jusqu’à récemment, le bon sens nous faisait reconnaître ces situations comme des états de détresse plutôt que comme un début précoce d’une pathologie dépressive majeure telle qu’on peut en voir chez l’adulte. En conséquence, le recours aux antidépresseurs devrait se faire avec beaucoup de prudence.
UN TABLEAU EN PLEINE EVOLUTION
Des campagnes de marketing agressives ont encore compliqué le tableau dans ce domaine au cours des dernières années. Quand une firme pharmaceutique obtient une licence pour mettre sur le marché un médicament ayant pour indication le trouble de l’attention et/ou hyperactivité (TDAH), la dépression ou le trouble bipolaire, cela ne marque pas le début d’une nouvelle ère de progrès. Un moment où les cliniciens disposeraient enfin d’une substance pour traiter une pathologie bien connue chez les enfants pour laquelle ils étaient jusque-là sans recours. Tout au contraire, c’est le point à partir duquel les firmes pharmaceutiques vont avoir l’opportunité de convertir certains aspects difficiles de l’enfance en termes de maladie et mettre la pression sur les professionnels de la santé et le grand public pour que ces désordres soient traités par des médicaments. C’est ce même type de stratégie qui est à l’origine de la manie actuelle pour le diagnostic de trouble bipolaire. Pour beaucoup d’enfants avec des difficultés bien réelles, ceci a pour conséquence que si le diagnostic de TDAH est posé mais qu’un traitement par psychostimulant échoue, ils seront réétiquetés avec un diagnostic de bipolarité et recevront des traitements sédatifs tels que de l’olanzapine ou du valproate (voir pages 98 et 99).
Les problèmes que pose en pratique clinique l’augmentation du risque suicidaire lié à la prise d’antidépresseurs inhibiteurs sélectifs de la recapture de la sérotonine (ISRS) ont été saisis par les firmes pharmaceutiques comme une opportunité pour commercialiser avec plus d’ardeur des produits bien plus dangereux dans le cadre de la pédiatrie.
Les nouvelles substances et leur sécurité d’utilisation
Cet accroissement des prescriptions de nouveaux médicaments psychiatriques chez les enfants soulève de nouvelles questions en matière de sécurité d’utilisation. Jusqu’à récemment, les cliniciens qui traitaient les enfants avec des psychotropes disposaient de règles standardisées en matière de posologie acquises grâce à l’expérience clinique des uns et des autres. Vu l’incertitude, la prudence leur imposait d’augmenter progressivement les doses et de surveiller de près l’apparition d’effets indésirables. Bien que ces calculs empiriques en pédiatrie ne fussent pas basés sur des résultats d’essais cliniques randomisés, il y a toute raison de croire que cette méthode était la plus sûre. Aujourd’hui, au contraire, les firmes pharmaceutiques fixent les dosages de leurs produits par le biais d’essais cliniques randomisés qui sont construits de manière à servir d’abord les intérêts du marketing avant celui des enfants [2].
Très récemment, ce mélange d’intérêts convergents a été contrecarré par les agences de régulation. Celles-ci, depuis les années 1990, exigent des firmes qui réalisent des essais cliniques sur les enfants qu’elles établissent le profil de sécurité des médicaments. Un grand nombre d’essais cliniques ont alors été menés, mais leurs résultats, quand ils n’allaient pas dans le sens espéré, soit n’ont pas été publiés, soit ont été interprétés de façon grossièrement et intentionnellement erronée. Malheureusement, alors que nous pensions entrer dans une période où nous disposerions de plus de données pour orienter les pratiques cliniques, nous devons actuellement nous inquiéter plus que jamais de la qualité de ces données.
Les stratégies promotionnelles
Vu les difficultés rencontrées par les firmes pharmaceutiques pour prouver l’efficacité de leurs médicaments, on assiste à l’émergence de nouvelles stratégies promotionnelles. Plutôt que d’informer les cliniciens directement ou de tenter d’obtenir un enregistrement, ce qui les oblige à publier une partie de leurs données, la promotion d’une médication dans une nouvelle indication se fait par une voie détournée. Les nouveaux outils de promotion sont des articles pseudo-scientifiques contenant des données mal interprétées publiées dans des revues de prestige ou des présentations faites par des membres du corps académique sponsorisés lors de congrès médicaux. Ces techniques permettent d’ancrer dans le savoir des cliniciens la pertinence d’une nouvelle entité nosologique ou autrement dit d’une nouvelle maladie chez l’enfant, et la certitude de l’efficacité du médicament produit par la firme. Cette pratique a un double intérêt : outre le fait qu’elle permet de garder la mainmise sur les données issues des essais cliniques, elle représente une sérieuse économie dans les dépenses publicitaires, puisque le budget des honoraires versés aux professeurs « experts » est moindre que celui des salaires des nombreux délégués commerciaux.
Les autres facteurs de l’accroissement des prescriptions
Les firmes pharmaceutiques ne sont pas seules en cause dans cette modification de nos façons d’appréhender les troubles du comportement. D’une part, dans de nombreux pays, le fait de poser un diagnostic précis face à un enfant en difficulté est souvent un préalable nécessaire pour obtenir une aide psychosociale ou une allocation d’invalidité [3]. Cette aide peut être fournie sous forme d’argent, d’aide pédagogique particulière ou d’accès à des formes de thérapie spécifiques. Refuser de poser un diagnostic peut avoir pour conséquence la suppression de ces appuis précieux dont bénéficie la famille.
D’autre part, à l’instar des traitements destinés aux adultes, la croyance que les essais cliniques prouvent l’efficacité des traitements est bien ancrée. Dans le cas des enfants, elle s’accompagne en plus de l’idée que ceux-ci vont prévenir les risques majeurs pour l’avenir que pose une maladie non traitée durant l’enfance. Face à de tels arguments, la plupart des parents se sentent obligés d’accepter une médication pour leur enfant. Et ce d’autant plus que ces médicaments sont perçus comme dénués d’effets indésirables et que les cliniciens ne se pressent pas pour les informer correctement à ce sujet.
Finalement, d’une certaine façon, les parents ont de tout temps utilisé des sédatifs, sous forme de potions ou de sirops divers, pour gérer certains enfants. Dans le même ordre d’idée, on observe un recours fréquent aux antipsychotiques chez les enfants placés en institution d’accueil ou ayant des troubles de l’apprentissage. Ce phénomène ancien semble s’être fortement amplifié ces dernières années [4].
Un facteur important qui vient s’ajouter à ceux décrits plus haut est l’utilisation généralisée de critères opérationnels. En 1980, la troisième édition du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (Diagnostical and Statistical Manuel of Mental Disorder [DSM III]) a introduit la notion de critères opérationnels afin de dépasser les profondes différences de points de vue entre la psychiatrie biologique et les approches psychodynamiques. Même si nous ne nous accordons pas sur les causes d’un problème ou sur les manières de le résoudre, nous sommes certainement capables d’affirmer communément si cinq symptômes cliniques sont présents ou non chez un patient. Dans le cas d’une dépression, par exemple, la présence de cinq items parmi les neuf proposés signifie que vous remplissez les critères pour ce trouble [5].
Mais à y regarder de plus près, le fait de rassembler cinq critères d’un trouble ne veut pas forcément dire que l’on en est atteint. Reprenons par exemple, comme dans le chapitre 4, le cas de certaines femmes enceintes ou celui de n’importe lequel d’entre nous souffrant d’une grippe : les critères d’une dépression seront probablement rencontrés si le sommeil et l’appétit sont perturbés, si de l’anxiété et de la fatigue sont constatées, ainsi qu’une perte d’intérêt pour les activités habituelles. En 1980, on prenait pour un fait acquis qu’un bon sens clinique permettrait de faire la différence et que si quelqu’un présentait un de ces critères particuliers pour une autre raison, il ne se verrait pas affublé d’un diagnostic de dépression. Mais quand les critères ont commencé à être diffusés sur Internet, souvent par les firmes pharmaceutiques ellesmêmes, de nombreuses personnes ont fait leurs propres recherches. Elles ont trouvé une série de critères qui décrivaient leurs difficultés ou celles d’un proche, par exemple de leur enfant, et sont arrivées à tort à la conclusion qu’il s’agissait bien là d’une maladie. J’ai vu des gens faisant une brillante carrière dans la vie publique m’affirmer, sans ironie, qu’après avoir fait des recherches sur Internet, ils étaient convaincus d’être atteints d’un syndrome d’Asperger, d’un TDAH ou d’un trouble bipolaire.
Notons encore que dans le cas du TDAH, nous sommes témoins d’un phénomène à rebours du courant habituel qui voit s’étendre un diagnostic et donc un marché de la population adulte vers celle des enfants. En effet, les firmes pharmaceutiques, galvanisées par le succès du marché des psychostimulants pour enfants, ont organisé des campagnes pour faire reconnaître les formes adultes de TDAH, ce qui a mené à une augmentation de la consommation de stimulants chez les adultes [16].
L’UTILISATION DE STIMULANTS
Les stimulants tels que l’arsenic, la strychnine, le camphre et la coca (ou plus tard la cocaïne) ont été utilisés pour soulager les problèmes nerveux depuis plus d’un siècle. Suite à une célèbre expérience involontaire – une inondation de son laboratoire à Leningrad en 1924, qui faillit causer la mort par noyade des chiens destinés aux expérimentations – Pavlov remarqua que ceux-ci restaient très nerveux après l’incident. Même s’ils avaient tous vécu le même événement, les réactions des chiens étaient variables. Certains étaient très invalidés par ce que Pavlov nomma une « névrose traumatique », alors que d’autres l’étaient beaucoup moins. Les réponses des chiens traumatisés aux tentatives de traitement furent aussi fort différentes : certains se trouvaient améliorés avec des sédatifs tandis que d’autres l’étaient avec des stimulants. Ceci permit de montrer que des produits très différents pouvaient être efficaces pour soulager un même trouble selon le type constitutionnel (ou le type de personnalité) des individus [5].
Cette idée fut ensuite développée par Hans Eysenck sous la forme d’une théorie de la personnalité sophistiquée qui, reprenant des concepts préalablement décrits par Carl Gustav Jung, faisait la distinction entre les introvertis et les extravertis. Selon Eysenck et Jung, les introvertis gardent leurs angoisses à l’intérieur d’euxmêmes, ce qui les prédispose à des troubles phobiques ou obsessionnels et aux névroses d’angoisse, alors que les extravertis exposent leurs difficultés dans l’espace interpersonnel, de sorte qu’elles sont partagées avec les autres, ce qui les prédispose à l’hystérie et la psychopathie. Ces deux tempéraments reposaient pour Eysenck sur des bases biologiques. Ils étaient déterminés par les gènes plutôt que par l’éducation. Pour argumenter cette hypothèse, il utilisa la différence de sensibilité des introvertis et des extravertis aux effets des stimulants et des sédatifs. Les réponses données par un sujet au test de personnalité d’Eysenck permettent, en effet, de prédire quelle quantité d’anesthésiant sera nécessaire pour l’endormir en vue d’une intervention chirurgicale, les introvertis nécessitant de plus fortes doses que les extravertis. Les extravertis, par ailleurs, sont plus sensibles à l’effet des stimulants qui peuvent avoir sur eux des effets paradoxaux, c’est-à-dire sédatifs [6].
Dans les années qui précédèrent la Première Guerre mondiale, en parallèle à cette élaboration théorique, une série de produits de type amphétaminique furent synthétisés [7]. Il fallut quelques années pour que les chimistes découvrent leurs propriétés stimulantes. La poursuite des recherches conduisit à la découverte de la dexamphétamine en 1935, une amphétamine avec des propriétés stimulantes nettement plus marquées que les autres. Cette substance connut très vite un grand succès et remplaça l’usage des autres stimulants. Elle fut testée dans différents troubles tels que la narcolepsie, certains troubles anxieux et une problématique qui a depuis été rebaptisée TDAH.
En 1937, Charles Bradley rapporte d’ailleurs les effets bénéfiques de la benzédrine sur une série d’enfants soignés pour des troubles du comportement dans ces termes : « Voir une unique dose de benzédrine produire une plus grande amélioration des performances scolaires que les efforts combinés d’une équipe compétente travaillant dans un cadre des plus favorables aurait été presque démoralisant pour les enseignants si l’amélioration n’avait pas été aussi gratifiante d’un point de vue pratique. » [8].
L’ÉMERGENCE DU TDAH
La réponse des enfants aux stimulants a désormais légitimé le concept de TDAH mais, en réalité, nous savons très peu de choses sur ce trouble. Parmi la variété d’enfants au comportement difficile et perturbé dans les institutions de soins dans les années 1930, seul un petit groupe, celui auquel se réfère Bradley, répondait aux stimulants, alors que les autres réagissaient mieux aux sédatifs. Mais cette réponse limitée aux stimulants a eu pour conséquence une lente augmentation de leur utilisation. En 1954, un nouveau produit de cette classe est apparu, le méthylphénidate, qui, lors d’essais cliniques, a montré son efficacité sur un groupe d’enfants similaire à celui observé par Bradley. C’est ce qui fut le point de départ de l’émergence, à la fin des années 1950, du concept de dysfonctionnement cérébral a minima (DCM), qui permettait d’expliquer la réponse paradoxale des enfants hyperactifs aux stimulants. Il y a eu de nombreuses hypothèses sur les causes de ce DCM. Furent évoquées, par exemple, la possibilité d’une souffrance fœtale mineure lors de l’accouchement ou une allergie à des additifs alimentaires. Le diagnostic de DCM était souvent associé à de l’hyperactivité.
Du DCM au TDAH
Le DCM s’est appelé TDAH dans la troisième édition du Manuel de diagnostic et de statistique des troubles mentaux, en 1980 [9. and 10.]. Mais ce terme désigne un état dans lequel des enfants peuvent être soit hyperactifs, soit inattentifs ou les deux, sans se référer à un trouble spécifique. Étant donné la nature imprécise de ces deux qualificatifs, le risque de poser des diagnostics à mauvais escient paraît inévitable.
Avec l’émergence de ce concept, une large variété de troubles se manifestant par de l’hyperactivité et d’autres suggérant un DCM ont été rassemblés en un seul groupe qui aurait en commun une même pathologie dont le seul traitement serait le méthylphénidate. Ce diagnostic connaît désormais un immense succès populaire et le médicament, bien qu’existant depuis 25 ans, a été soudainement prescrit de façon exponentielle [11]. Cet enthousiasme s’est développé en premier lieu aux États-Unis avant d’envahir l’Europe.