Chapitre 7 Facteurs de vulnérabilité
Même si l’étiologie des troubles psychiatriques n’est qu’imparfaitement élucidée, il est actuellement admis de manière quasi consensuelle que ces troubles sont de déterminisme multifactoriel. L’expression clinique d’une pathologie psychiatrique correspondrait ainsi à l’aboutissement d’une chaîne causale pouvant s’étendre sur des décennies, avec des interactions complexes entre des facteurs de vulnérabilité génétiques et environnementaux. Un « facteur de vulnérabilité », expression qui sera ici considérée comme équivalente à celle, plus classique en épidémiologie, de « facteur de risque », peut être défini comme une caractéristique qui augmente la probabilité de survenue d’un trouble. Ce concept de vulnérabilité constitue la pierre angulaire des modèles étiologiques multifactoriels des troubles psychiatriques. Cette approche probabiliste permet de prendre en compte une notion fondamentale, à savoir que la survenue du trouble est loin d’être inéluctable chez les sujets présentant un facteur de vulnérabilité donné, et que le trouble peut également survenir en son absence.
Il serait ici hors de propos de détailler les critères requis pour établir qu’une association statistique entre un facteur donné et la survenue de la maladie témoigne de l’existence d’une relation causale. Il faut néanmoins souligner qu’en psychiatrie, ces critères de causalité ne sont remplis que pour un nombre très limité de facteurs de vulnérabilité génétiques et environnementaux, et que la mise en évidence d’une relation causale est un processus long et complexe. Ainsi, l’association entre complications obstétricales et schizophrénie a été initialement montrée par de nombreuses études cas-témoins [5] dont l’interprétation était délicate du fait des biais potentiels de mémorisation et de sélection. L’existence d’une relation causale n’a été que récemment confirmée par plusieurs études de cohorte ou de registres obstétricaux [4]. Un autre exemple est celui des études explorant l’impact à l’exposition in utero à des virus, reposant initialement sur une méthode « écologique », c’est-à-dire que l’exposition au virus était connue à l’échelon d’une population de personnes dont le développement in utero s’est déroulé pendant une épidémie virale, mais sans que l’on connaisse la réalité de l’exposition virale à l’échelon individuel [1]. Plus récemment, des études documentant l’exposition réelle avec des sérums maternels collectés pendant la grossesse ont permis d’étayer l’existence d’une relation causale entre exposition prénatale au virus de la rubéole [1] ou de la grippe [2] et augmentation du risque de schizophrénie.
En l’état actuel des connaissances, les résultats d’études visant à identifier des facteurs de vulnérabilité pour les troubles psychiatriques ont exclusivement un intérêt dans le champ de la recherche étiologique. Toute tentative d’application dans le champ de prévention serait prématurée. En effet, l’information probabiliste selon laquelle une caractéristique environnementale ou génétique est un facteur de vulnérabilité pour un trouble psychiatrique n’est pas exploitable à l’échelon individuel pour prédire qui va effectivement développer le trouble au sein de la population des sujets vulnérables. On peut rappeler les résultats d’une étude prospective conduite chez des conscrits suédois [6]. Les sujets présentant quatre caractéristiques comportementales à l’inclusion (peu d’amis proches, préférence pour les petits groupes, plus grande sensibilité que les autres, pas de relation amoureuse fixe) avaient un risque multiplié par 30 de développer une schizophrénie au cours des 15 ans de suivi. En revanche, seuls 3 % des sujets « vulnérables » présentant ces caractéristiques développaient un tel trouble ; ces caractéristiques étant fréquentes dans la population, leur valeur prédictive était très limitée. Cet exemple n’est pas caricatural, et la même démonstration pourrait être faite pour l’ensemble des facteurs de vulnérabilité génétiques ou environnementaux identifiés à ce jour. L’heure ne paraît donc pas encore venue en psychiatrie pour le conseil génétique ou le dépistage de sujets à haut risque sur la notion d’exposition à telle ou telle caractéristique environnementale. Cela n’est pas contradictoire avec le fait que des recommandations peuvent être proposées pour diminuer l’exposition de la population dans son ensemble à des facteurs de vulnérabilité, par exemple en optimisant les soins obstétricaux, en réduisant la consommation de cannabis, ou en améliorant les conditions de vie des populations immigrées [3], puisque les conséquences néfastes de ces événements dans différents secteurs de la santé sont largement documentées.
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7.2 Facteurs de vulnérabilité génétique
Ce chapitre propose d’illustrer les méthodes mises en œuvre dans les travaux visant à identifier les facteurs de vulnérabilité génétique en tirant des exemples des études menées dans les troubles de l’humeur, la schizophrénie, le trouble obsessionnel-compulsif, les addictions et les conduites suicidaires.
Le caractère familial de plusieurs pathologies psychiatriques, en particulier la psychose maniacodépressive (PMD) et la schizophrénie a été noté depuis longtemps et formalisé par E. Kraepelin dès la fin du xixe siècle (1886). C’est au cours du xxe siècle que des études systématiques ont permis de démontrer l’existence d’une agrégation familiale de ces pathologies mais aussi de plusieurs autres pathologies psychiatriques telles que le trouble obsessionnel-compulsif (TOC), les troubles non bipolaires de l’humeur, les troubles des conduites alimentaires (TCA) ou certaines addictions. Plus récemment, une agrégation familiale a également été démontrée pour certaines entités transnosographiques telles que les conduites suicidaires, la propension à délirer ou certaines dimensions de personnalité. Pour ces différentes pathologies, ce sont les études de jumeaux et d’adoption qui ont permis de démontrer l’intervention de facteurs de vulnérabilité génétiques dans l’étiopathogénie. Ces études classiques ont également permis de montrer que les pathologies psychiatriques ne répondaient pas à des modes de transmission mendéliens et qu’elles rentraient dans le cadre des pathologies multifactorielles complexes dans lesquelles intervenaient des facteurs de prédispositions génétiques en interaction avec des facteurs environnementaux ou liés au développement.
La deuxième réflexion a porté sur la définition du phénotype « maladie ». En effet, les entités diagnostiques définies à l’aide des classifications diagnostiques ont une validité étiologique. Ces classifications ont été élaborées pour garantir une bonne fidélité interjuges, qui n’est pas la garantie d’une validité « biologique » ou « génétique ». Autrement dit, ces catégories diagnostiques sont probablement très hétérogènes du point de vue des facteurs de vulnérabilité génétique sous-jacents. Cette réflexion a donc suscité le développement d’une recherche clinique et épidémiologique visant à identifier des sous-groupes plus homogènes de chacune des pathologies, pertinents pour l’analyse de la composante génétique. Nous décrirons ces stratégies de démembrement de l’hétérogénéité clinique visant à faciliter l’analyse de la composante génétique (approche « symptôme candidat » et recherche « d’endophénotypes »). Cette réflexion a connu un degré de complexité supplémentaire lorsqu’ont été mis en évidence des facteurs de vulnérabilité indépendants des catégories diagnostiques, comme c’est le cas par exemple pour les conduites suicidaires. En effet, il est maintenant établi qu’il existe des facteurs de prédisposition aux conduites suicidaires indépendants des facteurs de vulnérabilité aux pathologies psychiatriques au cours desquelles on rencontre des conduites suicidaires.
Nouvelles approches phénotypiques en psychiatrie génétique
Développer une recherche clinique spécifiquement adaptée à l’analyse de la composante génétique d’une pathologie consiste à identifier les cibles cliniques (symptômes, formes cliniques, comportements, etc.) en rapport avec l’expression d’un ou de plusieurs gènes. Plusieurs caractéristiques fondamentales des maladies complexes sont applicables aux maladies psychiatriques :
• premièrement, ce sont des maladies multifactorielles, qui résultent de l’interaction de nombreux facteurs de vulnérabilité génétique et non génétique ;
• deuxièmement, il existe vraisemblablement une hétérogénéité génétique et des phénocopies, de sorte que tous les sujets malades ne sont pas porteurs de facteurs de vulnérabilité génétique ;
• troisièmement, les facteurs de vulnérabilité génétique présentent probablement une pénétrance incomplète et une hétérogénéité d’expression phénotypique, allant des formes les plus frustes aux archétypes cliniques complets, de sorte que tous les sujets ayant des facteurs de vulnérabilité génétique ne sont pas « malades » au sens des classifications diagnostiques catégorielles.
Deux stratégies visant à identifier des indicateurs cliniques témoins de l’expression de facteurs de vulnérabilité génétique ont été proposées : l’une porte sur la description phénotypique des sujets atteints et l’autre sur celle des apparentés non atteints de sujets malades. L’approche concernant les sujets malades est dite approche « symptôme candidat » et celle concernant les apparentés à risque est dite « endophénotypique ». Ce démembrement phénotypique vise à simplifier l’analyse de la composante génétique [16].
Symptômes candidats
Un « symptôme candidat » est une caractéristique clinique, biochimique, neurophysiologique, neuropsychologique ou anatomique, associée au génotype de susceptibilité. Un symptôme candidat permet ainsi d’individualiser un sous-groupe étiologiquement plus homogène, répondant éventuellement à un mode de transmission génétique simple. Un symptôme candidat pour l’analyse de la composante génétique d’une maladie multifactorielle devrait présenter les caractéristiques suivantes : avoir une bonne concordance entre jumeaux monozygotes et être corrélé entre les germains atteints. Il doit en outre, lorsqu’il est présent, augmenter le risque de présenter la maladie d’au moins un facteur « deux » chez les apparentés de premier degré. L’impact d’une telle redéfinition phénotypique peut être mesuré par le changement de risque relatif pour le parent d’un sujet atteint, rapporté au risque dans la population générale [22].
L’âge de début, certaines dimensions cliniques, la sévérité, la réponse au traitement ou le risque familial sont des caractéristiques qui peuvent permettre d’identifier des sous-groupes de chaque pathologie. Ainsi, un âge de début précoce est associé à un risque familial accru dans la schizophrénie, le trouble bipolaire, les dépressions non bipolaires et le TOC. L’âge de début apparaît bien sous la dépendance de facteurs génétiques dans la schizophrénie et le trouble bipolaire, puisqu’il existe une corrélation significative entre germains atteints (entre 0,2 et 0,4), ainsi qu’entre jumeaux monozygotes atteints (entre 0,5 et 0,8) [14, 15]. Enfin, la mise en évidence d’un phénomène d’anticipation (accroissement de la sévérité et diminution de l’âge de début au fil des générations) dans certaines familles de patients souffrant de schizophrénie est compatible avec l’implication de mutations génétiques instables [13]. Dans le trouble bipolaire, la démonstration de l’existence de trois sous-groupes en fonction de l’âge de début a permis de définir des sous-groupes plus homogènes de patients, chez lesquels ont pu être mises en évidence des associations et des liaisons génétiques avec des marqueurs spécifiques [4, 10, 11].
Certains sous-groupes peuvent être définis en fonction du profil clinique ou de la présence de certains symptômes spécifiques. Ainsi, des résultats préliminaires encourageants pour l’analyse de la composante génétique ont été obtenus dans la schizophrénie dans les formes déficitaires primaires [6], avec catatonie périodique ou en tenant compte de la coexistence ou pas d’antécédents familiaux de trouble thymique [21]. Dans le TOC, des analyses de clusters symptomatiques ont permis de démontrer que le sous-groupe de patients présentant des obsessions de vérification, de symétrie et d’exactitude avec thématique sexuelle a un risque familial de TOC très augmenté par rapport aux patients présentant des obsessions de contamination et des compulsions [9]. L’implication de ces redéfinitions phénotypiques pour l’analyse de la composante génétique peut être illustrée par plusieurs résultats d’étude d’association et de liaison dans le trouble bipolaire [5], dans la schizophrénie [21], dans le TOC [18] et la maladie de Gilles de la Tourette [19]. Les conduites suicidaires constituent un exemple à part, dans la mesure où, comme nous l’avons déjà évoqué, il semble exister des facteurs de vulnérabilité génétique indépendants de ceux des pathologies psychiatriques au cours desquelles on rencontre des conduites suicidaires. Les conduites suicidaires apparaissent également hétérogènes du point de vue des facteurs de vulnérabilité génétique. Ainsi, une association entre le polymorphisme du gène de la tryptophane-hydroxylase et les conduites suicidaires graves et/ou violentes a été mise en évidence dans plusieurs études indépendantes [3]. De plus le polymorphisme du gène du transporteur de la sérotonine paraît associé aux conduites suicidaires violentes et/ou répétées [7].
Endophénotype
Les endophénotypes sont des traits infracliniques, marqueurs de la vulnérabilité génétique à la maladie chez les apparentés non atteints. Il peut s’agir de caractéristiques biochimiques, endocriniennes, neurophysiologiques, neuroanatomiques, ou neuropsychologiques. Un endophénotype (ou phénotype intermédiaire ou marqueur-trait) doit répondre aux critères suivants : être présent avant le début de la maladie et être héritable. En outre, les sujets atteints et non atteints d’une même famille doivent partager ces caractéristiques plus souvent que des témoins apparentés entre eux, et plus souvent que des apparentés non atteints ne les partagent avec des témoins. Si un endophénotype est un marqueur de vulnérabilité à la maladie, l’identification des gènes liés à son expression sera déterminante dans l’analyse génétique de la maladie. Il se peut également qu’un phénotype intermédiaire soit associé à la maladie lorsqu’un gène impliqué dans celui-ci est en déséquilibre de liaison avec un variant fonctionnel prédisposant à la maladie étudiée. Dans ce cas, l’analyse génétique de cet endophénotype contribuera de façon indirecte en pointant une région candidate contenant un des gènes de susceptibilité à la maladie.
En psychiatrie adulte, l’identification d’endophénotypes susceptibles de faciliter l’analyse de la composante génétique a bénéficié des travaux remettant en question la validité biologique des classifications diagnostiques et connaît un développement important ces dernières années. La schizophrénie est la pathologie pour laquelle nous disposons du plus grand nombre d’exemples. La première étape de la recherche d’endophénotypes consiste à démontrer l’existence de différences phénotypiques entre des apparentés non atteints de patients souffrant de schizophrénie et des témoins. Ainsi, ont été mis en évidence plus fréquemment chez les sujets souffrant de schizophrénie que chez les témoins des anomalies de la poursuite oculaire [17], des déficits neuropsychologiques [8], en particulier de l’attention ou de la mémoire de travail, et des anomalies des potentiels évoqués [12]. Des études de liaison génétique utilisant ces endophénotypes ont fourni des résultats très encourageants, en identifiant des localisations chromosomiques (le gène du récepteur alpha7-nicotinique en 15q14, pour les anomalies de l’onde évoquée P50 et des régions du chromosome 6 qui avaient été par ailleurs suggérées dans la schizophrénie) [1]. De même, l’utilisation des anomalies de l’onde évoquée P300 a permis de mettre en évidence deux liaisons significatives (chromosomes 2 et 6) révélant des marqueurs de vulnérabilité à l’alcoolisme [2]. Des données préliminaires utilisant l’amplitude et la latence de l’onde P300 ont également été obtenues dans la schizophrénie et le trouble bipolaire [20].
Conclusion
L’étude des facteurs de vulnérabilité génétique a bénéficié, ces vingt dernières années, des progrès conjoints de la génétique moléculaire et de la génétique épidémiologique. Les premiers ont conduit à la caractérisation d’un nombre croissant de marqueurs génétiques et les seconds au développement de méthodes d’analyse et de modélisation adaptées aux maladies multifactorielles. La caractérisation biologique de ces différentes pathologies psychiatriques a permis de suspecter certains gènes de vulnérabilité, dits gènes « candidats ».
Les redéfinitions du phénotype maladie qu’impose l’analyse de la composante génétique pourraient contribuer à l’émergence de modèles différents pour les pathologies psychiatriques et à redéfinir la nosographie psychiatrique. Plusieurs résultats, encore préliminaires, invitent à reconsidérer les catégories diagnostiques pour prendre en compte leur caractère multidimensionnel et les considérer comme l’assemblage de plusieurs entités discrètes, chacune ayant un mode de transmission plus simple, en interaction entre elles et avec des facteurs d’environnement. Dès lors, on peut envisager que certaines dimensions (comportement suicidaire, propension à délirer, catatonie, etc.) puissent se rencontrer dans différentes pathologies et rendre compte de la notion de spectre d’une pathologie. C’est ainsi que les conduites suicidaires devraient faire leur entrée dans le DSM-5 sous forme d’une entité morbide indépendante. De même, certaines caractéristiques telles que l’âge de début des troubles devraient être prises en compte pour spécifier certains sous-groupes de pathologies décrites dans ces classifications.
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