Chapitre 6
Syndromes paranéoplasiques et autres effets non néoplasiques du cancer
Définition: Les manifestations cliniques directes de cancer sont généralement dues à des effets locaux de la croissance tumorale, que ce soit dans le site principal ou à un site distant, ou ne sont pas spécifiques, comme anorexie, malaises, perte de poids, sueurs nocturnes et fièvre. Le terme paranéoplasie, « à côté du cancer », a été couramment utilisé pour désigner les effets à distance qui ne peuvent être attribués ni à l’invasion directe ni à des métastases à distance.
Épidémiologie: Ces syndromes peuvent être le premier signe d’une tumeur maligne et affecter jusqu’à 15 % des patients atteints d’un cancer. Toutefois, si les patients cachectiques sont exclus, l’incidence se réduit probablement à quelques pour cent.
Physiopathologie: Les syndromes paranéoplasiques relèvent de divers mécanismes, les troubles endocriniens (chapitre 5) et neurologiques étant les mieux compris. Les étiologies possibles sont les suivantes. (1) La tumeur sécrète des protéines normalement non produites par le tissu dont elle dérive (par exemple un syndrome endocrinien ectopique ou une destruction locale des tissus par des cytokines sécrétées par la tumeur). (2) Des anticorps dirigés contre des antigènes exprimés de manière aberrante par la cellule tumorale réagissent de manière croisée avec des antigènes normalement exprimés par d’autres tissus (par exemple les syndromes neurologiques). (3) Certains effets sont liés à des produits tumoraux non identifiés ou à des complexes immuns circulants associés à la tumeur (par exemple ostéoarthropathie compliquant un carcinome bronchique ; chapitre 16). Les signes cliniques peuvent ressembler à ceux d’affections non cancéreuses de type métabolique, hématologique, dermatologique ou neuromusculaire, mais ils peuvent aussi être propres à un syndrome d’origine tumorale. Même des symptômes non spécifiques comme la fièvre et l’amaigrissement peuvent être qualifiés de paranéoplasiques, car ils sont dus à la production de facteurs spécifiques (par exemple le facteur de nécrose tumorale) par les cellules tumorales ou par des cellules normales en réponse à la tumeur (voir plus loin).
Diagnostic: Face à des symptômes ou à des signes de syndrome paranéoplasique, on doit concentrer les examens de dépistage (tableau 6-1) sur les cancers les plus fréquents. En cas de résultats négatifs, les investigations devront être répétées après quelques mois. Si la relation entre le syndrome et un cancer est moins claire ou moins fréquemment observée, les investigations devront être axées sur les risques et les symptômes individuels du patient.
Tableau 6-1
Examen clinique et diagnostic des syndromes paranéoplasiques
Caractériser une anomalie ; procéder à des examens de laboratoire et à une biopsie si nécessaire.
Rechercher soigneusement des symptômes et des signes supplémentaires.
Éliminer les causes fréquentes.
S’il n’y a pas d’étiologie évidente, penser à un syndrome paranéoplasique.
Si les résultats sont compatibles avec un syndrome connu, rechercher la tumeur sous-jacente.
Si les signes et les symptômes sont compatibles avec un syndrome paranéoplasique connu, rechercher un cancer primitif inconnu ou récurrent, ou évaluer la progression d’une tumeur primaire connue.
Le dépistage doit inclure un examen physique soigneux des seins, des organes gynécologiques et de la prostate ; hématologie de base, chimie et analyses d’urine ; radiographie thoracique et mammographie.
En cas de symptômes ou de signes suspects ou d’anomalies biologiques, une tomodensitométrie (TDM) de l’abdomen et du pelvis ou une tomographie par émission de positons est indiquée. En fonction du contexte, il peut être indiqué de rechercher des anticorps pour un syndrome paranéoplasique neurologique et/ou d’effectuer une biopsie cutanée.
Envisager un traitement du cancer et/ou un traitement palliatif approprié et, lorsque cela est possible, en association avec un traitement immunosuppresseur pour les symptômes paranéoplasiques.
C’est le cancer pulmonaire à petites cellules (chapitre 16) qui est le plus fréquemment associé à des syndromes paranéoplasiques, probablement en raison de son origine neuro-ectodermique. Les autres tumeurs se compliquant souvent d’un syndrome paranéoplasique comprennent divers adénocarcinomes, surtout mammaires (chapitre 23) et ovariens (chapitre 24), ainsi que les maladies lymphoprolifératives (en particulier la maladie de Hodgkin ; chapitre 11) et les thymomes.
Syndromes paranéoplasiques neurologiques
Physiopathologie: Des données de plus en plus convaincantes suggèrent que les mécanismes à la base de la plupart des syndromes neurologiques associés au cancer sont de nature auto-immune (tableau 6-2). Les tumeurs expriment des antigènes, dits onconeuronaux, normalement restreints au système nerveux et situés à la surface des neurones. Les anticorps antineuronaux qui sont produits contre les nouveaux antigènes des cellules tumorales circulent dans le sérum et le liquide céphalorachidien et, chez certains patients, provoquent des lésions dans les tissus normaux qui expriment l’antigène. L’examen anatomopathologique montre des infiltrats lymphocytaires périvasculaires et interstitiels dans les sites cérébraux touchés. Comme le révèle l’immunofluorescence indirecte, le sérum de ces patients contient des anticorps qui se lient aux neurones. Des troubles induits par les anticorps contre des antigènes de surface des neurones ou des protéines synaptiques peuvent survenir avec ou sans association à une tumeur ; dans les deux circonstances, l’immunothérapie peut s’avérer utile.
Manifestations cliniques: Les syndromes paranéoplasiques neurologiques peuvent impliquer le cerveau, les nerfs crâniens, la moelle épinière, les ganglions des racines dorsales, les nerfs périphériques, la jonction neuromusculaire, le muscle ou plusieurs niveaux du système nerveux. Peut-être en raison de la réactivité croisée des anticorps, il n’est pas rare que les patients développent plus d’un syndrome paranéoplasique, ce qui rend le diagnostic d’un syndrome particulier plus difficile. Les troubles paranéoplasiques classiques comprennent ceux dont les manifestations cliniques sont uniques et souvent associées au cancer ; les syndromes non classiques surviennent souvent en l’absence de cancer et peuvent être difficiles à identifier. Le diagnostic différentiel des syndromes paranéoplasiques neurologiques comprend des présentations idiopathiques du même syndrome, des effets secondaires de la chimiothérapie (chapitre 1) et de la radiothérapie (tableau 6-2), des infections (généralement associées à des maladies lymphoprolifératives), une maladie vasculaire (notamment un infarctus ou une hémorragie) ainsi que des anomalies métaboliques et nutritionnelles (notamment les syndromes paranéoplasiques hormonaux). La thérapie comprend le traitement de la tumeur sous-jacente ainsi qu’une thérapie immunosuppressive avec ou sans plasmaphérèse. Malheureusement, si on obtient une amélioration du déficit neurologique par ces traitements, celle-ci est généralement modeste.
Diagnostic: Un patient se plaignant de troubles neurologiques indépendamment d’un diagnostic antérieur de cancer devrait subir des examens adaptés à la recherche de maladies telles qu’une tumeur primaire du système nerveux central (SNC), un cancer métastatique, des saignements, des accidents vasculaires et une infection. En règle générale, la démarche diagnostique comprend une anamnèse minutieuse en ce qui concerne le début, les symptômes associés et d’autres affections médicales générales, ainsi qu’un examen attentif physique et neurologique. Les investigations devraient comporter un examen par imagerie par résonance magnétique (IRM) et, si l’IRM est normale ou montre un rehaussement leptoméningé, une analyse des protéines et des cellules du liquide céphalorachidien (LCR). Si aucun signe de maladie primaire du SNC n’est trouvé, un examen du corps entier par tomographie par émission de positons (TEP) ou par tomodensitométrie (TDM) ainsi que les analyses habituelles de laboratoire peuvent dépister un cancer non détecté.
En cas de suspicion de syndrome neurologique paranéoplasique, il faut rechercher, dans le sérum et le LCR, des anticorps antineuronaux dirigés contre des protéines cellulaires de surface ou intracellulaires (voir tableau 6-2). Toutefois, un degré élevé de spécificité des anticorps pour un syndrome particulier ne prouve pas que les anticorps soient pathogènes. Trouver des anticorps circulants est utile, mais ne constitue pas une preuve diagnostique d’un syndrome particulier ; des patients peuvent avoir des anticorps circulants en l’absence du syndrome clinique, et la plupart des cancers pulmonaires, mammaires ainsi que de nombreux cancers mammaires et gynécologiques expriment des antigènes neuronaux, alors que le titre d’anticorps est généralement beaucoup plus faible que celui observé en cas de syndrome neurologique paranéoplasique. Des taux élevés d’anticorps dans le sérum et leur présence dans le LCR sont plus spécifiques. Un diagnostic de syndrome neurologique paranéoplasique devrait susciter une recherche raisonnable d’un cancer fréquemment associé (voir tableau 6-1). Les examens par TEP et TDM améliorent la détection des cancers là où d’autres tests de dépistage sont négatifs, en particulier lorsque l’on trouve chez ces patients des anticorps antineuronaux.
Syndrome myasthénique de Lambert-Eaton
Définition et épidémiologie: – Anticorps anti-VGCC et anti-SOX1Le syndrome myasthénique de Lambert-Eaton (SMLE) est l’un des premiers à avoir été reconnus et fait partie des syndromes paranéoplasiques neurologiques les plus fréquents ; il est l’un des quelques syndromes pour lesquels le rôle pathogénique d’autoanticorps est évident. Cette affection touche 1 à 2 % des patients atteints de cancer pulmonaire à petites cellules (CPPC), et jusqu’à deux tiers des cas sont associés à un cancer sous-jacent.
Physiopathologie: Le SMLE est dû à un défaut dans la libération d’un neurotransmetteur (l’acétylcholine) par les neurones présynaptiques à la jonction neuromusculaire et en d’autres sites. La libération d’acétylcholine dépend de canaux à calcium dépendant du voltage (voltage-gated calcium channels [VGCC]) de type P ; des anticorps anti-VGCC sont retrouvés dans le sérum de plus de 85 % des patients atteints de SMLE. Le syndrome paranéoplasique et le SMLE idiopathique sont cliniquement et immunologiquement similaires, mais un anticorps récemment découvert est associé de manière significative à la présence d’un CPPC. Des anticorps dits AGNA (antiglial nuclear antibodies) se lient à l’antigène nucléaire SOX1 de cellules gliales cérébelleuses spécialisées. Des anticorps anti-SOX1 ont été identifiés dans le sérum de plus de 60 % des patients atteints de SMLE paranéoplasiques et constituent, semble-t-il, un marqueur relativement spécifique de tumeur maligne sous-jacente. Des anticorps anti-SOX, ainsi que des anticorps dirigés contre la protéine Zic, ont été trouvés chez les patients atteints de divers autres syndromes neurologiques paranéoplasiques associés au CPPC, ainsi que dans le sérum des patients souffrant d’un CPPC sans symptômes neurologiques.
Manifestations cliniques et diagnostic: Cliniquement, les patients ont une faiblesse de la partie proximale des membres inférieurs, avec amélioration de la résistance après plusieurs secondes de contraction volontaire soutenue. Les symptômes autonomes, notamment bouche sèche, ptose et impuissance, sont également fréquents. Les patients peuvent aussi souffrir de troubles du SNC, tels que encéphalomyélite et dysfonctionnement cérébelleux, ainsi que de neuropathie périphérique, conséquence d’une réactivité croisée ou de la présence d’une combinaison d’anticorps. Le diagnostic repose sur un électromyogramme, qui montre une augmentation du potentiel d’action musculaire avec une stimulation nerveuse répétée supérieure à 10 Hz (à l’opposé de la myasthénie). Comme dit plus haut, les anticorps anti-SOX1 sont significativement associés à la présence d’un CPPC.
Encéphalomyélite subaiguë paranéoplasique et neuropathie sensorielle subaiguë
– Anticorps anti-HuCes maladies hétérogènes peuvent affecter les hémisphères cérébraux, le système limbique, le cervelet, le tronc cérébral, la moelle épinière, les racines dorsales et les ganglions nerveux autonomes.
Physiopathologie: Environ 75 à 80 % des cas d’encéphalomyélite paranéoplasique et de neuropathie sensorielle subaiguë sont associés à un CPPC (chapitre 16), diverses autres tumeurs représentant le reste. La plupart des patients ont des autoanticorps circulants contre l’antigène neuronal Hu ; quelques-uns en sont apparemment dépourvus ou produisent des anticorps contre d’autres protéines. On a rapporté que le sérum d’un patient atteint de neuropathie sensorielle subaiguë perturbait le fonctionnement du récepteur Trk d’une neurotrophine, ce qui suggère la production d’autoanticorps anti-Trk. Bien que la perte neuronale s’accompagne d’infiltrats lymphocytaires périvasculaires et leptoméningés, la pathogénie de ce syndrome est inconnue.
Manifestations cliniques: Les manifestations les plus courantes sont liées à une neuropathie sensorielle subaiguë : engourdissements par plaques et asymétriques, paresthésies brûlantes ou douloureuses, ataxie sensorielle avec perte de proprioception et de perception des vibrations. Les patients peuvent également se présenter avec une dégénérescence cérébelleuse subaiguë ou une encéphalite du tronc cérébral, et presque tous les patients ont des signes de lésions multifocales dans le SNC et les ganglions des racines dorsales.