Chapitre 6. La gestion du trouble bipolaire aigu
Le lithium90
Les anticonvulsivants dans la manie93
La carbamazépine93
Le valproate de sodium94
La lamotrigine, la gabapentine et l’oxcarbazépine94
Le topiramate et la vigabatrine95
L’acétazolamide95
L’électroconvulsivothérapie96
Les benzodiazépines96
Les antidépresseurs peuvent-ils induire un état maniaque ?97
La manie de la bipolarité98
INTRODUCTION
À y regarder de plus près, ce qu’Hippocrate appelait « manie » ou « frénésie » regroupe une série de cas variés qu’en des termes actuels nous qualifierions d’états confusionnels ou delirium de diverses origines, infectieuses, traumatiques ou toxiques.
L’histoire de ce trouble débute en réalité en 1851, quand Jean-Pierre Falret et Jules Baillarger décrivent chacun indépendamment un trouble bipolaire tel que les individus qui en sont atteints alternent des périodes d’exaltation ou de manie et de dépression. Ce trouble fut appelé « folie circulaire » ou « folie à deux périodes ». Leurs observations servirent de point de départ à l’étude de ce qui fut appelé plus tard « maniacodépression », et actuellement le « trouble bipolaire » [1,2]. En 1896, Émile Kraepelin répartit les pathologies psychiatriques majeures en deux catégories, la folie maniacodépressive et la schizophrénie. La première était avant tout un trouble de l’humeur, et la seconde un trouble des fonctions cognitives. L’une évoluait par épisodes séparés par de plus ou moins longues périodes de retour à la normale, alors que l’autre avait plus de chances de devenir chronique, une majorité des individus affectés ne récupérant jamais complètement. Cette distinction s’est maintenue jusqu’au milieu des années 1990, c’est-à-dire au moment où différentes compagnies pharmaceutiques ont commencé à commercialiser des stabilisateurs de l’humeur pour traiter les troubles bipolaires, comme nous le verrons plus tard [1].
Dans le groupe des maniacodépressions, Kraepelin incluait tous les troubles de l’humeur, que la personne oscille ou non entre un pôle maniaque et un pôle dépressif. Pour cette raison, jusqu’à récemment, nombre de personnes présentant des épisodes dépressifs récurrents ont été diagnostiquées comme ayant une maladie maniacodépressive. Mais depuis les années 1980, une tendance croissante à faire la distinction entre les troubles de l’humeur bipolaires et unipolaires s’est développée. Dans le trouble bipolaire, les individus présentent des épisodes de manie et de dépression, alors que dans les troubles unipolaires, ils ne présentent que des épisodes dépressifs. La manie unipolaire est rare.
Dans les faits, le diagnostic est difficile à poser. En effet, peu d’éléments, en dehors de la présence d’épisodes maniaques, permettent de différencier les troubles bipolaires des troubles unipolaires. Lors des phases dépressives, les deux groupes ne peuvent pas être distingués. Tous deux répondent apparemment au même traitement, bien que cette question soit encore discutée. Il n’existe aucun marqueur biologique qui permettrait de discerner de manière fiable un groupe par rapport à l’autre. En pratique, personne ne sait, au moment du diagnostic, s’il a affaire à un vrai trouble unipolaire ou à un trouble bipolaire qui ne se manifeste que par des épisodes dépressifs.
Certains affirment qu’entre le tiers et la moitié des dépressions sont associées à un épisode de manie à un moment de la vie de l’individu. De plus, les épisodes de dépression « biologique » pourraient être tellement discrets qu’ils passeraient en grande partie inaperçus. L’anamnèse faite auprès du patient concernant ses épisodes de manie ou de dépression ne permet pas toujours de poser un diagnostic. Les partenaires de vie, les parents, les enfants ont parfois une vision plus précise de la gravité et de la durée des périodes d’hyperactivité ou de désinhibition et de dépression. Certains épisodes d’hypomanie seront diagnostiqués rétrospectivement grâce aux histoires racontées par les proches, décrivant clairement un épisode d’exubérance, d’hyperactivité ou de désinhibition qui s’est maintenu de façon constante pendant plusieurs semaines. Ce comportement n’aura au moment même nécessité ni diagnostic, ni hospitalisation.
Actuellement, une autre distinction est également faite entre le trouble bipolaire de type 1, dans lequel la personne a été hospitalisée ou sévèrement invalidée par un épisode maniaque à un certain moment, et le trouble bipolaire de type 2, dans lequel on retrouve une histoire suggérant un épisode d’exaltation chez une personne qui n’a jamais été admise à l’hôpital, ni pour dépression, ni pour un état maniaque. Plus récemment, la possibilité d’identifier des troubles bipolaires de type 3, 4, 5 et 6 ou d’un spectre de troubles bipolaires a été évoquée. Certaines données sont avancées pour argumenter que jusqu’à 5 % de la population pourrait souffrir d’une forme ou une autre de ce trouble.
Ce chapitre-ci traite en particulier des médicaments utilisés dans le traitement de la manie proprement dite, et donc de ces stabilisateurs de l’humeur dans cette indication précise. La question de leur effet préventif éventuel sera abordée dans le chapitre 7.
La manie
La majorité des patients présentent, lors d’un état maniaque, une humeur exaltée et euphorique, une mégalomanie et/ou un comportement désinhibé. Ce tableau peut être plus discret chez certains patients qui seront alors juste irritables et paranoïdes. Dans tous les cas, on trouvera une hyperactivité qui est probablement l’élément diagnostique le plus consistant de la manie. Typiquement, on observe aussi un accroissement de l’appétit et une diminution du temps de sommeil.
Il suffit d’un épisode maniaque isolé pour pouvoir poser le diagnostic de trouble bipolaire, selon le Manuel de diagnostique et de statistique (mieux connu sous son acronyme anglais : DSM). Mais ce point de vue ne fait pas l’unanimité. Ce n’est, par exemple, pas le cas dans d’autres systèmes de classification, comme la Classification internationale des maladies (International Classification and Disease [ICD]). On peut même affirmer qu’un certain nombre d’épisodes maniaques isolés pourraient faire partie des psychoses aiguës et transitoires (voir le chapitre 2), qui sont des états non récidivants. Certains patients peuvent présenter des épisodes maniaques récurrents séparés par des périodes de plusieurs années et rien n’indique qu’il s’agisse de troubles bipolaires récurrents. Enfin, il est loin d’être évident que les patients atteints d’une dépression ordinaire et qui présentent une réaction « maniaque » à la prise d’un antidépresseur doivent être considérés comme des patients bipolaires.
Pour toutes ces raisons, le traitement de la manie et la possibilité de stabiliser l’humeur devraient être considérés séparément, mais ceci est rarement le cas. Dans le cas d’un épisode probable de manie, il n’y a pas de raison de mettre le patient sous stabilisateurs de l’humeur pour prévenir des épisodes futurs d’un supposé trouble bipolaire. Comme nous allons le voir, ces traitements prétendument prophylactiques peuvent tous être responsables de syndromes de sevrage, et ceci complique encore notablement la compréhension de ce qu’ils font exactement. En conclusion de ce qui vient d’être dit, le traitement de la manie a tendance à s’accompagner à tort d’une prophylaxie visant à réduire la survenue de nouveaux épisodes éventuels, qui peut faire plus de mal que de bien.
LE LITHIUM
Le lithium est utilisé à la fois comme un traitement spécifique de la manie et comme un stabilisateur de l’humeur en prévention d’épisodes futurs à la fois maniaques et dépressifs. Les questions du dosage et des effets secondaires du lithium sont traitées dans le chapitre 7, concernant la prophylaxie. Pour la gestion des épisodes aigus, le lithium est généralement considéré comme le traitement le plus spécifique de la manie. En conséquence, les patients devront parfois être contrôlés par des antipsychotiques durant les premiers jours à l’hôpital, mais si on leur prescrit en même temps du lithium, la manie se résoudra de façon plus nette et spécifique. Cette amélioration apportée par le lithium apparaît généralement aux environs du 10e jour après que le taux sanguin thérapeutique a été atteint [3].
De nombreuses polémiques se sont développées autour de la question de l’efficacité préventive du lithium, mais personne ne remet en question son efficacité dans le traitement d’un épisode maniaque. Malgré cela, les patients sont souvent traités uniquement par des antipsychotiques. Ceci probablement parce que l’utilisation du lithium nécessite un bilan de santé du patient avant l’initiation du traitement, qui peut prendre plusieurs jours. De plus, les effets du lithium démarrent plus lentement que ceux des antipsychotiques et son utilisation nécessite une compliance de la part du patient qui est difficile à obtenir lors d’une phase maniaque dans sa phase critique.
Quel est exactement l’effet bénéfique du lithium dans la manie ? Les effets sédatifs et anti-impulsifs des anticonvulsivants et des antipsychotiques sont utiles dans de telles situations de façon manifeste. Le lithium, en revanche, est nettement moins sédatif que ces autres médications. Ceci pourrait argumenter en faveur de sa spécificité lorsque l’on compare ces effets avec les réponses obtenues via une sédation non spécifique. Dans les faits, le lithium a aussi une action anti-impulsive et antiirritation qui ont été relativement peu investiguées jusqu’à présent.
LES ANTIPSYCHOTIQUES DANS LA MANIE
En pratique, les antipsychotiques sont souvent utilisés en première intention dans la manie. Ceci est motivé par la nécessité de contenir rapidement le comportement des personnes en phase maniaque. Les doses les plus importantes de ces médicaments sont administrées dans cette indication en monothérapie. En général, on ne prescrira, au départ, ni lithium, ni anticonvulsivant.