5: La difficulté du lien soignant

Chapitre 5 La difficulté du lien soignant



Nous avons vu dans le chapitre précédent que la pratique du soin relationnel nous entraînait – par sa nature même – au plus près de la souffrance des patients. En conséquence, nous devons donc veiller à maintenir une certaine distance pour garder une place soignante. En effet, être un écran de transfert pour un patient n’implique pas que nous soyons réellement ce qu’il pense que nous sommes. De la même manière nos vécus contre-transférentiels demandent la même distanciation en ce qu’ils relèvent du même jeu relationnel.


La connaissance des processus qui fondent la relation soignante devrait, en théorie, nous aider à garder ou à reprendre une place psychique propre et distincte, celle de la « bonne distance soignante ». La pratique clinique quotidienne nous montre pourtant qu’il en est tout autrement. Souvent, nous nous sentons totalement « pris » dans des mouvements psychiques intenses, nous n’arrivons pas à maintenir une certaine distance entre notre individualité, et la part de nous-même utilisée par le patient comme écran de transfert et de projection. Nous nous retrouvons alors traversés d’émotions pénibles, difficiles ou impossibles à verbaliser, qui nous poussent même parfois à avoir nous-même recours au passage à l’acte pour nous en dégager. Il n’y a plus de jeu à ce moment, au sens Winicottien du terme, mais une sensation d’affaiblissement de notre altérité au bénéfice de la maîtrise exercée par le patient et sa souffrance.


Cette violence du lien d’emprise est une violence psychique extraordinaire aux conséquences non négligeables sur les psychismes individuels et collectifs des équipes soignantes. Elle repose sur deux processus dont les forces se conjuguent. Il s’agit de la violence de désubjectivation et de la violence de contagion.


La violence de contagion naît de la diffusion en nous de ce qui traverse et bouleverse le malade. Le contenu même de ce qui « fait souffrance » chez ce dernier peut également être générateur d’une souffrante conjointe chez le professionnel qui s’en occupe. Cette violence de contagion résulte des phénomènes d’identification simple et d’identification projective décrits précédemment.


La violence de désubjectivation est, elle, issue de ce qui peut être ressenti par un soignant de par la place subjective qu’il occupe en fonction des particularités relationnelles (relation d’objet) de tel ou tel patient. Elle requiert, pour s’en dégager, de bien connaître les modes de fonctionnement des différents profils psychopathologiques pour pouvoir, mieux les repérer, mieux les comprendre et mieux en tenir compte dans l’organisation de la démarche de soins. Ce qui permet aussi au final de mieux s’en protéger.



La problématique de la « bonne distance » soignante



Les défenses soignantes


La relation de soin est le support des projections, introjections et identifications. L’identification projective sert à mettre des parties de soi, des représentations d’objets intériorisés et de s’y identifier, le tout à l’instar des modes de relations primitives et des mécanismes de défense. Par ce jeu d’intériorisations et d’extériorisations des bons et mauvais objets, le patient se sert du soignant, pris comme objet. Face à ces mouvements respectifs, J. Hochman fait référence à la présence de différents sentiments ressentis par l’infirmier :



Ces sentiments sont liés à la teneur des projections et sont à l’origine de réactions d’évitement, de fuite, de défense pouvant même être présentes sous une attitude de bienveillance, de neutralité, d’activisme. Cette dernière contre-attitude rassure sur la permanence des objets internes, et permet de mettre à l’extérieur et de tenir sous contrôle les conflits internes. Certains mécanismes de défense peuvent se manifester par le rejet du malade, des limites rigides (lutte contre l’invasion), une fétichisation de la théorie.


Ainsi si la situation de soin nous place dans une proximité avec la souffrance qui peut générer angoisse, malaise, impuissance, il est normal que nous développions des mécanismes adaptatifs normaux qui nous préservent de vécus trop difficiles. Ces mécanismes adaptatifs sont divers. On peut par exemple citer :



La banalisation qui contribue à la mise à distance de la souffrance par une habituation progressive lui faisant perdre son sens et sa portée même.



La technicisation qui permet aux professionnels de se réfugier derrière une technique, des actes ou des protocoles excessifs.



L’esquive/mensonge qui pousse un soignant à masquer la vérité pour éviter le conflit ou le rapprochement avec la conflictualité du patient.



La fausse réassurance qui se caractérise parfois par un optimisme inadapté évitant de prendre en compte la gravité et la lourdeur de la souffrance du malade.



La rationalisation qui permet de se cacher derrière une compréhension opératoire de la conflictualité psychique.



L’évitement qui pousse les soignants à tenir la souffrance des patients à distance.



La dérision qui met à distance la souffrance par l’humour ou le cynisme.



La fuite en avant qui pousse les professionnels dans la surenchère (médicamenteuse, comportementale…).



L’identification projective qui plonge le soignant dans un vécu partagé avec le patient dans un rapport fusionnel qui abolit toute distance.



Bien entendu, il est normal que ces mécanismes de défense « professionnels » existent. Mais dans la mesure où ils influencent fortement notre positionnement relationnel avec les patients, il est important qu’ils soient repérés et acceptés, qu’ils soient travaillés et pensés, ce qui leur permet d’être souples et variés afin de ne pas empêcher la relation.


La réflexion personnelle sur notre mode individuel de défense doit se doubler d’une réflexion collective. En effet, l’évolution récente de la psychiatrie vers des modèles technicistes et biologiques pousse les soignants à privilégier un modèle ontologique de compréhension de la maladie, faisant du symptôme un élément extérieur et pathogène à éliminer. Ce modèle s’oppose à l’approche hippocratique fondatrice de la médecine qui appréhende la maladie comme une réponse au déséquilibre global du sujet (ce qui rejoint nos développements de la première partie de l’ouvrage). Cette évolution opératoire prédispose les professionnels à utiliser préférentiellement, dans leur approche relationnelle, des mécanismes psychologiques de défense tels que :



Le risque de ces défenses est de pousser à terme le soin psychiatrique dans un mouvement normatif ne tenant plus assez compte de la subjectivité et de la vie psychique interne des malades qui lui seront adressés.



L’empathie et l’authenticité


L’analyse des vécus contre-transférentiels est indispensable au travail de distanciation permettant le maintien d’une distance soignante satisfaisante. Cette « bonne » distance n’est pas celle de la neutralité, ni celle de la compassion extrême. La bonne distance, c’est celle qui tient compte du fait que la relation soignante est une succession d’attirance et de distance, d’intérêt et de désintérêt pour le patient et sa problématique. Ces ressentis sont inévitables. Ils sont même à souhaiter. En effet, l’existence de sentiments contre-transférentiels témoigne de l’engagement dans le soin d’un patient qui transfère, et d’un soignant qui y réagit. Certes, nous avons pu voir que l’analyse de ces contre-attitudes était parfois difficile car elles dépendent autant de l’attitude du patient que de la reprise en chacun d’entre nous d’éléments, de souvenirs ou de blessures de notre vie propre. Comprendre ces réactions, c’est ainsi se donner les moyens de les maîtriser, et de les utiliser pour comprendre ce qui se passe pour le malade et entre le malade et nous.


Il existe deux types de vécus contre-transférentiels, les positifs et les négatifs. Mais attention, cette terminologie ne vient pas indiquer que d’un côté il y aurait les « bons » ressentis et de l’autre les « mauvais ». Elle vient simplement signifier que certains vécus se situent dans un registre de rapprochement avec le patient tandis que d’autres poussent plutôt à l’écart. Les contre-attitudes « négatives » peuvent prendre la forme du rejet, du dégoût, de la haine, de l’ennui, de la lassitude, du découragement, de la dépression, de la peur, du déni réciproque, de la rationalisation, de la maîtrise…


Les contre-attitudes positives s’expriment, quant à elles par exemple, par le maternage, l’obnubilation, la captation, l’approche éducative, la réparation ou la connivence…


L’orientation positive de la relation soignante nécessite le dépassement de ces vécus, par leur acceptation et leur élaboration, pour maintenir une bonne qualité relationnelle dans le soin. Cette qualité repose classiquement sur l’empathie et l’authenticité.


L’empathie est l’acte par lequel un sujet sort de lui-même pour comprendre quelqu’un d’autre sans pour autant éprouver les mêmes émotions. C’est donc une sorte de bienveillance professionnelle qui permet de pénétrer humainement dans l’univers de l’autre tout en gardant sang-froid et objectivité. Il s’agit d’être proche mais pas collé, en quelque sorte d’être « à la bonne distance ». Il ne s’agit donc pas d’éprouver avec mais d’être au côté de celui qui éprouve.


L’authenticité est la dynamique qui rend compte de la préoccupation de comprendre et d’aider l’autre en toute sincérité, sans manipulation ni faux-semblants, à l’aide d’un discours vrai et adapté à la situation. Il s’agit dans l’authenticité de ne pas se réfugier derrière une technique mais de s’en servir pour se maintenir à la bonne distance, celle de la compréhension humaniste et structurante qui permet l’aide.


L’association de l’empathie et de l’authenticité fait ressentir rapidement au patient la valeur rassurante, humaine et vraie de la relation soignante. Empathie et authenticité sont par ailleurs les garants de l’évitement d’un écueil majeur : la dissociation verbal/non verbal, propice au repli défensif du patient dans une disqualification de la capacité de l’aidant à véritablement être là.


Ainsi, être aidant pour un patient c’est être ni pesant, ni absent, ni exclusif. La permanence à la bonne distance auprès du patient compte en effet bien plus que la bienveillance éducative (paternaliste), le savoir (savant) ou le maternage (remplissage). Être à la bonne distance, celle du soin, nécessite ainsi d’interroger et de mettre en réflexion nos contre-attitudes. Faire cela, c’est être dans le soin et éviter de nous placer dans les extrêmes du rejet, de la normalisation ou de la réparation.

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May 13, 2017 | Posted by in MÉDECINE INTERNE | Comments Off on 5: La difficulté du lien soignant

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