L’évaluation de la dangerosité : questionnement éthique
Notion controversée, l’évaluation de la dangerosité est devenue centrale dans les politiques pénales et les pratiques professionnelles, alors même que cette notion apparaît désuète. Partant de l’évolution du droit pénal en France et en Suisse, la notion de dangerosité est interrogée au regard des questionnements éthiques qu’elle soulève, des évolutions de la pénalité qu’elle induit et des conceptions positivistes et stigmatisantes qu’elle véhicule. Dans ce contexte, l’utilisation d’outils d’évaluation du risque de violence suscite de nombreux débats parmi les praticiens. Ces débats impliquent d’apprécier la place occupée par ces outils du point de vue scientifique et de l’usage qui peut en être fait, ainsi que dans la gestion des situations et dans la détermination des sanctions pénales.
Une évolution des politiques pénales de plus en plus centrées sur la dangerosité
Dans nombre de pays, l’évaluation de la dangerosité est un préalable aux décisions judiciaires. Les lois se centrent de plus en plus sur cette évaluation (Andrews, Bonta, 2010). Si, selon les historiens, la notion de dangerosité n’est pas nouvelle, celle-ci étant périodiquement réactualisée au gré des politiques, sa reviviscence, s’inscrirait dans un nouveau cadre marqué par l’émergence de la logique de précaution et d’anticipation des risques. Au sein de cette logique, le risque de récidive devient un risque probable dont il faudrait anticiper l’occurrence.
Depuis quelques années, les législations européennes montrent un déplacement des référents qui sous-tendent la logique de détermination de la durée de la peine et l’instauration de mesure de sûreté. Ce n’est plus l’acte infractionnel commis qui est déterminant mais davantage la dangerosité potentielle que présente un sujet. Ce dernier n’est plus seulement condamné puis détenu en raison de l’infraction commise, mais aussi pour ce qu’il risque de perpétrer au regard d’une probabilité de récidive. Or, cette probabilité est fondamentalement spéculative, soumise à une marge d’erreur importante dans son évaluation et aux aléas de la vie des sujets, inhérents à l’être humain, faisant dire à certains qu’aucune prédiction n’est assez fiable pour en faire dépendre la vie des sujets (Vacheron, et al., 2010).
En plus de ses effets sur la condamnation, la dangerosité infiltre les corpus légaux européens qui s’étoffent de nouvelles mesures plus répressives visant la contenance et la transformation par le soin, notamment, de sujet dont on estime qu’ils sont susceptibles de récidiver, en raison de leur dangerosité supposée. Ces évolutions aboutissent à de nouveaux « modèles de politique criminelle » centrés sur la dangerosité (Danet, 2008). Nombre de pays occidentaux connaissent ainsi le développement de mesures dites de sûreté.
Les problèmes soulevés par les notions de dangerosité et de risque
La dangerosité
Une difficulté d’évaluation
Si le devenir pénal du sujet dépend de sa dangerosité, il convient de rappeler que la notion de dangerosité ne fait pas consensus. Largement critiquée dans la littérature internationale dans les années 1970, elle a été abandonnée dans divers pays à cette époque en raison des problèmes de définition qu’elle pose, de son caractère flou et non opératoire (Shah, 1977) et de l’assimilation de la dangerosité à la personnalité du sujet (Monahan, Steadman, 1994; Shah, 1977) et à la présence de troubles mentaux.
Le retour d’une assimilation stigmatisante
Historiquement liée aux théories positivistes (Danet, 2008 ; Debuyst, 1984) et déterministes qui situaient dans la personne même du sujet les raisons de son crime, la notion de dangerosité a été associée à la théorie du « fou criminel » qui participa à la définition d’une psychiatrie médicolégale dont la psychiatrie générale s’est dégagée. « Les liens qui se sont dénoués au XXe siècle entre dangerosité et psychiatrie » (Senninger, 2007) seraient à nouveau tissés dans cet amalgame, malgré la distinction faite entre risque relatif de comportement violents67 et risque attribuable68 (Millaud, Dubreucq, 2005). Les médias et les représentations entourant le fait pathologique contribuent à surdéterminer et stigmatiser ce risque. Il conviendrait également d’évoquer l’assimilation récurrente au sein de ces derniers entre pédophilie et dangerosité à la faveur d’événements dramatiques qui défraient la chronique et la surenchère médiatique qui participe à façonner les nouvelles figures du délinquant dangereux.
Les confusions et amalgames sur la source du danger
La diversité des dangerosités évoquées en France69 par exemple, la surdétermination sociale et pénale de cette notion, son imprégnation émotionnelle, l’absence de définitions claires et la diversité des approches cherchant à désigner ce qui constitue le danger pour la société, suscitent un flou et un recouvrement partiel des champs auxquels elle se réfère. Cette notion présente la particularité de couvrir un spectre large qui balaie le champ social et émotionnel, à travers la médiatisation d’affaires et la peur qu’elles suscitent; le champ pénal, à travers son insertion dans les textes légaux et dans les pratiques; le champ sociopolitique, comme outil de régulation sociale (Debuyst, 1984). Mais aussi, le champ de la santé mentale, à travers l’interpellation des « psys » auxquels est demandé d’évaluer, puis de « soigner » la dangerosité. Ces derniers peuvent se sentir instrumentalisés par la polysémie de la notion et la multiplicité de ses usages. Les psychologues ou psychiatres ne sont pas les seuls à qui l’on demande d’évaluer la dangerosité et les magistrats se fondent sur divers avis, cependant l’usage consacre une place particulière à l’expertise. Ce qui ne va pas sans soulever des questionnements éthiques, cliniques et scientifiques chez les professionnels au regard de l’état des connaissances et des limites de la prédiction du risque de récidive.
Une prévalence de la dangerosité qui remet en question les missions professionnelles des acteurs
Au regard de la place prise par cette notion, les soignants en milieu carcéral interrogent le fondement de leur intervention, qui, dans ce cadre, tend à se déplacer et à viser tout autre chose que le sujet, mais plutôt « la souffrance de la société mise à mal par la violence du sujet délinquant » (Bragger, 2011). Les travailleurs sociaux dans le domaine pénitentiaire peuvent aussi avoir le sentiment de perdre leurs repères et leur identité professionnelle à travers une mission principalement centrée sur la prévention de la récidive qui se ferait, selon eux, au détriment de la mission de réinsertion (Moulin et al., 2012). Du côté judiciaire, les magistrats peuvent se sentir pris au piège par cette notion (Lameyre, 2010), voire dessaisis d’une part de leur décision. Lorsque l’expert avance que le sujet est dangereux, il est difficile pour le magistrat d’aller à son encontre (Moulin, Palaric, 2012). L’accent mis sur la notion de dangerosité peut avoir pour implication une transformation insidieuse des pratiques professionnelles, autant dans ce qui les fonde que dans la manière dont elles vont se déployer. L’accumulation d’informations qu’elle implique pourrait sous-tendre des formes de contrôle renouvelées (Bessin, 2012) dans une perspective défensive qui légitime, à partir d’indicateurs signant une dangerosité, des dispositions renforçant les limitations imposées au sujet plutôt que l’ouverture que devrait signifier une perspective de réinsertion.