7: Psychiatrie et justice : modèle intégratif versus modèle ségrégatif


Psychiatrie et justice : modèle intégratif versus modèle ségrégatif



Dans les sociétés européennes, la place attribuée à la psychiatrie dans l’articulation entre santé et justice augmente de façon constante ces dernières années. Elle y oscille entre soin et sécurité, dans une opposition entre un modèle intégratif lié à la psychiatrie générale et un modèle ségrégatif de défense sociale centré sur les concepts de « dangerosité » et de « prévention de la récidive ».



Le modèle intégratif français



Naissance


Durant le XXe siècle, le nombre de personnes atteintes de troubles psychiques placées sous main de justice ne cesse d’augmenter, suite à leur responsabilisation pénale croissante et à la désinstitutionnalisation de la psychiatrie.


Avec l’ouverture de la psychiatrie à la société, des réseaux de soins se développent dans le champ judiciaire et définissent le modèle intégratif français d’articulation santé-justice.


En 1986, les soins psychiatriques intracarcéraux sont ainsi confiés au ministère de la Santé avec la création des services médicopsychologiques régionaux (SMPR), désormais directement rattachés à la psychiatrie générale (Senon, 2004). La réforme des soins aux détenus du 18 janvier 1994 consolide ce modèle et étend la protection sociale à l’ensemble des personnes détenues. L’hôpital pénètre ainsi au sein du milieu carcéral dans une véritable intégration des champs sanitaires et judiciaires, favorisée par une politique à vocation préventive fondée sur la solidarité et la réinsertion.



Ressources


L’indépendance des professionnels de santé au sein de la prison constitue en elle-même une avancée démocratique car elle en lève l’opacité. Elle y permet de plus la création d’un espace thérapeutique confidentiel où les soins ne peuvent être que librement consentis, favorisant une alliance authentique pouvant contribuer à une meilleure réinsertion.


Les liens avec la psychiatrie générale assurent d’autre part une qualité de traitement équivalente à tous les citoyens, libres ou détenus, et favorisent une continuité des soins participant à la réinsertion.


Ce modèle intégratif entraîne également certaines innovations, notamment au sujet des auteurs de violences sexuelles avec la loi du 17 juin 1998, première loi d’articulation santé-justice associée à un fondement clinique (Dubret, 2006). Le suivi sociojudiciaire y est créé, auquel une injonction de soin peut être adjointe si une expertise psychiatrique conclue à son indication, dans l’élaboration d’une complémentarité entre punir et soigner.


L’articulation de la psychiatrie avec le champ judiciaire permet en outre une lecture clinique des passages à l’acte violents de malades mentaux et la mise en évidence de symptômes pouvant en constituer des facteurs de risque, tels que l’arrêt des traitements psychotropes, la perte du lien social, la prise de substances psychoactives et des symptômes spécifiques à certaines pathologies. Cette « dangerosité psychiatrique » peut alors être prise en charge dans une démarche empathique et déstigmatisante qui favorise l’insertion sociale et pourrait contribuer à prévenir de nouvelles décompensations de ce type.



Obstacles


Des difficultés de communication existent entre les disciplines sanitaires et judiciaires du fait de langages différents, de secrets professionnels et d’orientations diverses qui risquent d’entraîner des cloisonnements ou des attentes mutuelles inadaptées pouvant finalement mener à une confusion des rôles et à des instrumentalisations.


En milieu carcéral, les soignants se heurtent de plus à un fonctionnement favorisant les ruptures répétées au détriment d’une stabilité qui permettrait l’établissement et le maintien d’un travail thérapeutique efficient. Le contexte délabré de la prison a également des effets délétères sur l’état de santé des personnes détenues, et la surpopulation entrave leur accès aux soins.


Le développement de réseaux de soins dans le champ judiciaire souffre par ailleurs d’un manque de moyens lié à la situation critique de la psychiatrie publique. On observe une pénurie d’experts, et la continuité des soins lors de la libération est souvent menacée par un manque de personnels et de structures médicosociales.


S’il se révèle pertinent et bénéfique pour les patients et les soignants, le modèle intégratif d’articulation santé-justice est régulièrement remis en question par les politiques, dont la quête de résultats en matière de sécurité est accrue par la répétition d’affaires criminelles médiatiques. Il apparaît ainsi vulnérable face à la montée en puissance en France d’un système néolibéral, basé sur l’individualisme et le désengagement de l’État.



Vers un modèle ségrégatif de défense sociale ?


Au XIXe siècle, l’école positiviste définit des principes de défense sociale dans une volonté de prévention du crime par la neutralisation des individus dangereux, et soumet pour cela le droit pénal à la science. La notion de dangerosité remplace alors celle de responsabilité et entraîne l’assimilation progressive du crime à la folie et de la punition au traitement, plusieurs expériences « pénitentiaropsychiatriques » apparaissant notamment en France.


Aujourd’hui, notre pays reste moins touché par les effets du positivisme que d’autres en Europe, où des orientations politiques de défense sociale ont mis en place des modèles ségrégatifs instaurant des filières psychiatriques spécifiques aux personnes placées sous main de justice, hors du circuit sanitaire de la population générale. Des « hôpitaux-prisons » y visent à protéger la société des malades comme des criminels « dangereux », où la psychiatrie est perçue comme un simple facteur de réduction des risques pour la sécurité publique.


Depuis la fin du XXe siècle, on assiste en France à une dégradation du lien social et à une généralisation de l’individualisme qui s’accompagnent d’un surinvestissement paranoïaque de la problématique sécuritaire. Le sentiment d’insécurité devient un enjeu électoral capital, et des politiques répressives de contrôle s’imposent en lieu et place des idées de réhabilitation, dans un principe de précaution absolu. Les concepts de « dangerosité » et de « mesures de sûreté » font leur apparition dans la ligne du positivisme du XIXe siècle et sont désormais rattachés à de nouvelles figures de l’insécurité : le délinquant sexuel, le multirécidiviste, mais aussi le malade mental.


Une évolution ségrégative de l’articulation santé-justice se dessine depuis 2002 avec la création d’une filière psychiatrique spécifique aux détenus, les unités hospitalières spécialement aménagées (UHSA), qui coupent pour ces personnes tout lien avec leurs secteurs psychiatriques d’origine. Cette évolution remet en question les objectifs de continuité des soins et de réinsertion du modèle intégratif, et accroît le risque d’un clivage entre psychiatrie générale et psychiatrie exercée en milieu pénitentiaire en différenciant leurs champs cliniques et leurs budgets.


Les nouvelles politiques entraînent de plus une augmentation de l’incarcération des malades mentaux en favorisant la judiciarisation des petits délits et en rendant souvent facultative l’expertise psychiatrique présentencielle. Le rôle de l’expert psychiatre est réorienté vers l’évaluation pronostique d’une « dangerosité » et s’éloigne ainsi des missions diagnostiques et d’évaluation de responsabilité capitales pour l’orientation thérapeutique des malades mentaux dans un modèle intégratif cohérent (Zagury, 2009).


La loi du 10 août 2007 « sur la récidive, les peines plancher et l’obligation de soin » implique encore davantage la psychiatrie dans la protection de la société par un mouvement de « psychologisation » des crimes les plus graves. L’injonction de Soin y perd tout son sens car elle est désormais associée de façon quasi-automatique au suivi sociojudiciaire dans des buts de surveillance et de « traitement psychique » des crimes. La loi du 25 février 2008 relative à « la rétention de sûreté et à la déclaration d’irresponsabilité pénale pour cause de trouble mental » amplifie encore ces attentes, des mesures de sûreté pouvant désormais être mises à exécution à l’issue de la peine devant la persistance d’une « dangerosité », si besoin par une rétention en centre « socio-médico-judiciaire » renouvelable sans limite.


Dans le champ judiciaire français, les attentes envers la psychiatrie glissent donc actuellement vers l’identification de l’homme criminel virtuel et sa « neutralisation », qu’il soit malade ou non, dans une volonté illusoire d’atteindre un « risque zéro » en matière de récidive criminelle. Cette spécialité médicale est ainsi intégrée à un projet sécuritaire de défense sociale où des orientations criminologiques remplacent sa fonction thérapeutique et ses missions de santé publique, en l’éloignant de la psychiatrie générale par un mouvement ségrégatif.

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May 10, 2017 | Posted by in MÉDECINE INTERNE | Comments Off on 7: Psychiatrie et justice : modèle intégratif versus modèle ségrégatif

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