40: Violences et toxiques


Violences et toxiques



Alcool et violences



Dans sa note de lecture de l’expertise de l’Inserm de 2003 sur les dommages sociaux de l’alcool, Claude Got écrivait : « Le contrôle de l’alcool au volant est devenu une des formes dominantes du contrôle social des alcoolisations potentiellement dangereuses. Les autres formes de violence liées à l’alcool demeurent un sujet honteusement sous-documenté en France. » (Inserm, 2003). Depuis lors, un groupe de travail français dirigé par Laurent Bègue sous l’égide de la Direction générale de la santé s’est spécifiquement penché sur cette question et leurs conclusions nous apportent aujourd’hui un éclairage pertinent (Bègue, Subra 2008).


En effet, de prime abord, il semble évident que les liens entre alcool et violence soient étroits. Ceux qui travaillent au quotidien aux urgences des hôpitaux généraux peuvent le confirmer. Toutefois, comme le rappelle Laurent Bègue dans l’étude « violence alcool multiméthode » (VAMM), il semble que ces liens en dehors des situations de laboratoire ne soient pas si faciles à démontrer (Bègue, Subra, 2008). En d’autres termes, il semble qu’il soit difficile de savoir si l’alcoolisation est la cause ou l’effet de la violence ou si d’autres facteurs puissent y contribuer et de nous rappeler qu’il existe des situations dans lesquelles on peut s’interroger sur un lien direct entre alcool et violence. Par exemple, l’alcool très présent dans les conflits guerriers peut laisser à penser que l’on s’alcoolise pour se donner du courage; alors qu’a contrario certains peuvent s’alcooliser pour gérer leur stress après une situation de violence. De même si certains s’alcoolisent et deviennent violents c’est aussi peut-être parce qu’il en est ainsi autour d’eux (Bègue, Subra, 2008). Cette dernière notion est d’ailleurs connue depuis longtemps. Ainsi que le rappelle Antonia Abbey : les recherches expérimentales sur l’administration d’alcool ont montré que les sujets se comportaient de façon plus agressive lorsqu’ils avaient bu; mais que les effets les plus importants s’observaient chez ceux qui étaient déjà prédisposés à être agressifs (Abbey A., 2011). Par ailleurs, Alan Marlatt dans les années 1980 avait démontré que les attentes du produit étaient aussi importantes que l’effet pharmacologique (Marlatt, Rohsenow, 1980). Dans une expérience, dans laquelle les sujets consommaient des cocktails avec ou sans alcool en double aveugle ceux qui croyaient boire de l’alcool (alors qu’ils n’en buvaient pas) étaient aussi agressifs, voire plus agressifs que ceux qui croyaient ne pas en boire (alors qu’en réalité ils en buvaient) (Marlatt, Rohsenow, 1980). Et dans une synthèse de plusieurs recherches sur ce phénomène, Lipsey et al. retrouvaient que l’effet placebo contrôlé était supérieur à celui de l’alcool, démontrant ainsi que l’agressivité semblait plus liée aux croyances des sujets concernant l’alcool qu’à l’effet pharmacologique du produit, même si celui-ci existe (par exemple, la croyance de l’alcool permettant de s’affranchir des normes sociales) (Lipsey et al., 1997).


Ainsi ce qui peut sembler évident de prime abord, eu égard aux constats cliniques que tout clinicien peut faire dans sa pratique et en raison des résultats des études épidémiologiques en population générale (qui montrent clairement que les personnes violentes boivent plus d’alcool que les autres), il devient difficile de savoir si l’alcool est un facteur de violence, un simple marqueur de difficultés psychosociales (comme l’est aussi la violence en soi) ou simplement la cause de cette violence (Bègue, Subra, 2008).


Loin de vouloir complexifier à loisir cette question, nous allons nous appuyer sur les résultats des études réalisées en population générale et sur les travaux du groupe VAMM dirigés par Laurent Bègue.



Études en population générale


D’un point de vue global, les études épidémiologiques en population générale retrouvent une association de la violence hétéroagressive avec le jeune âge, le sexe masculin, les conditions socioéconomiques précaires, le bas niveau éducatif, les antécédents personnels et familiaux judiciaires et de violences, les troubles des conduites dans l’enfance et l’adolescence et… l’abus de substances psychoactives co-occurrente avec un trouble mental sévère (Elbogen, Johnson, 2009).


Concernant ce dernier point, la consommation de substances psychoactives est clairement identifiée comme facteur aggravant et en l’absence de données précises pour chaque produit (Richard-Devantoy, 2009), c’est l’alcool (en tant que produit le plus consommé) qui est le plus fréquemment associé aux passages à l’acte violents.


Swanson et al. dans l’enquête ECA (Epidemiologic Catchment Area) (Swanson, et al., 1990), ont étudié la prévalence des troubles psychiatriques en population générale. Ils ont montré que les violences étaient plus fréquentes chez les sujets présentant des troubles psychiatriques (schizophrénie et troubles bipolaires) qu’en population exempte de troubles psychiatriques avec un risque multiplié par six et cinq respectivement. Mais ce risque était plus élevé lorsqu’un abus ou une dépendance à l’alcool était associés (risque multiplié par 12).


L’enquête nord-américaine NESARC (National Epidemiologic Survey on Alcohol and Related Conditions), réalisée en deux vagues successives en 2001–2003 puis 2004–2005 en population générale parmi 34 653 sujets (Elbogen, Johnson, 2009), a permis de montrer une association entre violence, conduite addictive et troubles mentaux sévères. Mais si un trouble mental sévère à lui seul n’était pas prédictif de la survenue de violence, en revanche la comorbidité addictive et les antécédents de violence devaient lui être associés pour observer une augmentation significative de l’incidence de la violence entre les deux vagues (Figure 40.1).



Dans leur étude longitudinale comparant les violences chez les sujets atteints de schizophrénie à la population générale, Fazel et al. ont attribué l’essentiel de la violence des patients atteints de schizophrénie à l’usage de substances psychoactives (Fazel et al., 2009). Et dans une méta-analyse, concernant les patients atteints de troubles bipolaires, ils retrouvent une fréquence d’actes violents plus élevée chez ceux présentant une conduite addictive que chez ceux n’en présentant pas (Fazel et al., 2010). Enfin, le risque de violence chez les sujets abuseurs ou dépendants à une substance ne présentant pas de troubles psychotiques est comparable à celui de ceux présentant un trouble psychotique avec un abus/dépendance de substance (Fazel et al., 2009).



Ultime violence : l’homicide


S. Richard-Devantoy et al. (2009), dans leur revue de littérature sur les liens entre homicide et troubles mentaux graves, retrouvent sans surprise que la présence d’un trouble mental grave (particulièrement la schizophrénie) est associé à un risque plus élevé de violence homicide comparativement à l’absence de diagnostic psychiatrique (risque multiplié par deux chez les hommes et par six chez les femmes). Mais surtout, ils ont pu constater que ce risque est moins important que celui associé à un abus de substances et particulièrement l’alcool. En effet ils retrouvent dans la littérature que l’abus de substance augmente le risque de passage à l’acte homicide par six par rapport à la population générale. Mais ce risque est multiplié par 12 chez l’homme et par 52 chez la femme en cas d’abus ou de dépendance à l’alcool (Richard-Devantoy et al., 2009). Par ailleurs, ils citent l’étude de Shaw et al. (2006) qui retrouve dans les antécédents psychiatriques d’une population de 1 168 meurtriers : 41 % d’abus d’alcool, 40 % d’abus de drogue, 11 % de dépendance à l’alcool et 9 % de dépendance aux toxiques; sachant que sur l’ensemble de cette série 45 % avaient consommé de l’alcool et 15 % des toxiques au moment des faits.


Ainsi, la littérature s’accorde sur le fait que la consommation de substances psychoactives (alcool et drogues) est un facteur de risque majeur de passage à l’acte violent autant en population générale qu’en population clinique psychiatrique (schizophrénie et troubles de l’humeur) (Elbogen et al., 2009, Fazel et al., 2009; 2010). Mais pour reprendre la remarque de Laurent Bègue à ce propos, les limites de ces études tiennent au fait que l’on mesure l’effet et sa cause simultanément. En effet, même lorsque l’on est certain que l’alcoolisation a précédé l’agression, toute conclusion reste incertaine. Par exemple, on ne peut exclure que celle-ci ait été prise avec l’intention délibérée de faciliter une agression (Bègue, Subra, 2009).



L’enquête violence alcool multiméthodes (VAMM)


L’enquête épidémiologique VAMM ou enquête auprès des auteurs de violences avait pour but de décrire en France l’association entre les consommations d’alcool et les violences agies et subies en population générale (Bègue, Subra, 2008). Les auteurs ont étudié un échantillon de 2 019 personnes représentatives de la population des 18–65 ans d’Ile-de-France et du Nord. Rémunérée, l’étude était présentée comme une enquête nationale sur les modes de vie et comportements sociaux des 18–65 ans. Les réponses étaient recueillies sur la voie publique sur trois sites mobiles au moyen d’une autopassation informatisée qui garantissait une meilleure fiabilité des réponses aux questions sensibles.


Les résultats montraient que 40 % des sujets ayant participé à une bagarre dans un lieu public avaient consommé de l’alcool dans les 2 heures qui précédaient. C’était également le cas pour 35 % des agressions intrafamiliales, 32 % des destructions intentionnelles, 20 % des vols et plus de 40 % des suicides. Concernant les victimes de cette même enquête, 29 % des victimes pensaient que leur agresseur était en état d’ébriété. Enfin les auteurs retrouvaient que la quantité d’alcool consommée en une occasion constituait l’un des prédicteurs statistiques les plus importants de la participation à des bagarres (avec le sexe, l’âge, le niveau d’étude et l’agressivité chronique) (Bègue, Subra, 2008).


Les auteurs se sont également intéressés au profil des personnes qui pensaient que l’alcool les rend agressives : 6 % des sujets interrogés à ce propos affirmaient que l’alcool les rend agressif (parce qu’ils perdent le contrôle d’eux-mêmes, recherchent la dispute, deviennent méchants ou s’engagent dans des bagarres). Et, indépendamment de l’âge, du sexe et du niveau d’études, croire que l’alcool rend agressif augmente avec la fréquence des consommations, la quantité d’alcool consommée en une occasion, les tendances agressives générales, les tendances dépressives et un faible autocontrôle (Bègue, Subra, 2008).


Les victimes également semblent concernées. En effet, les femmes victimes de coups et blessures (9,6 % des femmes de l’échantillon) buvaient plus fréquemment plus de cinq unités d’alcool en une occasion, avaient un niveau d’agression chronique plus élevé, davantage de difficultés sociales et de périodes de ruptures (changement de pays, conflit, incarcération) que les femmes qui n’avaient pas subi de coups et blessures (Bègue, Subra, 2008). L’existence d’une relation entre l’alcool et la violence est fondée sur la fréquence de l’usage d’alcool chez des auteurs d’actes violents, ainsi que sur la répétition de ce type d’actes chez des malades de l’alcool (INSERM, 2003), mais on voit bien dans cette étude que le contexte psychosocial est également déterminant.



Discussion


Tous les types de violences sociales sont liés à l’alcool, qu’elles soient sexuelles, sur des d’enfants, dans les services d’urgence hospitalière, dans l’armée ou même le domaine sportif (Bègue, Subra, 2008). Pour autant, l’alcool ne semble être ni nécessaire ni suffisant pour définir un lien de cause à effet. Car le contexte social festif peut agir comme un catalyseur de violence en soi (particularité de l’ambiance, surpopulation), ainsi que les croyances liées à l’alcool. En corollaire de l’expérience de Marlatt, Bègue et al. ont voulu montrer que les significations sociales associées à l’alcool pouvaient accroître les conduites agressives chez des personnes qui croyaient avoir consommé une boisson alcoolisée alors qu’elle n’en contenait pas (Bègue, Subra, 2009). Cent dix-sept personnes recrutées pour tester des aliments énergétiques consommaient avant l’expérience une boisson alcoolisée ou non en double aveugle. Ainsi certains croyaient boire de l’alcool alors qu’ils n’en buvaient pas alors que d’autres croyaient boire un jus de fruit alors qu’ils buvaient de l’alcool (et inversement). Provoqués par un assistant de recherche qui se faisait passer pour un participant, les auteurs mesuraient leur agressivité par le nombre de doses de piment liquide et de sel qu’ils avaient l’opportunité de mélanger discrètement dans le plat du provocateur. Les résultats ont montré un effet significatif de la dose d’alcool que les participants croyaient avoir consommé : plus ils pensaient être alcoolisés, plus ils agressaient le provocateur (Bègue, Subra, 2008). Ainsi, les croyances liées à l’alcool sont elles aussi importantes que l’état lié à l’alcoolisation.


Toutefois, au-delà de l’environnement les facteurs individuels sont également à prendre en compte. Ainsi, les déficits cérébraux légers, l’impulsivité, le trouble de personnalité antisociale, l’exposition à des parents alcooliques, la précarité économique, le malaise social, la valorisation d’une identité hypermasculine, ou encore l’appartenance à un groupe de pairs marginal pour lequel s’enivrer est un critère d’intégration sont des éléments importants dans les liens entre alcool et violence (Bègue, Subra, 2009). Parmi ces facteurs individuels, la perturbation des fonctions exécutives n’est pas négligeable. Si l’alcoolisation aiguë est connue pour les perturber, l’exposition fœtale (ou précoce) à l’alcool est à l’origine de nombreuses perturbations psychosociales en lien avec le syndrome dysexécutif (incapacité à planifier des tâches nouvelles, à inhiber les processus automatiques et à modifier des stratégies pour la réalisation d’objectifs planifiés). Il suffit pour s’en convaincre de regarder le devenir de ces enfants exposés de façon prénatale à l’alcool dont le parcours résumé dans le tableau 40.I montre combien ils sont à risque de violences et à leurs conséquences (Streissguth et al., 2004).


Only gold members can continue reading. Log In or Register to continue

Stay updated, free articles. Join our Telegram channel

May 10, 2017 | Posted by in MÉDECINE INTERNE | Comments Off on 40: Violences et toxiques

Full access? Get Clinical Tree

Get Clinical Tree app for offline access