Chapitre 34 Urgences Vasculaires
Discipline transversale par excellence, la médecine et la chirurgie vasculaire comportent un grand nombre de situations d’urgence dont la majorité d’entre elles engagent pour le moins le pronostic fonctionnel de nos patients et le plus souvent leur pronostic vital.
Ce chapitre ne peut pas être une actualisation des connaissances des urgences en pathologie vasculaire, car à lui tout seul un tel sujet mériterait un ouvrage. Barral s’est consacré dans un livre remarquable à l’étude des urgences en chirurgie vasculaire avec beaucoup de succès il y a de cela 22 ans [1].
ANÉVRISME AORTIQUE ABDOMINAL FISSURÉ OU ROMPU
La rupture d’un anévrisme de l’aorte abdominale reste en 2010 l’urgence vasculaire dont le pronostic est le plus grave, avec un taux de mortalité, pour les patients ayant atteint l’hôpital, voisin de 50 %. Tandis que l’arsenal thérapeutique de la chirurgie vasculaire réglée ne cesse de s’étoffer avec l’apport récent des techniques endoluminales ou des techniques cœlioscopiques, la prise en charge chirurgicale des AAA rompus n’a que très peu évolué pendant ces vingt dernières années. La mise en place d’une endoprothèse aortique, technique en pleine évaluation dans le traitement électif des AAA, reste extrêmement problématique dans le contexte de l’urgence et ne s’adresse généralement qu’à des cas sélectionnés, pour lesquels la pertinence du choix d’un traitement endoluminal reste encore à démontrer [2, 3].
Définitions
Sur le plan anatomique, la perte de continuité de la paroi aortique peut prendre l’aspect d’une fissure ou d’une rupture. La fissure est une lésion anatomique linéaire liée à l’excès de tension pariétale (loi de Laplace). Elle est le plus souvent verticale et postérieure. La rupture se traduit par une perte de substance pariétale arrondie de trois à quatre centimètres de diamètre. Elle résulte soit de l’érosion de la paroi aortique au contact du rachis, soit de la nécrose pariétale par excès de tension intra-aortique, soit de l’évolution ultime d’un hématome disséquant aortique compliqué de nécrose pariétale [4].
Deux tableaux cliniques particuliers doivent être distingués :
Diagnostic de fissuration et de sa gravité
Les douleurs abdominales et le collapsus sont les manifestations cliniques les plus fréquentes de la rupture des AAA. Les douleurs peuvent être épigastriques ou périombilicales, elles peuvent également siéger au niveau des flancs ou des lombes. Des irradiations vers l’aine sont fréquentes, ce qui peut faire évoquer à tort le diagnostic de colique néphrétique. La douleur est intense, profonde et continue. Elle résiste aux antalgiques simples qui ont parfois été prescrits au début des douleurs. Le collapsus peut être plus ou moins profond et dépend de l’importance de la perte sanguine mais aussi de l’intensité de la réaction végétative aux douleurs. L’association de ces symptômes à une masse abdominale battante doit faire évoquer le diagnostic mais elle n’est présente que dans 60 % des cas environ [5]. L’examen clinique peut être très difficile en raison de la distension abdominale et de l’importance des douleurs. Le diagnostic est facilité si l’anévrisme était connu du patient, de sa famille ou de son médecin traitant. Dans le cas contraire, le diagnostic est malaisé surtout si le patient est obèse. De toute façon, chez un homme âgé de plus de 50 ans présentant des douleurs abdominales, un collapsus et une suspicion de masse abdominale, le diagnostic d’AAA doit être évoqué et le patient doit être montré en urgence à l’équipe de chirurgie vasculaire référente.
Les autres symptômes pouvant être observés dans les AAA instables sont essentiellement liés à la compression des organes de voisinage. La compression peut intéresser le duodénum (signes d’occlusion digestive haute), les troncs veineux iliaques (œdème des membres inférieurs, thrombose veineuse profonde) les nerfs du plexus lombaire (sciatalgies, cruralgies), les corps vertébraux qui peuvent être érodés (dorsalgies, lombalgies) (fig. 34-1). La compression des uretères entraîne des douleurs à type de colique néphrétique associées à une hydronéphrose.
Figure 34-1 Volumineux anévrisme développé au contact du rachis responsable de douleurs lombaires.
Aucun signe de rupture. Un traitement différé de quelques jours a été réalisé.
Quelle que soit la symptomatologie, la suspicion de rupture d’AAA et l’instabilité hémodynamique doivent imposer le transfert du patient en salle d’opération où une laparotomie doit être réalisée après une courte préparation par l’équipe d’anesthésiologie. Si le diagnostic d’AAA rompu a été porté à tort, la laparotomie a pour avantage de souvent permettre de traiter la cause réelle de la symptomatologie (occlusion, perforation digestive, infarctus intestinal). L’incidence de l’erreur diagnostique initiale sur le taux de mortalité n’est alors pas majeure [6]. Par contre, c’est lorsqu’un diagnostic non chirurgical a été retenu dans un premier temps (pancréatite aiguë, infarctus du myocarde à symptomatologie digestive, colique néphrétique, etc.), que le retard diagnostique peut devenir trop important et entraîner une intervention chirurgicale trop tardive.
Lorsque l’état hémodynamique du patient le permet, et lorsque le diagnostic n’est pas certain, la réalisation d’examens paracliniques est possible.
C’est l’angio-TDM qui à l’heure actuelle doit être réalisé de premières intentions à la condition que cet examen soit faisable immédiatement. C’est l’examen anatomique de référence. Il permet le diagnostic positif de l’AAA tout en permettant son analyse morphologique. Il détermine le diamètre maximal aortique, l’extension de la lésion par rapport aux artères rénales et aux artères iliaques, l’existence ou non d’artères rénales accessoires, la présence ou non d’un collet proximal ou distal, le degré de calcification des parois aortiques et iliaques. Devant un anévrisme douloureux, il peut mettre en évidence une fissure ou une rupture contenue dans le rétropéritoine (fig. 34-2 et 34–3).
Il permet d’apprécier l’importance et la diffusion de l’hématome en cas de rupture. Il peut mettre en évidence un halo d’œdème périaortique témoignant d’un AAA inflammatoire. Ce type d’AAA peut se compliquer de rupture mais peut également être découvert par un tableau de douleurs abdominales inaugurales liées à l’inflammation et dont le traitement n’est pas forcément chirurgical de première intention (fig. 34-4).
Néanmoins, la disponibilité de l’appareillage est bien moindre que celle de l’angio-TDM.
L’échographie Doppler abdominale permet le diagnostic positif de l’AAA lorsque celui-ci n’était pas connu. C’est un examen facile à mettre en œuvre, rapide et non invasif. Elle permet la mesure du diamètre maximal de l’anévrisme et le dépistage d’autres lésions anévrismales associées. Mais elle est rapidement gênée par l’obésité, le météorisme abdominal, et le passage de la sonde peut être douloureux, ce qui peut rendre difficile de préciser le positionnement des artères rénales par rapport à un éventuel collet proximal. Les lésions à type de fissure ou de rupture contenue peuvent être difficiles à mettre en évidence.
L’artériographie n’a plus de place dans le diagnostic d’AAA fissuré ou rompu.
Prise en charge thérapeutique
La prise en charge thérapeutique est essentiellement chirurgicale. En cas de rupture anévrismale, l’objectif thérapeutique principal doit être de stopper l’hémorragie de manière efficace et rapide. Pour de nombreux auteurs, l’importance de l’hémorragie est la cause principale du décès postopératoire [7, 8]. Pour Vohra, une déperdition sanguine nécessitant une transfusion postopératoire de dix culots globulaires ou plus est corrélée à une mortalité opératoire de 100 %, contre une mortalité de 34 % chez les patients ayant reçu moins de 10 concentrés globulaires [9].
PRISE EN CHARGE INTRAHOSPITALIERE
Traitement chirurgical
Une fois le clampage obtenu, le traitement chirurgical de la lésion anévrismale est tout à fait conventionnel. L’anévrisme est mis à plat, le thrombus est extrait et les artères lombaires qui refluent sont liées. La continuité artérielle est assurée par une prothèse en Dacron qui est aorto-aortique, aortobiiliaque ou aortobifémorale, en fonction de l’extension de la maladie anévrismale ou de la présence de lésions artérielles occlusives en aval. Le cas échéant, une restauration artérielle de l’artère mésentérique inférieure est réalisée en fonction du caractère fonctionnel ou non de la circulation hypogastrique et de ses suppléances, dans le but d’éviter la survenue d’une ischémie colique postopératoire. La fermeture doit permettre d’isoler la prothèse du tube digestif afin d’éviter les complications tardives à type de fistule prothéto-digestive. Une épiploplastie peut être réalisée à cette intention.
Traitement endovasculaire
L’aspect du collet proximal est le facteur limitant essentiel pour envisager le traitement endoluminal. Mais il faut tenir compte également de la possibilité de conserver une circulation hypogastrique suffisante pour éviter les nécroses coliques toujours extrêmement graves dans le contexte. Dans certaines études morphologiques seulement 40 % des anévrismes rompus pourraient être traités par endoprothèse [10]. L’instabilité hémodynamique est un autre facteur limitant essentiel pour le traitement endovasculaire car la réalisation de l’angio-TDM puis la mise en œuvre du traitement endovasculaire peuvent faire consommer un temps précieux qui pourrait s’avérer vital pour le patient.
En pratique, ce sont les endoprothèses dégressives aorto-uniiliaques qui sont mises en place dans le contexte de l’urgence car leur mise en place est rapide. Une occlusion de l’axe iliaque controlatéral est alors nécessaire de même qu’un pontage croisé fémorofémoral pour éviter l’ischémie aiguë controlatérale (fig. 34-5).
La place du traitement endoluminal des anévrismes rompus est encore en évaluation. Ce type de traitement a fait la preuve de sa faisabilité mais les critères d’éligibilité sont tels que ce type de traitement ne s’adresse qu’aux patients dont l’hémodynamique est à peu près stable et qui ont un collet infrarénal correct, c’est-à-dire aux patients chez qui les résultats chirurgicaux sont les meilleurs [11].