30: Pourquoi une psychocriminologie clinique?


Pourquoi une psychocriminologie clinique ?



Cette question est des plus pertinentes dans le paysage criminologique actuel. Bien que les connaissances acquises depuis un siècle ont permis de constituer un corpus criminologique solide qui puise dans plusieurs disciplines comme le droit, la philosophie, la sociologie, la psychologie et autres disciplines appliquées, dont la psychiatrie et la psychanalyse, et que le défi interdisciplinaire de la criminologie a donné lieu à des réflexions fondamentales qui ont contribué à son développement, l’exercice de la clinique criminologique rencontre des défis complexes.


La position du psychocriminologue clinicien au sein d’institutions de contrôle social est souvent inconfortable et parfois paradoxale, comme c’est le cas actuellement dans le système carcéral au Canada. Les défis sont nombreux et exigent de la psychocriminologie qu’elle prenne position par rapport à la protection de la société, au respect des processus de changement et de réinsertion sociale des individus et à l’exigence de loyauté des institutions. Des contraintes d’espace limiteront cet essai à une situation précise; celle de la fonction du psychocriminologue au sein du système carcéral canadien servira d’illustration pour réfléchir aux enjeux liés à l’évolution de deux concepts clés en psychocriminologie, ceux de personnalité criminelle et d’état dangereux. Nous montrerons d’abord comment l’évolution de ces concepts a réduit le champ de la clinique psychocriminologique au Canada, puis nous examinerons quelques pistes pour sortir de l’impasse.


Ce qui aujourd’hui est communément désigné en langue française comme une psychocriminologie clinique a d’abord été conçu par Garofalo au XIXe siècle comme une criminologie clinique. Pinatel (1954) s’est particulièrement investi au cours du siècle dernier à définir l’objet de la criminologie clinique, décrit comme une discipline appliquée semblable à la clinique médicale dans laquelle diagnostic, pronostic et traitement constituent les principales fonctions du clinicien. Pinatel est cependant mieux connu pour son concept de personnalité criminelle basée sur les quatre dimensions essentielles que sont l’égocentrisme, la labilité, l’agressivité et l’indifférence affective. Ces dimensions de la personnalité sont conceptualisées comme étant en interaction avec les milieux culturel et social des individus, ce qui témoigne de l’effort constant de Pinatel pour penser les déterminants de la délinquance selon une perspective véritablement dynamique.


La notion de personnalité criminelle a donné lieu à un développement soutenu tant du côté des auteurs de langue française que de ceux de langue anglaise. Il suffit de rappeler que l’étude de la personnalité criminelle a été florissante et a donné naissance à plusieurs autres désignations qui s’en rapprochent, dont la personnalité délinquante, la personnalité antisociale, la psychopathie ainsi qu’à diverses classifications nosographiques basées sur des traits dits antisociaux. Ce développement a aussi donné naissance à des outils diagnostiques qui, contrairement au souhait de Pinatel, ne ciblent que des éléments statiques associés statistiquement aux traits dits antisociaux ou délinquants. La notion de personnalité (criminelle/délinquante/ antisociale/psychopathique) s’est cependant vue attribuer un rôle surdéterminant dans la construction de divers outils diagnostiques en raison, d’une part, du caractère étiologique assigné à la notion de personnalité et, d’autre part, de la stabilité attribuée à la personnalité comme construit théorique. Selon la conceptualisation la plus courante de la personnalité antisociale, comme de la psychopathie sa forme la plus grave, il s’agirait là d’un état psychologique non seulement durable, mais qui est souvent vu comme intraitable. Les grilles de prédiction de la récidive utilisent presque toutes des dimensions visant à diagnostiquer la personnalité antisociale ou psychopathique, ce qui revient à leur attribuer un poids disproportionné et qui perdure dans le temps puisque les résultats des tests administrés en détention préventive suivent les détenus jusqu’à leurs requêtes de libération conditionnelle qui sont très souvent déposées bien des années plus tard.


La circularité du diagnostic de personnalité antisociale, qui repose en grande partie sur des actes posés, impose de plus de grandes limites et constitue un argument de poids en faveur des définitions proposées il y a un demi-siècle par des auteurs comme Pinatel, qui cherchaient à cerner des caractéristiques essentiellement psychologiques dans leurs descriptions d’une personnalité criminelle. Bien que le paradigme de personnalité antisociale, voir psychopathique, soit issue en droite ligne des travaux sur la personnalité des délinquants effectuées au cours des années 1950, des différences fondamentales distinguent les concepts actuels de ceux-là. Ces notions se rejoignent toutefois dans leur recours au concept de personnalité (criminelle ou antisociale) pour prédire la récidive criminelle.


La seconde contribution de Pinatel est au tout aussi bien connue que la précédente, il s’agit de l’application de la notion d’état dangereux au corpus psychocriminologique. Ses travaux sur l’état dangereux témoignent de ses ambitions scientifiques pour la criminologie clinique et, en particulier, de son souhait de voir se développer des tables de prédiction de la récidive qui comprendraient tous les éléments dynamiques et interactionnels qui contribuent au passage à l’acte. La notion d’état dangereux a été empruntée à la clinique psychiatrique, plus précisément à la clinique des personnes souffrant de psychopathologies sévères, comme la schizophrénie ou la psychose paranoïde, chez qui il incombait d’identifier les indices d’une crise imminente susceptible de les mettre ou de mettre autrui en danger. La transposition de la notion d’état dangereux de la sphère médicale à la sphère criminologique a beaucoup occupé Pinatel, qui cherchait comment mesurer la dangerosité pré- et postdélictuelle.


Alors que la prédiction de l’état dangereux visait à empêcher une crise imminente en se basant sur des indices manifestes tels des menaces verbales, des actes d’intimidation ou une escalade de l’agressivité envers une victime désignée, la tâche assignée au psychocriminologue clinicien vise surtout à prévoir la dangerosité générale et à long terme d’un individu donné; ce qui est vu, à juste titre, comme une mission à toutes fins utiles impossible. Le déplacement de la sphère psychiatrique à la sphère criminologique du concept de danger comportait en effet de très grandes difficultés. Les études de la fiabilité du jugement clinique en psychocriminologie montrent d’ailleurs la tendance des cliniciens à surévaluer le danger, et c’est pour cette raison que des mesures dites objectives de diagnostic et de classement des individus selon leur degré de dangerosité ont été recherchées. Le développement de ces mesures a cependant éventuellement marqué l’abandon progressif du concept de dangerosité au profit d’une désignation qui constitue, en fait, la finalité même de ces outils; c’est par un terme technique en statistique, la prédiction du risque, que les concepts d’état dangereux et de dangerosité ont été remplacés.


Au danger se substitua ainsi le risque de récidive basé fondamentalement sur le calcul actuariel. Le souhait de Pinatel de voir se développer des tables de prédiction qui intégreraient aux comparatifs actuariels et aux dimensions statiques les dimensions dynamiques associées à l’histoire personnelle, au contexte et à la situation sociale de l’individu dans son rapport au passage à l’acte délictuel, demeure en ce sens toujours un idéal à atteindre. La notion de risque, tel qu’elle est conçue statistiquement aujourd’hui, aurait-elle satisfait les exigences scientifiques de Pinatel ? Sans doute que le statisticien en lui y aurait vu une tentative d’objectivation et d’opérationnalisation utile de la notion de dangerosité, mais qu’en aurait-il été du criminologue qui soutenait fermement l’approche clinique en criminologie ? Il est permis d’imaginer que la perspective purement statistique du risque aurait été vue comme étant incompatible avec la mission du clinicien puisqu’elle fait fi de l’appréciation qualitative du danger futur en termes de gravité, d’imminence et de vulnérabilité, par exemple. En ce sens, l’application d’outils de prédiction du risque de récidive criminelle comporte un certain appauvrissement d’une notion clinique, certes imparfaite, mais utile en ce qu’elle se centre sur l’essentiel, la protection de la société d’un danger prévisible plutôt que d’un risque, notion ambiguë qui conduit plus facilement à des abus; ne serait-ce que parce qu’il est difficile de soutenir qu’un individu ne présente aucun risque, alors que l’on peut imaginer qu’il puisse ne présenter aucun danger ni pour lui-même ni pour autrui.


Le passage de la notion de danger à celle de risque signe en ce sens un appauvrissement de la clinique psychocriminologique car elle se prête beaucoup moins bien à la réflexion sur les conditions dynamiques du processus de passage à l’acte. La notion de risque entraîne aussi une bureaucratisation des activités cliniques plutôt qu’une objectivation de celles-ci, puisque les outils développés sont essentiellement de nature nomothétique et fondamentalement unidimensionnels. Ces instruments servent à comparer l’individu à des groupes ou à des normes théoriques, ils sont constitués le plus souvent de grilles qui n’exigent que très peu d’habiletés ou de connaissances cliniques pour les administrer et les interpréter, rendant la clinique psychocriminologique certes plus uniforme, mais aussi réductrice et impersonnelle. Si cet appauvrissement et cette bureaucratisation se faisaient au profit d’une meilleure protection de la société grâce à une évaluation juste et fiable du risque criminel, ou du danger de violence, ces constats n’auraient guère de poids. Toutefois, les outils développés pour prédire le risque de récidive se révèlent bien imparfaits en ce qu’ils surestiment grandement le risque de récidive criminelle. À ce propos, Vacheret et Cousineau (2005), entre autres chercheurs, ont montré que, depuis le recours systématique à une batterie d’outils normalisés de diagnostic et de prédiction du risque par le système correctionnel canadien, l’octroi de libérations conditionnelles connaît une baisse significative, de concert avec une augmentation des libérations d’office, soit des libérations réglementaires aux 2/3 de la peine. Par exemple, sur une cohorte annuelle de candidats potentiels à une libération anticipée, plus de 82 % des détenus présentaient un risque dit élevé de récidive, en raison duquel ils ne pouvaient obtenir de libération anticipée. Ce type de classements de risque, calculé à l’aide de plusieurs outils actuariels, accorde une valeur statistique prépondérante à un petit nombre de facteurs statiques, comme la nature des délits antérieurs et celle du délit actuel, qui ont une valeur disproportionnellement élevée dans le calcul des risques de récidive que présenterait un individu donné. Ce système de classement s’avère ainsi davantage objectifiant qu’objectivant puisque, parmi le nombre de libérés d’office de la cohorte à être réincarcérés, la majorité l’a été pour non-respect d’une condition de leur libération alors que seul un faible pourcentage, soit 2,5 %, l’a été pour un délit de nature violente (Vacheret et Cousineau, 2005). Le nombre de faux positifs ainsi identifiés par les outils de mesure utilisés par le système carcéral canadien est exagérément élevé ce qui, rappelons-le, constitue encore à ce jour un des arguments principaux invoqué à l’encontre du recours au jugement clinique dans le travail du psychocriminologue.


Ces observations mettent en lumière un bon nombre de constats. L’intérêt pour la personnalité délinquante, sous toutes ses désignations, de même que celui pour l’état dangereux perdurent en psychocriminologie depuis les débuts de la discipline. Toutefois, le développement de ces deux notions semble mener à une impasse clinique ou, du moins, à favoriser une certaine dérive sécuritaire. Pour ce qui en est de la conception de la personnalité (criminelle/délinquante/antisociale/psychopathique), la dérive principale semble provenir de la conception d’un diagnostic de personnalité comme d’un état permanent puis, de là, à une conception de l’homme réduit à son agir. Plusieurs arguments militent contre une telle vision dont le succès d’un grand nombre de programmes de réinsertion sociale et de plusieurs modes de traitement pour les auteurs de crimes divers ainsi que l’existence de courbes d’activité criminelle qui, même en l’absence de traitement ou de mesures pénales, montrent un abandon progressif des activités criminelles pour un grand nombre. Quant à la notion d’état dangereux, elle posait déjà des difficultés lorsqu’il s’agissait de prédire un comportement imminent envers une victime connue, l’extension de la notion de prévention jusqu’à comprendre une période temporelle indéterminée et des victimes inconnues rend la notion d’autant plus problématique qu’elle requiert un niveau de précision prédictive impossible à réaliser. Enfin, l’amalgame des notions de personnalité antisociale et de prévention du risque, où les mêmes dimensions sont factorisées plusieurs fois, constitue une manifestation tangible d’un potentiel de dérive sécuritaire qui avait été anticipée depuis bon nombre d’années. Devant un tel tableau, comment y trouver la place d’une psychocriminologie véritablement clinique ?


D’abord, la psychocriminologie, de par son inscription en criminologie, est bien placée pour exercer un regard critique sur les particularités des systèmes au sein desquels les cliniciens œuvrent; en raison des recherches menées, du développement de la théorisation criminologique et de l’interdisciplinarité du champ, l’apport psychocriminologique peut participer à la réflexion sur la problématique posée par les missions paradoxales du psychocriminologue au sein de systèmes de contrôle social. Pour ce qui en est de la réalité spécifiquement canadienne dont il a été question, un changement de perspectives s’impose. La perspective phénoménologique introduite en criminologie par De Greeff (1950) au siècle dernier a renouvelé en son temps le regard clinique porté sur l’infracteur, qui devint moins un objet d’étude qu’un sujet participant à l’examen. Cette perspective l’a conduit à porter son intérêt sur l’homme dans la pluralité de ses expériences plutôt que sur le délinquant tel que défini par sa personnalité et sa conduite. Sa démarche le mena aussi à s’intéresser à la manière de se comporter du clinicien, notamment à sa disponibilité affective et à ses interactions avec ces hommes. Sans reprendre ici les propositions cliniques et théoriques de celui qui inaugura une criminologie clinique à l’école de Louvain (Digneffe et Adam, 2004), son exemple peut servir de pistes pour éviter certaines impasses et dérives. Comme De Greeff l’a observé, le lien tissé avec le sujet de l’examen ou du suivi compte pour beaucoup dans la relation de confiance qui se développe avec le clinicien; les recherches les plus récentes sur l’efficacité thérapeutique le démontrent bien, c’est la capacité de créer et de maintenir une alliance thérapeutique qui constitue la dimension la plus importante dans le succès thérapeutique (Lecompte et al., 2004).


La recherche de sens, le besoin de comprendre ses expériences personnelles présentes et passées et de vivre ce processus dans le contexte sécuritaire qu’offre la relation thérapeutique, et encore plus la relation transférentielle, sont désormais reconnus comme des éléments qui contribuent au changement thérapeutique. Les contraintes qui caractérisent la pratique en milieu de détention doivent aussi être reconnues comme faisant partie des éléments susceptibles d’influencer la qualité de la clinique psychocriminologique. De même, la supervision psychocriminologique, essentielle à l’exercice toute fonction clinique, ne devrait pas faire l’objet de contrôle institutionnel ou administratif afin que les enjeux liés à l’institution en soient complètement exempts, laissant au clinicien une aire libre pour penser. La tentation de s’identifier à l’institution nuit au jugement clinique puisqu’elle est susceptible d’introduire de la confusion dans les objectifs cliniques et de favoriser les confits de rôles nuisibles au travail clinique. En réintroduisant la recherche du sens des processus en œuvre chez les personnes rencontrées, en cherchant à les connaître et à les comprendre comme des individus, des acteurs de plein droit, plutôt que des délinquants ou des détenus réduits à leurs actes et soumis à notre contrôle administratif, en revalorisant les relations humaines plutôt que la gestion de cas, la pertinence du travail clinique deviendra plus évidente pour les psychocriminologues eux-mêmes et, souhaitons-le, éventuellement, pour les systèmes en place aussi.



Références



De Greeff, É. Criminogenèse, 11e rapport général au 2e Congrès international de criminologie. Paris: Martel, 10–19 septembre, 1950; 267–306. [Givors, 1950].


Digneffe, F., Adam, C. Le développement de la criminologie clinique à l’École de Louvain : une clinique interdisciplinaire de l’humain. Criminologie. 2004; 37(1):43–70.


Lecompte, C., Drouin, M.-S., Savard, R., Guillon, V. Qui sont les thérapeutes efficaces ? Implications pour la formation en psychologie. Revue québécoise de psychologie. 2004; 25(3):73–102.


Pinatel, J., Le problème de l’état dangereux du point de vue de la criminologie appliquéePinatel Jean, ed.. 2e cours international de criminologie 14 septembre au 23 octobre 1953, 1954:327–343. [Melun].


Vacheret, M., Cousineau, M.-M. L’évaluation du risque de ré́cidive au sein du système correctionnel canadien : regards sur les limites d’un système. Déviance et Société. 2005/4; 29:379–397.

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May 10, 2017 | Posted by in MÉDECINE INTERNE | Comments Off on 30: Pourquoi une psychocriminologie clinique?

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