CHAPITRE 3 La fonction monoculaire regroupe toutes les capacités perceptives visuelles, à l’exclusion de celles nécessitant l’usage simultané des deux yeux (vision « binoculaire »). En clinique, l’évaluation de la fonction monoculaire regroupe tous les tests utilisés pour évaluer qualitativement et quantitativement la fonction visuelle. La grande majorité des examens utilisés en ophtalmologie clinique est destinée à l’exploration de la fonction monoculaire mais peut éventuellement être utilisée les deux yeux ouverts, ce qui peut sensiblement améliorer les performances. La pathologie strabique et l’amblyopie ont des conséquences sur la vision binoculaire mais également sur la fonction monoculaire, que ce soit au niveau sensoriel (acuité visuelle, vision des contrastes, champ visuel, etc.) ou moteur (fixation, anomalies optomotrices, conséquences sur la coordination). L’acuité visuelle est définie comme le pouvoir de discrimination le plus fin au contraste maximal entre un test et son fond (MAR : angle minimum de résolution ; par exemple, l’angle sous lequel une branche d’un « E » de Snellen est sous-tendue, fig. 3-1). Elle teste la « vision centrale », de la rétine maculaire et voies optiques jusqu’au cortex visuel. La mesure de l’acuité est une mesure subjective, de seuil, et par convention elle est donnée quand au moins la moitié des symboles (optotypes) présentés sont perçus pour un angle donné. L’acuité visuelle maximale est limitée par l’espacement des cônes fovéolaires, qui est de 2,5 μm, ce qui donne une acuité visuelle maximale théorique de 30 secondes d’arc soit 20/10. Il faut considérer comme admis que les échelles d’acuité à utiliser doivent avoir une progression géométrique (logarithmique, comme l’échelle de Snellen, pour laquelle un écart de trois lignes correspond à un doublement de l’angle de résolution), dont le résultat peut être exprimé en logarithme de meilleure acuité visuelle (LogMAR), ce qui n’est pas le cas de l’échelle de Monoyer (arithmétique) qui est encore très répandue en France (tableau 3-I). L’échelle doit aller jusqu’à 20/10. L’acuité visuelle est testée de façon subjective (la coopération du sujet examiné est nécessaire). Elle peut être morphoscopique par la reconnaissance de formes, dessins, caractères (chiffres, lettres), faisant alors appel à des capacités cognitives (connaissance préalable de l’optotype et de sa dénomination), ou angulaire) (test d’orientation, comme le « E » de Raskin, l’anneau de Landolt) (fig. 3-2). Cette acuité visuelle testée en clinique courante est aussi appelée angle minimal de résolution. Il existe d’autres types d’acuités testables (tableau 3-II et fig. 3-3), qui ne sont pas utilisés en clinique courante. Tableau 3-I Correspondances entre acuité visuelle LogMAR, Monoyer (décimale), angle minimal de résolution (MAR) et gain d’efficience visuelle entre chaque ligne de LogMAR. Fig. 3-1 Le « E » de Snellen (1864), optotype qui, historiquement, a fondé la définition de l’acuité visuelle. Fig. 3-2 Exemple d’optotypes utilisés de nos jours pour la mesure de l’acuité angulaire (tests d’orientation). Fig. 3-3 Configurations typiques des cibles qui explorent la capacité d’hyperacuité du système visuel (c’est-à-dire la détection de petites différences dans la localisation relative des éléments). La mesure la plus précise de l’acuité visuelle repose sur des échelles fondées sur l’angle de résolution (échelles angulaires), comportant des optotypes comme le « C » de Landolt ou le « E » de Raskin. Les qualités intrinsèques de ce type d’échelles sont compensées chez l’enfant par leur « convivialité » médiocre (autant pour l’examinateur que pour l’enfant lui-même). De nombreuses autres échelles ont été élaborées pour l’enfant. Le plus souvent elles mesurent l’acuité visuelle de reconnaissance morphoscopique, généralement des dessins. L’avantage principal des dessins est de rendre l’évaluation plus attractive, ce qui peut être très précieux chez l’enfant. Il faut cependant ne jamais oublier que ces échelles dans leur grande majorité n’ont pas été rigoureusement validées scientifiquement — c’est-à-dire en termes de testabilité, reproductibilité, à la fois pour des enfants normaux et des amblyopes — et que les résultats qu’elles donnent ne sont pas superposables d’une méthode à l’autre. Ceci a pour conséquence que leurs résultats n’auront de valeur que si la mesure est faite dans les conditions standardisées du test pour au moins assurer une bonne reproductibilité d’un examen à l’autre. Ce type d’échelle pose aussi l’inconvénient qu’il sera abandonné en cours de suivi d’un traitement prolongé comme l’est celui de l’amblyopie, pour être remplacé par des optotypes comme des lettres ou des chiffres dès que l’enfant les connaît suffisamment. L’échelle de Lea Hyvärinen, qui est assez répandue (Lea Symbols®) comprend quatre symboles qui ont des formes intermédiaires entre des lettres et des dessins (pomme, maison, rond, carré) [13] (fig. 3-4). Quand l’acuité du sujet examiné est inférieure à celle testée, les symboles ressemblent tous à un cercle. Cette échelle est sans doute, dans celles utilisant des dessins, celle qui est la plus satisfaisante et est facilement utilisable chez des enfants d’âge préscolaire, même si la plupart des études de validation ont été critiquées (notamment chez les patients amblyopes) [35]. Fig. 3-4 Échelle d’acuité visuelle Lea Symbols®. L’utilisation d’une échelle comportant des lettres peut commencer chez des enfants de trois ans, en procédant par appariement tant que l’enfant ne connaît pas l’alphabet [12]. L’échelle doit idéalement comporter des lettres de lisibilité identique, être symétrique (défauts de latéralisation chez l’enfant de moins de quatre à cinq ans) et comporter des lignes horizontales, verticales et obliques (dépistage d’une amblyopie méridienne) . Les lettres « H, O, T, V, U, X » remplissent ces exigences. La hauteur et la largeur de l’optotype doivent être cinq fois plus grandes que l’épaisseur du trait qui les constitue et qui est discriminant pour la reconnaissance de la lettre (à l’instar du « E » de Snellen ou du « C » de Landolt). Ces lettres « H, O, T, V, X, U » sont très utilisées dans les pays anglo-saxons comme dans le test de STYCAR (Sight Test for Young Children And Retardates) ou dans le protocole utilisé dans les études du PEDIG [12]. Les acuités visuelles mesurées par présentation d’optotypes isolés, en lignes ou groupés (lignes superposées) sont différentes en raison du phénomène d’interaction de contour, parfois dénommé crowding effect. Cette interaction de contour est maximale si la séparation entre les optotypes est d’environ la moitié du diamètre de l’optotype ; plus la distance est grande, plus on se rapproche des optotypes isolés et plus la reconnaissance est facile. De plus, l’optotype situé à l’extrémité de la ligne est plus facile à voir que ceux qui se trouvent au milieu de la ligne. L’interaction de contour est en général proportionnelle au niveau d’acuité visuelle [38]. L’espacement optimal entre deux optotypes (ou deux lignes) est égal à la taille globale de l’optotype. La présentation en utilisant cet effet permet un diagnostic plus sensible d’une baisse d’acuité visuelle en cas d’amblyopie, mais la mesure sur des échelles groupées rend plus difficile l’attention de l’enfant (distraction et interactions de bord). Les meilleurs tests chez l’enfant, s’il est assez grand pour les réaliser, sont les échelles en ligne isolée ou les optotypes isolés entourés de barres, qui sont les meilleurs compromis entre facilité pour l’enfant et sensibilité pour le diagnostic d’une différence d’acuité visuelle en cas d’amblyopie [35]. Les meilleures échelles ont une reproductibilité chez l’enfant équivalente à celle utilisées chez l’adulte (0,1 LogMAR) [12, 20]. Un changement de 0,1 LogMAR entre deux visites peut donc être dû simplement à la fluctuation de la mesure. Si on utilise plusieurs modes de présentation, il faut le noter dans l’observation car un optotype vu de façon isolée ne représente pas la même acuité que des optotypes en ligne ou groupés (difficulté croissante). En France, les échelles de Parinaud pour l’adulte et de Rossano-Weiss pour les enfants sont les plus utilisées pour estimer l’acuité visuelle de près (leur progression est proche de la progression logarithmique). L’acuité visuelle de près, d’un point de vue purement optique, correspond à celle de lecture. L’élément principal est la distance de lecture, qui est spontanément de 18 cm chez l’enfant [24] ; le tableau 3-III permet de convertir l’acuité visuelle de près mesurée à des distances de lecture variables en Parinaud à 33 cm. Tableau 3-III Effet de la distance de lecture sur la notation de l’acuité visuelle de près (d’après Péchereau [28]). En cas d’amblyopie, une différence entre les acuités visuelles de loin et de près peut être observée (supérieure à une ligne, dans environ un tiers des cas, en faveur de l’acuité de près ou de loin dans une proportion équivalente) [6]. L’âge de l’enfant est un facteur essentiel influençant l’acuité visuelle : – à la naissance l’acuité visuelle est de 1/10 ; – à un an, elle atteint 2/10 à 3/10 (extrapolations à partir de potentiels évoquées avec des stimuli structurés et des cartes de Teller) ; – à quatre ans, elle est en moyenne de 5/10 ; – vers cinq à six ans, elle est de 10/10 ; Il est établi que cette évolution est plus lente en cas de pathologie, spécialement en cas d’amblyopie fonctionnelle : l’acuité de 10/10 est en effet atteinte vers l’âge de neuf ans sur le « bon » œil des enfants amblyopes (fig. 3-5) [43]. Fig. 3-5 Acuité visuelle (logMAR) moyenne en fonction de l’âge (années) du bon œil chez des enfants amblyopes et chez des enfants non amblyopes. Les qualités métrologiques du test d’acuité visuelle utilisé sont toujours à prendre en compte. Une faible luminance ne permet pas la stimulation des cônes mais seulement des bâtonnets, dont l’acuité ne dépasse pas 1,3/10. L’acuité visuelle est en théorie mesurée à contraste maximal et, quand il diminue, la résolution spatiale également. Pour une mesure correcte, le contraste ne doit pas être inférieur à 70 %. La durée d’exposition au test doit être supérieure à 500 millisecondes [24]. Quelle que soit l’échelle utilisée, les conditions utilisées doivent toujours être les mêmes d’un examen à l’autre (éclairage, distance). La mesure doit être faite dans le calme en évitant au maximum les éléments distractifs (accompagnants, bruits, autres cibles visuelles d’intérêt, etc.). L’acuité visuelle peut être mesurée le plus souvent dès l’âge de deux ans et demi, parfois deux ans, mais il n’est pas rare qu’avant la scolarisation aucune mesure ne soit possible, l’enfant étant trop timide, opposant, ou ne sachant répondre ; pour ces raisons, cette mesure est difficile. Le Bébé-Vision (ou les cartes de Teller) teste une acuité angulaire en utilisant la technique du regard préférentiel, utilisable chez les enfants d’âge préverbal. Ces tests reposent sur la capacité à percevoir les contrastes entre deux zones de luminosité différente. L’acuité est définie par l’écartement de bandes alternantes blanches et noires, exprimée en cycles par seconde. L’examinateur utilise un petit théâtre et est derrière le carton présentant le stimulus sur la moitié de celui-ci et une surface uniforme grise de même tonalité sur l’autre moitié. Cette technique utilise la méthode du regard préférentiel, à savoir que l’enfant est attiré par un test structuré plutôt que par une plage uniforme de même tonalité. L’examen comparatif entre les deux yeux permet de mettre en évidence une éventuelle asymétrie de réaction. Les tests utilisables sont dérivés des cartons de Teller. La présentation des bandes peut être linéaire ou concentrique. Leur valeur est discutée et ils n’ont pas d’utilité réelle dans le cadre de l’amblyopie fonctionnelle ou du strabisme, où leur sensibilité et leur spécificité pour le diagnostic d’une amblyopie sont mauvaises [37]. Ils peuvent cependant avoir un intérêt dans le suivi d’amblyopies organiques. Chez l’adulte, l’échelle logarithmique est la règle, notamment les échelles ETDRS (Early Treatment of Diabetic Retinopathy Study), qui se présentent sous la forme de panneaux de luminance standardisée, à utiliser dans l’obscurité, à une distance standard (4 ou 5 m en général). Cette échelle permet l’établissement d’un score (somme des optotypes reconnus). Cette méthode a deux principaux avantages qui sont la reproductibilité du score d’une part, et la possibilité de tester des acuités très basses (en se rapprochant de l’échelle à 1 m) d’autre part. La spécificité dans ces conditions est de 96 % pour une différence entre deux scores de dix lettres (soit deux lignes), ce qui signifie qu’une différence de dix lettres a 96 % de chance d’être une modification réelle de l’acuité (et non une fluctuation liée à la méthode de mesure) [32]. Chez l’enfant, il existe beaucoup d’échelles de mesure d’acuité. À notre connaissance, seules les méthodes d’évaluation décrites par le groupe du PEDIG (Pediatric Eye Disease Investigator Group1) sont rigoureusement validées [5–8, 12, 20]. Ces techniques, inspirées des méthodes ETDRS, sont adaptées aux enfants en tenant compte de leur fatigabilité : un seul optotype est présenté à la fois sur un moniteur, entouré de barres, ce qui augmente la sensibilité pour la détection d’une amblyopie fonctionnelle (fig. 3-6). La mesure de l’acuité est faite selon un protocole précis, qui a lieu en plusieurs temps : – première approximation de l’acuité en montrant une lettre par niveau d’acuité (technique de seuil) ; – test de l’acuité plus précise, avec plusieurs optotypes par niveau d’acuité, échec à un niveau dès que deux lettres ne sont pas vues correctement (fig. 3-7) ; Fig. 3-7 Stratégie de mesure de l’acuité visuelle E-ETDRS (Electronic-Early Treatment for Diabetic Retinopathy Study).
Évaluation de la fonction monoculaire
Évaluation clinique de la fonction monoculaire
ASPECTS SENSORIELS
ACUITÉ VISUELLE
L’optotype vu sous un angle de 5 minutes d’arc correspond à un angle minimum de résolution (MAR) de 1 minute, soit une acuité visuelle de 0 LogMAR, 20/20 Snellen (à 20 pieds), 10/10 Monoyer.
Le « E » utilisé est le « E » de Raskin, souvent appelé à tort « E » de Snellen.
Les flèches indiquent la direction du déplacement qui dans chaque cas peut être appréciée sur quelques secondes d’arc dans des conditions optimales. De gauche à droite : détection du décalage de deux lignes verticales (Vernier) ; détection du décalage du sommet d’un chevron et d’une ligne ; détection du changement d’orientation d’une ligne ; détection du déplacement latéral d’une cible. (D’après Westheimer, 2002 [48, 49].)
OPTOTYPES UTILISÉS CHEZ L’ENFANT
(Avec l’aimable autorisation des laboratoires Good-Lite.)
OPTOTYPES GROUPÉS OU ISOLÉS
DISTANCE DE LECTURE, ACUITÉ VISUELLE DE PRÈS
ACUITÉ VISUELLE THÉORIQUE ET FACTEURS L’INFLUENÇANT
MESURE DE L’ACUITÉ VISUELLE DE L’ENFANT EN PRATIQUE
ACUITÉ VISUELLE PAR RÉSEAUX
CAS PARTICULIER DE L’ÉVALUATION DE L’ACUITÉ VISUELLE EN RECHERCHE CLINIQUE
La mesure commence par une phase de dépistage pour déterminer un seuil approximatif d’acuité visuelle. Cette phase est suivie par le test du seuil pour déterminer le niveau supérieur d’acuité où 5 lettres sur 5 sont correctement identifiées.
Avertissement : les auteurs parlent en acuité visuelle LogMAR (10/10 = 0 ; 1/10 = 1 ; 20/10 = − 0,3) : un niveau plus élevé correspond à une acuité visuelle plus basse en 1/10 (diminution de la performance) et inversement. (D’après Beck et al., 2003 [4].)Stay updated, free articles. Join our Telegram channel
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