25: Cancer et Vaisseaux

Chapitre 25 Cancer et Vaisseaux



En 1865, Trousseau décrivait la première observation du lien entre thrombose et cancer en rapportant une thrombose veineuse migrante associée à un cancer de l’estomac. L’importance de la maladie thromboembolique veineuse, définie par l’existence d’une thrombose veineuse profonde ou d’une embolie pulmonaire et diagnostiquée chez 4 à 20 % des patients atteints de cancer est aujourd’hui bien reconnue, car elle constitue la 2e cause de décès chez ces patients [1] et ses modalités thérapeutiques sont l’objet de recommandations spécifiques [28]. Les complications vasculaires associées au cancer concernent aussi les vaisseaux artériels (thromboses artérielles), l’atteinte microcirculatoire (microangiopathie thrombotique et coagulation intravasculaire disséminée), endocardique (endocardite marastique) et lymphatique. Les tumeurs vasculaires elles-mêmes sont traitées dans un autre chapitre. La physiopathologie de ces différentes atteintes vasculaires comporte un tronc commun, lié au cancer lui-même, modèle d’hypercoagulabilité acquise.



PHYSIOPATHOLOGIE DE LA THROMBOSE AU COURS DU CANCER [9]


La relation thrombose et cancer est réciproque : si le cancer prédispose à la survenue d’une thrombose, la croissance tumorale est aussi liée à cet état d’hypercoagulabilité, qui atteint tous les territoires vasculaires. Les nombreux facteurs prothrombotiques, regroupés dès 1863 dans la triade de Virchow, sont aujourd’hui identifiés comme facteurs de risque de la MTEV au cours du cancer (encadré 25-1).



L’atteinte endothéliale peut être liée à l’effraction par les cellules tumorales ou à l’irritation par la chimiothérapie ou par d’autres techniques invasives (cathéter veineux central, intervention chirurgicale, etc.).


La stase veineuse, facteur de risque classique de la MTEV au cours de toute immobilisation, plus fréquente en cas d’asthénie invalidante dans ce contexte néoplasique, peut être majorée par la compression extrinsèque des axes veineux par une adénopathie satellite ou par la tumeur elle-même. En sus de l’hypercoagulabilité iatrogène liée au traitement physique ou chimique antitumoral, sont intriqués à des degrés divers : la production directe par la tumeur de facteurs procoagulants, la libération accrue de cytokines pro-inflammatoires, une coopération intercellulaire exacerbée (cellules tumorales, endothéliales, plaquettes, monocytes, etc.), le déséquilibre de la fibrinolyse, qui concourent à l’angiogenèse tumorale et la dissémination métastatique (fig. 25-1).




Atteinte inflammatoire, facteurs procoagulants, et déséquilibre du système fibrinolytique liés au cancer


De nombreux facteurs amplifient, chacun à des degrés variables, l’activation de la coagulation au cours du cancer. Tout d’abord, les cellules malignes expriment le facteur tissulaire, principal initiateur de la coagulation. Son niveau d’expression par les cellules tumorales est lié à l’activation d’oncogènes et à l’inactivation de gènes suppresseurs de tumeur [10]. Un autre facteur décrit depuis 1975, le Tumor-associated cystéineprotease ou « cancer procoagulant », exprimé par certaines tumeurs (carcinomes, mélanomes, sarcomes, etc.) active directement le facteur X en l’absence de facteur VII [11, 12].


L’héparanase est une enzyme spécifique, surexprimée par plusieurs types de tumeurs (gliome, leucémies aiguës, cancer du sein, poumon), capable de cliver directement les « héparan sulfates » à la surface cellulaire et dans la matrice extracellulaire, aboutissant alors à l’augmentation d’expression du FT et du Tissue Factor Pathway Inhibitor [13]. D’autres molécules, contenues dans la mucine des adénocarcinomes, activent directement le facteur X par des mécanismes non enzymatiques. Enfin, l’activation d’un oncogène (MET-oncogène prothrombinique) dans certaines certaines tumeurs (ostéosarcome, hépatocarcinome, etc.), souvent précédée d’une coagulopathie avec hypercoagulabilité, thromboses veineuses puis hémorragies souvent fatales, augmente l’expression des gènes de PAI-1 et Cox-2 [14].


En sus de la tumeur elle-même, l’inflammation, directement liée au processus tumoral, amplifie la coopération entre toutes les cellules du compartiment vasculaire telles que les lymphocytes, les monocytes-macrophages, les cellules tumorales, l’endothélium et les plaquettes. L’augmentation des taux de FVIII et de fibrinogène peut induire une résistance acquise à l’activité anticoagulante de la protéine C activée. Les cellules tumorales peuvent interagir directement avec les autres cellules via les cytokines (TNF-α, IL-1, VEGF, etc.) et les molécules d’adhésion (Willebrand, P-sélectine, VCAM-1, E- sélectine, etc.) en influençant leur potentiel prothrombotique (expression moindre de Thrombomoduline et libération accrue de Facteur Tissulaire). Le facteur tissulaire est exprimé à la surface de nombreuses cellules vasculaires activées (endothélium, monocytes, etc.) et aussi, de manière constitutive, par les cellules tumorales. Le FT, lié au facteur VIIa, déclenche la cascade de la coagulation et aboutit à la génération accrue de thrombine. Il contribue alors à la croissance tumorale et est un puissant activateur de l’angiogenèse et du processus métastatique. L’existence de microparticules composées de l’association de FT à des thrombi a été récemment décrite, mais leur rôle physiopathologique reste à préciser. L’interaction entre les cellules de la lignée monocytaire et macrophagique et les cellules tumorales induit la libération de cytokines (TNF -α, IL-1 et IL-6) et favorise l’expression de FT par les monocytes. Ainsi la libération de cytokines pro-inflammatoires concourt à l’activation, puis à la destruction des cellules endothéliales, dont la surface devient alors thrombogénique, contribuant ainsi à l’activation plaquettaire, à la libération de facteurs de coagulation (XII et X) et à la génération de thrombine [15]. La P-selectine, exprimée à la surface des cellules endothéliales et des plaquettes activées, contribue à l’extravasation des leucocytes, ainsi qu’à l’interaction plaquettesmonocytes et à la production de molécules pro inflammatoires (facteur tissulaire), favorisant ainsi la thrombose [9].


Le déséquilibre du système fibrinolytique contribue à favoriser, selon les cas, un phénotype pro-hémorragique (leucémies aiguës) ou prothrombotique. Dans ce cadre, les cellules tumorales sécrètent de l’urokinase, de l’activateur de plasminogène et des inhibiteurs de plasminogène (PAI-1 et PAI-2) [16] et peuvent exprimer également des récepteurs à l’urokinase (uPAR) [17].



Facteurs de risque prothrombotiques liés au traitement du cancer



MÉDICAMENTS DU CANCER



Chimiothérapies cytotoxiques


Différentes molécules utilisées pour les chimiothérapies, notamment les dérivés du platine, les fortes doses de fluorouracile (5-FU), la mitomycine, la gemcitabine, ont une action directe prothrombotique, par différents mécanismes souvent intriqués :





Ainsi, la gemcitabine augmente le risque de MTEV, et induit également des accidents artériels aigus, ischémies et nécroses digitales, vascularite et microangiopathie thrombotique (MAT). Cette toxicité est potentialisée par l’association aux dérivés du platine [18]. Enfin, il existe des relations causeeffet entre certaines molécules et la survenue possible de phénomène de Raynaud (cisplatine, bléomycine, vélbé), érythermalgie (5-FU, cytosine arabinoside), microangiopathie thrombotique (mitomycine, gemcitabine), manifestations thromboemboliques veineuses (cytoxan, méthotrexate, 5- fluoro-uracile) [19]. En pratique, il convient d’interroger les bases de données pharmacologiques et de préciser la nature des drogues utilisées chez un patient donné, pour en déduire l’imputabilité et évaluer les risques et bénéfices à poursuivre un médicament donné.




Facteurs de croissance hématopoïétiques


La prescription d’érythropoïétine augmente le risque de MTEV, mais aussi la mortalité liée aux événements thrombotiques veineux et artériels, soulignant l’importance du respect des règles de prescription, notamment chez les sujets âgés [21]. L’administration de G-CSF induit une hyperagrégabilité plaquettaire [22] favorisant les événements thrombotiques artériels [23], mais son implication dans les phénomènes thrombotiques veineux n’est pas démontrée.



Agents antiangiogéniques


Parmi tous les agents antiangiogéniques utilisés, ont une AMM en France en 2009 : la thalidomide, le lénalidomide, le bévacizumab, le sunitinib et le sorafénib, dont l’action est ciblée contre le Vascular Endothelial Growth Factor. Leur toxicité varie selon les molécules. Le thalidomide et le lénalidomide augmentent le risque de MTEV. Le bévacizumab, le sunitinib et le sorafénib augmentent le risque thrombotique artériel et les ischémies myocardiques, mais ces risques intrinsèques sont à différencier des cofacteurs de risque vasculaires souvent associés sur ce terrain [24].









Facteurs de risque dits « classiques » de MTEV et liés à la coexistence de thrombophilies constitutionnelles chez un patient atteint de cancer


Dans le contexte du cancer, les facteurs de risque de MTEV « classiques » tels que l’âge, le sexe, les antécédents personnels et familiaux thrombotiques, l’insuffisance cardiaque, l’immobilisation prolongée ont une prévalence augmentée [30]. La prise en compte de chaque facteur a conduit à élaborer un score prédictif chez les patients sous chimiothérapie, proposé par Korana aux États-Unis [31], mais ce score prenant en compte l’obésité reste à valider en Europe.


La coexistence chez un patient cancéreux de facteurs de risque liés à une thrombophilie constitutionnelle, au même titre que dans la population générale a des conséquences pratiques différentes [32]. Chez le patient cancéreux, le risque de MTEV semble multiplié par 2 en cas de mutation du facteur V Leiden, et par 4 en cas de mutation du facteur V et de la prothrombine (G20210A) [32]. Dans une étude sur 3 220 patients, le risque de MTEV était multiplié par 3 dans la population présentant un facteur V Leiden et par 5 chez les patients cancéreux [33]. Par contre, lors de l’association cancer-mutation du facteur V, le risque de MTEV est multiplié par 12 et lors de l’association à la mutation G20210A du gène de la prothrombine par 17 par rapport aux patients cancéreux sans ces mutations.


En présence d’un cathéter veineux central, la présence d’une mutation, le plus souvent hétérozygote du facteur II, multiplie le risque relatif de thrombose sur KTC par 4,9. La présence de mutations du facteur V multiplie ce risque par 4,6. Ces mutations sont alors associées à respectivement 4,5 % et 13 % des thromboses sur KTC [29].



Autres facteurs de risque de MTEV chez le patient cancéreux


Tous les facteurs (cf. fig. 25-1) contribuant à l’activation constante de la coagulation chez un patient atteint de cancer, dont témoignent par exemple l’augmentation des complexes thrombine-antithrombine (TAT) ou la présence de D-dimères, sont de mauvais marqueurs diagnostiques chez ces patients. Par contre, des D-dimères négatifs chez un patient cancéreux ont une très bonne valeur prédictive négative. Le rôle des P-sélectines, du facteur tissulaire n’a jamais été évoqué, celui du taux de plaquettes ou d’antithrombine mis en évidence dans certaines études est non confirmé. L’existence d’une hyperleucocytose, fréquente chez le patient cancéreux notamment en cas d’envahissement médullaire, apparaît un facteur prédictif de la survenue de la MTEV.



MALADIE THROMBOEMBOLIQUE VEINEUSE ET CANCER



Épidémiologie de la MTEV au cours du cancer


Le cancer représente la troisième cause de MTEV (20 % des cas) dans la population générale, après la chirurgie (24 % des cas) et l’alitement (22 %) [34]. Le cancer multiplie ainsi le risque de MTEV par 6,5, la chimiothérapie et la présence d’un cathéter central par 5,6 [34]. Les facteurs de risque se cumulent car les patients cancéreux ayant un, deux, trois, quatre ou cinq facteurs de risque ont un taux de MTEV respectif de 4, 10, 20, 35, 50 % [30]. Chez les patients cancéreux opérés, le risque postopératoire de MTEV est hétérogène. L’étude @RISTOS avec un suivi prospectif de 2 373 patients avec cancer de tous types rapporte 2,1 % de MTEV symptomatique postopératoire, malgré une thromboprophylaxie adaptée [35]. Le risque de MTEV dépend de la présence d’une néoplasie, mais aussi du type de chirurgie réalisée avec pour les interventions abdominales : 4,1 % en cas de chirurgie carcinologique majeure, 0,3 % à 0,4 % que la chirurgie soit majeure non carcinologique, mineure avec ou sans cancer [36]. Par contre, le taux de MTEV est 0,16 % parmi 38 898 cancers du sein opérés [37].


L’incidence de la MTEV varie entre 2 et 4 % selon les registres américains du Cancer ou du Medicare analysant de larges cohortes de 1 015 598 et 40 787 000 patients cancéreux hospitalisés [38, 39]. Cette incidence a presque doublé au cours des 15 dernières années avec l’augmentation de l’espérance de vie des patients, une plus grande attention à cette pathologie, l’utilisation plus fréquente des KTC et aussi d’agents antitumoraux plus thrombogènes.


L’incidence de la MTEV varie selon la nature du cancer, son siège, son degré d’extension, son type histologique (tableau 25-1). Les taux annuels respectifs de MTEV sont de 14 % au cours des tumeurs pancréatiques, 11 % au cours des tumeurs cérébrales 8 % des tumeurs gastriques, et sont plus élevés chez les patients métastatiques. Les leucémies aiguës myéloïdes sont celles qui ont le plus fort pouvoir inducteur de MTEV [9]. Ces chiffres sont à rapporter à la prévalence de ces cancers dans la population générale, car ces types de cancers sont les plus fréquents dans la population (poumon, colon, sein).


Tableau 25-1 Modèle prédictif pour calculer le risque de thrombose associée à la chimiothérapie chez les patients cancéreux, selon le score de Khorana, proposé aux États-Unis [31].









CARACTÉRISTIQUES DU PATIENT ODDS RATIO (IC95 %) SCORE DE RISQUE DE MTEV
Site du cancer

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Jul 3, 2017 | Posted by in GÉNÉRAL | Comments Off on 25: Cancer et Vaisseaux

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