Chapitre 2 Modèles théoriques en psychiatrie – Épistémologie
Les théories en psychiatrie ont toujours privilégié une épistémologie clinique, théorie de l’homme malade, plutôt qu’une théorie des pratiques de soins, c’est-à-dire une épistémologie thérapeutique. Les tentatives de certains auteurs, comme H. Ey, d’élaborer une théorie générale de la psychiatrie, regroupant l’ensemble des données acquises de manière régionale pour les subsumer dans une théorie intégrative, ont certes produit une théorie de l’objet psychiatrique mais n’ont pas permis d’offrir à la pratique psychiatrique un modèle satisfaisant pour guider les pratiques.
Il se pourrait bien que l’enjeu de la psychiatrie, pour demain, réside dans la capacité de cette discipline à poser le cadre d’une épistémologie thérapeutique, fixant les conditions de possibilité d’un savoir thérapeutique unifié. Ce passage d’approches théoriques de la clinique à une théorie de la pratique imposera sans doute, aux différents savoirs constitués, une redéfinition des concepts de base d’une théorie de la psychiatrie orientée vers la prise de décision thérapeutique [7].
La psychiatrie étant une branche de la médecine, nous avons choisi de présenter, dans un ouvrage à visée médicale, les seules théories ayant contribué à enrichir notre arsenal clinique et thérapeutique. Ainsi, nous n’aborderons pas les champs de connaissances ayant pris pour objet le contexte d’émergence des différents discours théoriques qui traversent le cadre de cette discipline, c’est-à-dire les conditions sociales qui ont rendu possible la production des savoirs psychiatriques. À chaque théorie du fait psychiatrique répond un discours sur la pratique de soins et une approche thérapeutique : aux théories psychanalytiques, la psychanalyse et ses nombreuses techniques dérivées, individuelles et groupales, aux théories neurobiologiques, les médicaments et les différentes techniques « biologiques », aux théories de l’apprentissage, les diverses techniques cognitivo-comportementales, aux théories systémiques, les thérapies systémiques, etc. C’est, en effet, l’innovation thérapeutique qui a permis l’introduction de la psychiatrie dans le champ médical. En posant la possibilité d’un « traitement moral » pour les personnes relevant alors de la justice du fait de conduites sociales déviantes, Philippe Pinel a introduit l’idée que celui-ci constituait un levier thérapeutique permettant de répondre à ces troubles. Toute discipline médicale pose son identité sur ses techniques de soins et son influence s’appuie sur l’importance de son arsenal thérapeutique et d’une bonne connaissance de l’usage qui doit en être fait. L’acte de naissance de la psychiatrie dans le champ de la médecine se confond ainsi avec ce qui l’inscrit dans sa mission : soigner.
À cette position pragmatique de la médecine, visant à accumuler les savoirs thérapeutiques, selon la méthode empirique puis selon la méthode scientifique de recherche de preuves, la psychiatrie, fascinée par sa visée philosophique, s’est éloignée de l’épistémologie thérapeutique qui définit toute discipline médicale. Aucun ouvrage médical d’ailleurs ne propose, en guise d’introduction, un chapitre dédié aux théories de son objet. Si l’appartenance de la psychiatrie au champ de la médecine a été rendue possible par le développement d’outils thérapeutiques, le traitement apparaît davantage comme un prétexte pour construire et étayer les diverses théories du sujet malade que comme un levier thérapeutique possible imposant de se comparer aux autres pour trouver sa juste place dans l’arsenal thérapeutique de la discipline. Chaque courant théorique va utiliser les techniques de soins moins pour prouver leur efficacité que pour confirmer et alimenter le modèle théorique avancé. L’ efficacité des médicaments viendrait valider l’ hypothèse « organique » des troubles et étayer le modèle biomédical de la psychiatrie. L’ action des traitements psychologiques viendrait alimenter leur origine psychologique et confirmer la pertinence de l’une ou l’autre des théories psychologiques des troubles. La psychiatrie a longtemps été le creuset de querelles de nature plus philosophiques que praticiennes. Si ces débats ont fait en partie la richesse de la discipline, ils l’ont éloignée de son objet strictement médical, la pratique des soins. Les risques sont pourtant majeurs, en l’absence d’un engagement plus radical des praticiens dans la construction de leurs références en matière de pratiques de soins, de perte de crédibilité de la discipline. En l’absence d’épistémologie thérapeutique, toute action peut se prévaloir d’un pouvoir thérapeutique, il devient légitime d’affirmer que « guérir — le stress, l’anxiété et la dépression — sans médicaments ni psychanalyse » [12] est possible, d’entériner l’existence de 400 formes de psychothérapies, ou d’utiliser d’une manière non adaptée à leurs cibles réelles, les médicaments psychotropes.
Les grandes théories de la psychiatrie
La théorie psychanalytique
La théorie psychanalytique est venue offrir à la psychiatrie une opportunité de traitement sans précédent. La psychiatrie s’est ainsi approprié la technique psychanalytique et en a fait, dans la logique médicale qui est la sienne, un outil de traitement. Cette appropriation par la psychiatrie de la psychanalyse continue de poser problème. En effet, même si, en tant que médecin, Freud a décrit l’hystérie avec le souci, proprement médical, d’offrir à ces patients un traitement spécifique, la théorie psychanalytique s’est éloignée, avec certains de ses théoriciens, de la logique médicale pour s’élaborer comme modèle de l’humain, c’est-à-dire comme discours philosophique. Les détracteurs de l’appropriation de la démarche freudienne dans une perspective de soins rappellent que selon les termes mêmes de Freud, la guérison des symptômes, lorsqu’elle existe, ne vient que de surcroît. La perspective freudienne s’éloigne donc de ses visées thérapeutiques initiales. Pourtant, si l’objectif de la psychanalyse est « de renforcer le Moi, de le rendre plus indépendant vis-à-vis du Surmoi, d’élargir son champ de perception et de transformer son organisation afin qu’il puisse s’approprier de nouveaux fragments du Ça (“Là où était le Ça, le Moi doit advenir”) », alors la thérapie dite reconstructive, dont les objectifs sont ceux d’un changement structural (topique) de la personnalité, s’inscrit bien dans les objectifs thérapeutiques d’une psychiatrie visant à accroître le degré de liberté des personnes qu’elle traite. Pierre Fédida, dans son dernier ouvrage sur la dépression, décrit magistralement la manière dont la psychanalyse peut permettre de gagner de tels degrés de liberté [4]. La rencontre du sujet avec la souffrance psychologique peut constituer pour lui une opportunité de changement dans la mesure où elle lui impose, en modifiant son rapport au monde, de prendre en compte sa vie mentale.
Appliquée au champ médical, la psychanalyse rejoint la définition initiale que Freud médecin en donnait en 1922 : « la psychanalyse est le nom d’un procédé pour l’investigation de processus mentaux à peu près inaccessible autrement ; d’une méthode fondée sur cette investigation pour le traitement des désordres névrotiques ; d’une série de conceptions psychologiques acquises par ce moyen et qui s’accroissent ensemble pour former progressivement une nouvelle discipline scientifique ». Plus que la découverte de l’inconscient, c’est la découverte d’un procédé pour y accéder, d’une technique pour en soigner les dérèglements et d’un corpus de connaissances utile à la compréhension des modalités de fonctionnement du sujet en relation, donc dans la relation de soins, et des pratiques de soins donc des attitudes soignantes en relation avec le patient, qui constitua, pour la psychiatrie, une révolution. La psychologie dite « psychodynamique » ou « métapsychologie » issue des découvertes freudiennes propose en effet un corpus théorique construit à partir d’une pratique clinique, la psychanalyse.
Concernant la pratique, pour permettre au sujet d’accéder à son monde de représentations inconscientes, le cadre psychanalytique impose une modalité très singulière de relation. En particulier, l’effacement du psychanalyste comme personne réelle est indispensable au développement du transfert, défini comme « un processus inconscient d’actualisation, avec l’analyste, des conflits intrapsychiques en rapport avec les objets du passé infantile (les imagos parentaux électivement) ». Seule cette « posture analytique » rend possible le travail psychique nécessaire à une thérapie reconstructive. Cette posture engage le patient dans une communication dite d’insight et vise à réduire l’interaction ou la narration habituelle de tout échange humain. La « neutralité bienveillante » du psychanalyste ne signifie pas autre chose que cette nécessaire absence de « gratification directe, de conseils, de jugements, de suggestion » qui permet l’établissement de cette seule communication d’insight. Un nombre insuffisant de séances, les passages à l’acte ou l’engagement personnel trop grand du psychanalyste peuvent bloquer le développement de la névrose de transfert et conduire à stériliser la démarche. Nombre de psychothérapies interminables ou mal conduites peuvent être expliquées par une posture inadéquate du psychanalyste. En particulier, le silence de l’analyste, s’il n’est jamais absolu du fait de la trop grande frustration qu’il peut engendrer, notamment chez certains sujets, est nécessaire pour que l’inconscient pulsionnel puisse se manifester, « faute de quoi l’élaboration interprétative risque fort de rester de l’ordre du conscient ou du préconscient ». On comprend facilement les résistances que le sujet pourra développer dans cette « mise en scène » de son inconscient et les sollicitations en direction du psychanalyste qu’il mettra en œuvre.
Freud offre un exemple très remarquable de la manière dont s’est construite, à partir de ce cadre et des données cliniques obtenues grâce à celui-ci, sa théorie de l’inconscient. À cet égard la démarche freudienne s’inspire largement de la démarche scientifique qui fixe le cadre de recueil de ses observables et à partir d’eux élabore le discours susceptible d’en rendre compte. Tout au long de son œuvre, Freud va construire un modèle du fonctionnement intrapsychique : les étapes de son développement, sa structure (sous la forme d’instances : Moi, Surmoi, Ça) et ses modalités de fonctionnement, notamment les mécanismes de défense mis en jeu pour résoudre les conflits internes, au premier rang desquels le refoulement.
En proposant notamment une « méthode pour le traitement des désordres névrotiques », la position de Freud est emblématique des liens forts posés dès l’origine entre la psychanalyse et la psychiatrie. Après Freud, ses successeurs ont tenté de repousser les limites pratiques et théoriques de la psychanalyse.
Aujourd’hui, en dehors de la cure type proprement dite, la psychanalyse offre une théorisation de cadres thérapeutiques diversifiés : psychothérapies psychanalytiques, psychodrames psychanalytiques, thérapies corporelles (avec ou sans relaxation), psychothérapies familiales, psychothérapies « mère – enfant », psychothérapies brèves. D. Widlöcher pose la question qui s’impose face à cet assouplissement du cadre, « À quoi tient qu’un vrai travail psychanalytique est possible malgré la modification du cadre ? » [14]. L’ ensemble de ces techniques suit les règles fondamentales de la psychanalyse et les interventions, si elles sont nécessaires, doivent préserver l’intégrité de l’espace psychanalytique que le cadre théorique impose. Par ailleurs, dans le travail en institution psychiatrique, comme dans la démarche du psychiatre, les professionnels utilisent largement leur compétence psychanalytique.
Avec l’introduction de la pharmacopée d’abord puis d’autres traitements psychologiques des troubles mentaux ensuite, la psychanalyse a vu son champ d’application remis en question. Sur un plan théorique, ces deux nouveaux champs de connaissance prétendent eux aussi offrir des modèles explicatifs du comportement humain et de ses troubles. Les thérapies cognitivo-comportementales et, au-delà la théorie sous-jacente des troubles dont elles découlent, se sont ainsi posées dans un rapport de rivalité avec la théorie psychanalytique à propos de laquelle Q. Debray écrit : « ceux qui pendant des années ont fait parler l’inconscient ont peut-être bien parlé à sa place, projetant sur lui des fantasmes qui n’existaient guère » [2].
La théorie cognitivo-comportementale
Les cognitivo-comportementalistes ne nient pas l’inconscient mais ils lui supposent une autre nature que les psychanalystes. Il serait « fait d’habitudes comportementales et idéiques, de réactivités émotionnelles spécifiques. Les cognitivistes eux aussi cherchent à connaître et à contrôler le domaine inconscient et à introduire une rationalisation équilibrée » [2].
Selon la théorie héritée du béhaviorisme, les comportements seraient acquis selon les lois de l’apprentissage. Différentes modalités de conditionnement permettraient, de ce fait, d’éteindre des comportements anormaux. Négligeant les déterminismes inconscients ou du moins la possibilité d’y accéder, la théorie comportementale a tourné le dos à la théorie psychanalytique.
Visant à lever les limites d’une théorie initialement réduite au seul comportement observable, le cognitivisme applique le même modèle théorique aux cognitions, traitées comme des habitudes apprises de pensées. Le cognitivisme déplace son focus des comportements observables aux représentations mentales, supposées, organisées en « schémas cognitifs » inconscients, de fonctionnement automatique, s’actualisant en présence de certains stimuli extérieurs. Ces schémas, acquis par apprentissage à partir de dispositions innées, seraient stockés dans la mémoire. Des « processus cognitifs » transformeraient ces schémas en pensées automatiques facilement accessibles à la conscience. « La mise en place des pensées automatiques et des processus cognitifs s’inscrit dans un style cognitif articulé autour d’un système de croyances propres à chaque individu. Avec l’éducation, la pression familiale, l’apprentissage social et les expériences individuelles se forgent en chacun de nous des règles de vie plus ou moins impératives, des principes plus ou moins rigoureux, des postulats silencieux plus ou moins solides guidant par la suite notre raisonnement quotidien. Dans une situation donnée, la réponse de chacun va ainsi se référer à des schémas individuels définissant une certaine vision du monde, des autres et de soi-même. La nature et la qualité de ces croyances vont conditionner l’analyse des circonstances et les modalités d’adaptation : inhibition en cas de doute, de soumission et de dépendance, ou au contraire agressivité en cas de méfiance, d’intolérance et de domination ». Quant à l’émotion, « la qualification affective (des situations) dépend grandement des pensées, des processus et des croyances sollicitées » [2].
Cela explique sans doute que si, fondamentalement, cognitivo-comportementalisme et psychanalyse se distinguent sur un plan théorique, en clinique, les praticiens pensent souvent dans le cadre d’une théorie psychopathologique globale, par nature psychanalytique, l’intérêt d’un traitement cognitivo-comportemental des troubles.
Par ailleurs, la théorie cognitivo-comportementale n’est pas la seule à utiliser les règles de l’apprentissage pour proposer des modalités thérapeutiques nouvelles. Les neurosciences cognitives (que nous évoquerons dans le paragraphe consacré à la théorie neurobiologique), distinctes par leur objet et leurs méthodes des théories cognitivo-comportementales, d’essence clinique, ont produit un lot important de connaissances quant aux processus cognitifs sous-tendant les grandes fonctions psychologiques (attention, perception, mémoire, langage, etc.). La neuropsychologie cognitive en tant que domaine de recherche décrit les mécanismes élémentaires de la pensée, universaux cognitifs, permettant de faire le lien entre les fonctionnalités du cerveau et les grandes fonctions psychologiques telles que différents plans expérimentaux permettent de les étudier. Le savoir acquis permet de décrire des modalités de dysfonctionnement spécifiques des processus cognitifs chez les différentes populations de patients et de proposer des techniques de remédiation cognitive visant à remédier à ces dysfonctionnements et utilisant les lois de l’apprentissage pour leur mise en œuvre. Les techniques de remédiation cognitive utilisées dans le champ des troubles schizophréniques sont exemplaires de l’utilisation possible des données issues de la recherche fondamentale en neuropsychologie cognitive. En tant que recherche appliquée, elles s’appuient sur la connaissance acquise des processus cognitifs altérés chez les sujets schizophrènes, telle que l’étude « en laboratoire » permet de les isoler et de les étudier, pour définir un programme de rééducation, proche, dans sa conception, de la rééducation fonctionnelle des patients cérébrolésés à cela près que le contenu de l’apprentissage comme les présupposés sous-jacents diffèrent. En effet, le modèle proposé par la neuropsychologie cognitive ne présuppose pas de déterminisme « organique » aux troubles constatés. En somme ce n’est pas parce que le cerveau est impliqué dans le comportement qu’il en est la cause. La relation est donc de nature fonctionnelle et non causale.