CHAPITRE 2 Dépister le strabisme ne serait d’aucun intérêt s’il n’était associé à l’amblyopie. Si le strabisme est prononcé, il est remarqué par l’entourage et un dépistage est inutile ; si le strabisme est peu ou pas visible, en cas d’absence d’amblyopie, les conséquences esthétiques ou fonctionnelles minimes ne justifient pas non plus un dépistage. Le dépistage du strabisme est donc étroitement lié au dépistage de l’amblyopie. Pour exemple, le tableau 2-I rapporte certains paramètres d’un dépistage réfractif. Dans ce tableau, la sensibilité et la spécificité du test pour dépister la myopie au-delà de 3 δ sont nettement plus élevées que celles obtenues pour l’hypermétropie. On constate cependant que la VPP pour dépister la myopie est largement inférieure à celle pour dépister l’hypermétropie (33 % versus 55 %). Ceci est uniquement lié au fait que la prévalence de la myopie est beaucoup plus basse que celle de l’hypermétropie. – le biais de vérification existe quand tous les enfants examinés n’ont pas été soumis à l’examen de référence. La proportion d’enfants examinés est souvent inférieure à celle de l’échantillon global car c’est généralement les dépistages positifs qui sont soumis à l’examen de référence, et dans une moindre mesure les dépistages négatifs ; – le biais de sélection se produit quand, par exemple, un dépistage est effectué parmi des enfants fréquentant une consultation ophtalmologique où les prévalences d’anomalies sont élevées, ne correspondant pas à celles d’une population non sélectionnée. Les tableaux 2-II à 2-IV aideront le lecteur à comprendre comment ces qualités diagnostiques sont recalculées. Tableau 2-II Calcul des performances diagnostiques d’un test de dépistage dans une population exempte de biais. Tableau 2-III Calcul de la sensibilité et de la spécificité d’un test de dépistage en cas de biais de vérification. Dans le tableau 2-II, nous postulons une population non sélectionnée de 1 000 enfants dépistés, qui ont tous été soumis à l’examen de référence : si, en réalité, ce groupe de 1 000 enfants soumis à l’examen de référence ne représente qu’une partie du total des enfants dépistés, il y a un biais de vérification qui affecte les chiffres de sensibilité et de spécificité. Ces chiffres doivent être ajustés en pondérant les montants d’enfants dépistés positifs et négatifs, afin de faire correspondre le rapport entre les dépistages positifs et les dépistages négatifs. Le tableau 2-III permet de faire ce calcul correctif de sensibilité et de spécificité. Supposons ici une proportion de tests positifs de 4 % au sein du total des enfants dépistés. On avait 90 positifs sur les 1 000 tests de dépistage (9 %) pour le tableau 2-II et on désire atteindre 4 %. On pondérera donc la ligne des dépistages positifs par 4 %/9 % et celle des dépistages négatifs par 96 %/91 %. Pour le tableau 2-IV, supposons une prévalence de 1 %. Au tableau 2-III, nous avions 3,277 % d’examens positifs et on désire atteindre 1 % pour correspondre à la prévalence ; il faut donc pondérer la colonne des examens positifs de 1 %/3,277 % et les examens négatifs de 99 %/96,723 %. La prise en considération des deux biais (tableaux 2-III et 2-IV par rapport au tableau 2-II) a diminué nettement la sensibilité (67,8 % au lieu de 83,3 %) et la VPP (27,1 % au lieu de 55,5 %). – la prévalence de l’affection doit être suffisamment élevée ; – l’histoire naturelle de l’affection doit être suffisamment connue pour permettre une détection précoce et un traitement efficace, avant le moment habituel de détection et de traitement lorsqu’il n’y a pas de dépistage ; – l’affection doit présenter un impact considérable sur la morbidité et sur la qualité de vie ; – le traitement doit être acceptable, efficace, accessible à tous et d’un coût raisonnable ; – les tests de dépistage doivent être simples, fiables, reproductibles et également d’un coût raisonnable. Les principaux facteurs amblyopigènes sont les anomalies réfractives et le strabisme. La prévalence de ceux-ci est supérieure à celle de l’amblyopie. Ceci s’explique car il existe des strabismes sans amblyopie ou des anomalies réfractives dont la simple correction par verres fait remonter l’acuité visuelle à un niveau normal. Une estimation approximative dans une population d’enfants préscolaires d’origine caucasienne situe la prévalence du strabisme entre 3 % et 5 % et celle des anomalies réfractives entre 8 % à 12 % [2, 4]. D’autres causes rares de l’amblyopie, comme les anomalies des paupières, des milieux transparents de l’œil ou de l’ensemble rétine/nerf optique et les nystagmus moteurs, comptabilisent une prévalence de 1 % ou moins. Les anomalies de réfraction et le strabisme sont les deux causes les plus fréquentes d’amblyopie. Elles s’intriquent dans la genèse de l’amblyopie et ont avec celle-ci des interactions favorisant l’auto-entretien, qui sont illustrées dans la figure 2-1. Comme le strabisme et les anomalies de la réfraction oculaire sont des causes d’amblyopie étroitement liées entre elles, les chiffres attribuant la responsabilité de l’une ou l’autre cause à l’amblyopie dépendent de l’âge des sujets étudiés et de la recherche effective d’anomalies de la réfraction oculaire. Les revues générales et traités anciens ont attribué au strabisme le rôle principal dans la genèse de l’amblyopie. Cependant, les études plus récentes mesurant la réfraction chez des enfants plus jeunes, âgés de trois à sept ans, donnent aux anomalies de la réfraction oculaire un rôle prépondérant par rapport au strabisme dans la genèse de l’amblyopie : 55 % à 65 % de cause réfractive à l’amblyopie pour 25 % à 45 % de cause d’origine strabique (fig. 2-2). D’autres causes rares de l’amblyopie sont les opacités des milieux intraoculaires, le ptosis et le nystagmus moteur. Fig. 2-2 Rôle proportionnel moyen (%) des facteurs amblyopigènes dans la genèse de l’amblyopie parmi les enfants âgés de trois à sept ans. La discordance entre les études plus anciennes et les études plus récentes émane du fait que les troubles de la réfraction, tels que l’anisométropie et en particulier l’hypermétropie, peuvent conduire ultérieurement au strabisme. Comparée à l’ésotropie précoce survenant avant l’âge de six mois et dont la prévalence est faible (autour de 1 %), l’ésotropie accommodative, environ trois fois plus fréquente, apparaît le plus souvent après l’âge de deux ou trois ans. Si les données concernant la réfraction sont inconnues, on peut attribuer à tort une amblyopie à une ésotropie d’origine accommodative. En réalité, c’est le trouble de la réfraction oculaire qui a favorisé le strabisme et conduit à l’amblyopie. La correction optique de l’anomalie réfractive avant le développement du strabisme peut prévenir tant le strabisme que l’amblyopie. Les références de base du sujet suivant ne sont pas indiquées, vu leur abondance. Elles sont détaillées par l’auteur dans un article de synthèse et dans un livre [4, 5]. Il est utile de séparer l’hypermétropie faible qui correspond à un état réfractif normal chez l’enfant, sans risque amblyopigène, constituant la population la plus large des dépistages réfractifs à l’âge d’un an, de l’hypermétropie forte qui prédispose au strabisme et à l’amblyopie. La frontière entre les deux groupes se situe dans la zone de + 3,5 δ à + 4,0 δ. L’hypermétropie forte supérieure à 3,5 δ est l’anomalie de la réfraction oculaire qu’on rencontre le plus fréquemment (environ 7 % à 8 %) lors des dépistages réfractifs effectués entre six mois et cinq ans. Selon Atkinson, les nourrissons âgés de sept à neuf mois qui ont une hypermétropie supérieure à + 3,5 δ sont treize fois plus susceptibles de présenter un strabisme et six fois plus susceptibles de présenter une amblyopie à l’âge de quatre ans que les enfants qui ne présentent pas d’anomalie de la réfraction oculaire Il est intéressant de noter que le déficit d’acuité visuelle à l’âge de quatre ans n’est pas nécessairement unilatéral chez les hypermétropes forts, mais souvent bilatéral. La sous-correction de 1 δ de cette hypermétropie entraîne quatre fois moins de risque de strabisme et deux fois et demie moins de risque d’amblyopie que la non-correction. Cette sous-correction n’entrave pas le processus d’emmétropisation. Des constatations de même ordre sont faites par d’autres auteurs : chez les enfants dépistés hypermétropes forts et corrigés précocement, l’acuité visuelle est meilleure et le risque de strabisme est plus faible. Une amblyopie amétropique sans strabisme peut survenir pour des cylindres allant de 3,25 δ à 5 δ. L’anisométropie supérieure à 1 δ peut être amblyopigène, le risque allant de 10 % à 30 % (tableau 2-V). L’anisométropie supérieure à 3 δ à l’âge d’un an est encore présente à l’âge de dix ans dans 90 % des cas, et le risque de développement d’une amblyopie est important (60 %). Il est généralement admis que l’anisohypermétropie est beaucoup plus amblyopigène que l’anisomyopie. Sans référence à des données provenant d’études, le consensus du comité directeur du groupe d’étude Vision in Preschoolers (VIP) donne de l’anisométropie importante la définition suivante : « Différence entre les deux yeux supérieure à 1 δ dans l’hypermétropie, à 3 δ dans la myopie et à 1,5 δ dans l’astigmatisme » [24]. Le tableau 2-V rassemble des données de plusieurs études qui concernent des populations européennes ou américaines d’enfants d’un an à six ans. Ce tableau n’a qu’une valeur indicative ; il permet de préciser les risques d’amblyopie et de strabisme relatifs aux principaux facteurs amblyopigènes. Dans l’ensemble sont repris les chiffres les moins et les plus élevés. Les différences sont souvent explicables par des définitions différentes de l’amblyopie ou par un âge différent des populations. L’anisométropie et l’astigmatisme conduisent à des taux d’amblyopie différents selon qu’ils disparaissent, persistent ou augmentent entre un an et quatre ans. Hormis le cas du strabisme, le retentissement négatif sur la confiance en lui-même de l’individu amblyope semble surtout lié aux conséquences du traitement de l’amblyopie (moqueries à l’école) qu’à l’amblyopie elle-même. Cet aspect plaide en faveur d’un dépistage et d’un traitement en âge préscolaire car les moqueries et leurs conséquences sur le psychisme de l’individu s’accroissent à l’âge scolaire. Sinon, il n’y a pas de preuve que l’adulte amblyope unilatéral s’insère moins bien dans la société, souffre de troubles du comportement ou d’une mortalité plus élevée [2]. Elle serait plutôt liée à l’amblyopie strabique qui amoindrit les performances d’habileté motrice fine, surtout pour les tâches de dextérité manuelle demandant de la vitesse et de la précision. Si ce fait est actuellement prouvé chez l’enfant [10, 26, 28], il manque toujours de données précises pour en indiquer les conséquences sur la perte d’utilité chez l’adulte. Il n’y a pas de différence significative dans la profession effectuée chez les amblyopes — ceux-ci étant définis comme ayant une acuité visuelle de l’œil amblyope de 6/10 ou moins — et les non-amblyopes. Cependant, moins de sujets amblyopes accèdent aux études universitaires par rapport aux non-amblyopes (différence légèrement significative p = 0,05) [2]. L’amblyopie unilatérale place celui qui en souffre dans une situation à risque de cécité et à risque d’accident. Le risque de cécité existe s’il y a maladie du bon œil. En effet, les sujets amblyopes sont victimes au même titre que les autres des pathologies oculaires courantes, l’amblyopie ne constituant aucunement un facteur de protection contre ces affections. Dans nos pays où l’espérance de vie est considérable, les quatre premières grandes causes de cécité sont la dégénérescence maculaire sénile, le diabète, la cataracte et le glaucome. Ces pathologies menacent l’amblyope de malvoyance voire de cécité si le bon œil est atteint. Une autre source de morbidité chez les amblyopes âgés provient de la crainte des chirurgiens ophtalmologiques d’opérer le bon œil en cas de cataracte ou autres affections relevant de la chirurgie, le délai de décision opératoire étant alors retardé, ce qui met l’amblyope dans une situation de malvoyance bilatérale. Chez l’amblyope, le risque d’accident (de son bon œil ou d’autre partie de lui-même) est environ deux à trois fois plus élevé que dans la population générale [20], car le champ visuel peut être réduit et les obstacles moins bien évités. Pour toutes ces raisons, l’amblyopie comporte un risque à peu près double de handicap visuel bilatéral, soit par maladie soit par accident. Comparés aux individus non amblyopes, les amblyopes expérimentent ce handicap visuel en moyenne six mois de plus [27]. – du point de vue fonctionnel, lorsque l’acuité visuelle binoculaire avec correction est de 5/10 à 8/10 (ce qui est le cas de la majorité des amblyopies bilatérales dans nos contrées), le handicap est jugé minime : le sujet est capable d’exercer la plupart des professions (hormis celles citées plus haut comportant des critères légaux d’aptitude visuelle) ; – lorsque la vision binoculaire est de 3/10 à 5/10, il est difficile d’accéder à la plupart des métiers : tout ce qui exige la lecture, l’utilisation d’instruments de mesure, la soudure, le montage minutieux de pièces est exclu, de même que tout ce qui nécessite la reconnaissance de signaux visuels de danger sur des produits ou des visages (portiers, magasiniers, électriciens etc.). Le travail sur écran est possible avec adaptation des conditions de travail (agrandissement des images sur l’écran). En dessous du seuil de 3/10, il n’y a quasi aucune chance que le candidat puisse trouver place sur le marché normal du travail ; – par ailleurs, l’obtention du simple permis de conduire (voiture légère), indispensable dans certains cas pour exercer un métier, suppose une acuité visuelle binoculaire d’au moins 5/10. Ce score exigé est le même en cas de vision monoculaire (perte d’un œil, par exemple, ou occlusion volontaire d’un œil suite à une diplopie). À l’âge adulte, les sujets strabiques nouent plus difficilement des liens d’amitié, ont moins d’interactions sociales et une moins bonne image d’eux-mêmes que les sujets non strabiques [2]. Ils peuvent également souffrir de troubles fonctionnels : dans une série de quatre cent quarante-neuf cas de strabisme ayant consulté le service d’ophtalmologie de Nantes après l’âge de quinze ans, Quéré et Mehel ont relevé les plaintes suivantes [22] : – 19,3 % de gêne à la lecture prolongée, à la conduite automobile, pour regarder la télévision ou travailler sur écran ordinateur ; Sans traitement, la vision de l’œil amblyope peut se détériorer, amenant une majoration de l’amblyopie. De même, une amblyopie peut s’installer en présence de facteurs amblyopigènes non traités. Le traitement consiste essentiellement en la prescription de verres correcteurs pour envoyer au cerveau une image de bonne qualité, et en une pénalisation de l’œil dominant par occlusion sur peau ou atropine et/ou pénalisation optique. Il s’agit d’un traitement simple, d’un coût à la portée de la plupart des parents, qui comporte 70 % à 93 % de succès. L’adhésion au traitement et un traitement instauré le plus précocement possible sont les deux facteurs majeurs déterminant son succès. Ces deux facteurs sont liés car l’âge intervient dans l’adhésion au traitement. Le niveau initial d’acuité visuelle joue aussi un rôle, l’adhésion au traitement étant moins bonne si l’acuité visuelle est très mauvaise au départ. Encore une fois, ce facteur dépend aussi de l’âge : à traitement tardif correspond en général une acuité visuelle de départ moins bonne [2]. La majeure partie du gain visuel suite au traitement est acquise en trois mois. Lorsque le traitement est instauré à l’âge de deux ans, la guérison est plus rapide et plus stable que lorsqu’il est instauré à l’âge de quatre ans [16]. Les études MOTAS et PEDIG montrent une différence significative dans le résultat du traitement par occlusion avant cinq ans qu’après [9, 25].
Dépistage
Préliminaires
Justification
PRÉVALENCE
PRÉVALENCE DES FACTEURS AMBLYOPIGÈNES
CONNAISSANCE DE L’HISTOIRE NATURELLE
FACTEURS AMBLYOPIGÈNES ET STRABOGÈNES
Généralités
Les troubles réfractifs interviennent pour environ 60 % des causes d’amblyopie, tandis que le strabisme n’intervient que pour 35 % à 40 % et les troubles de milieux pour 1 %.
Anomalies réfractives potentiellement amblyopigènes
HYPERMÉTROPIE
ASTIGMATISME
ANISOMÉTROPIE
RÉCAPITULATIF
IMPACT DE L’AMBLYOPIE ET DU STRABISME SUR LA QUALITÉ DE VIE
AMBLYOPIE UNILATÉRALE
Retentissement sur l’estime de soi
Perte d’utilité
Crainte de perdre le bon œil
AMBLYOPIE BILATÉRALE
STRABISME
TRAITEMENT
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