Chapitre 18 Soumission chimique
Aspects généraux de la soumission chimique
Principales caractéristiques des cas de soumission chimique
Les cas de soumission chimique les plus fréquemment rencontrés sont :
Principaux effets recherchés par les auteurs
Principaux repères historiques [1]
Suite à la communication de Poyen et Jouglard [2] en 1983 relatant l’usage de benzodiazépines pour la soumission chimique, quelques publications sur ce sujet jusqu’en 1997 ont évoqué presque exclusivement l’usage du flunitrazépam [3–5].
Bismuth et al. rapportent deux cas typiques de soumission chimique [6]. Le premier est celui d’un homme de 45 ans victime d’un vol après administration ponctuelle de triazolam (Halcion®) ajouté à du café. Le second est également celui d’un homme, à qui son épouse administrait régulièrement du bromure de sodium afin de limiter ses velléités sexuelles. C’est un accident de voiture qui a révélé l’affaire, mais le mari n’a pas souhaité porter plainte.
La même année Tunnicliff décrivait le potentiel du Gamma Hydroxy Butyrate de sodium ou GHB en tant que « drogue du viol » [7]. L’année suivante (1998), 4 kg de GHB fabriqué clandestinement dans un laboratoire parisien étaient saisis. Dès lors, la presse soulignait l’utilisation détournée aux États-Unis de cette molécule de synthèse surnommée « date rape drug » et son administration à l’insu des victimes en raison de ses effets euphorisants. Néanmoins, aucun cas d’utilisation détournée du GHB n’avait été rapporté en France dans les revues scientifiques médicales de l’époque [8].
En 1999, LeBeau publie avec de nombreux collaborateurs aux États-Unis des « recommandations pour les analyses toxicologiques lors de viol sous soumission chimique » [9]. Il y relate l’emploi de substances variées : alcool, benzodiazépines (alprazolam, clonazépam, chlordiazepoxide, diazépam, flunitrazépam, flurazépam, lorazépam, triazolam), GHB, kétamine, scopolamine, amphétamines et apparentés, barbituriques, cocaïne, cannabis, opiacés, relaxants musculaires (carisoprodol, cyclobenzaprine, méprobamate), antihistaminiques (diphénhydramine), hydrate de chloral. Le sujet est à ce point sensible dès cette époque, que LeBeau et Mozayani éditeront un peu plus tard, en 2001, un ouvrage collectif consacré exclusivement à la problématique grandissante des cas d’agressions sexuelles ou viols sous influence d’agents psychotropes (Drug-Facilitated Sexual Assault ou DFSA) [10].
El Sohly et Salamone publient la même année (2001), une étude rétrospective sur la prévalence des substances utilisées en soumission chimique pour le viol [11]. Cette étude portant sur 26 mois, ne concernait pas moins de 1 179 échantillons analysés dans 49 États des États-Unis, Puerto Rico et le District de Columbia. Les molécules identifiées sont similaires à celles rapportées par LeBeau en 1999 [10]. Sur 711 cas positifs, 63,4 % étaient positifs à l’éthanol, 30,6 % au cannabis, 13,6 % à la benzoylecgonine, 13,6 % aux benzodiazépines, 7,1 % aux amphétaminiques, 6,7 % au GHB, 3,5 % aux opiacés, 2,4 % au dextropropoxyphène et 1,7 % aux barbituriques. Cet article montrait également la distribution exponentielle décroissante des cas positifs en fonction du temps écoulé entre les faits et les prélèvements. Au-delà de 72 heures, la probabilité d’une analyse positive par les méthodes classiques utilisées à l’époque, comme la chromatographie gazeuse couplée à la spectrométrie de masse (CG-SM), était presque nulle.
Schwartz et al. décrivent le flunitrazépam comme la benzodiazépine la plus utilisée dans un but de soumission chimique, essentiellement pour sa rapidité d’action, la désinhibition, la relaxation musculaire et l’amnésie antérograde qu’elle engendre [12]. Ils soulignent également le caractère potentialisateur de l’alcool sur ses effets sédatifs. D’autres benzodiazépines sont citées : alprazolam, clonazépam, diazépam, midazolam, oxazépam, témazépam, triazolam. Pour la première fois apparaît également le nom du zolpidem.
En France, Questel et al. qualifient dès l’année 2000 la soumission chimique de problème de santé publique [13]. Les auteurs rapportent une étude rétrospective sur les cas recensés pendant 4 ans aux urgences médico-judiciaires de l’Hôtel-Dieu (Paris). Seuls 82 dossiers sur les 128 de soumission chimique présumée ont été retenus dans leur étude. La clinique est dominée par quatre signes principaux : l’amnésie totale ou partielle des faits, des troubles de la vigilance à type d’endormissement, une asthénie, et une anxiété proportionnelle à l’amnésie. Les recherches urinaires montrent 57 % d’analyses positives avec une forte proportion (47 %) de benzodiazépines (avec par ordre de fréquence : oxazépam, flunitrazépam, clobazam, lorazépam, bromazépam, chlordiazepoxide, nordazépam), puis de bien moindre occurrence, de phénothiazines (4,7 % ; lévomépromazine, acéprométazine), barbituriques, imipraminiques et antihistaminiques (doxylamine). L’alcool qui potentialise les effets désinhibiteurs et amnésiques des différentes substances incriminées, est présent dans 20 % des cas.
Vasseur rapporte un cas clinique observé dans le service des urgences médico-judiciaires de l’Hôtel-Dieu à Paris avec utilisation de doxylamine mise en évidence par CG/SM [14].
Pépin et al. (laboratoire Toxlab, Paris) rapportent en 2001 le premier cas français de multirécidive de soumission chimique pour vol de carte bancaire [15]. L’auteur utilisait du flunitrazépam et en était à sa quarantième victime en dix ans. La même année en Australie, une série de 21 victimes féminines âgées de 18 à 29 ans avec usage de flunitrazépam dans des boissons et sur une période de 3,5 ans était publiée par Wells [16].
Kintz présente en 2001 une synthèse sur son expérience d’expert judiciaire en France dans le domaine de la soumission chimique [17]. De ses observations, il ressort que le zolpidem est le produit psychoactif le plus fréquemment employé devant les benzodiazépines (lorazépam, bromazépam, flunitrazépam, etc.), les neuroleptiques (halopéridol, prométhazine, etc.), et les produits stupéfiants (cannabis, MDMA, LSD, kétamine, etc.). Il n’avait observé aucun cas avec du GHB.
En 2002, Questel et al. rapportent les cas recensés à Paris suite à la mise en place d’un réseau regroupant services cliniques, centre antipoison, centre d’évaluation et d’informations sur la pharmacodépendance (CEIP) et centre régional de pharmacovigilance (CRPV) [18]. Cent trente-sept observations ont été recueillies avec identification de produit psychoactif entre 1993 et 2001. Les benzodiazépines ou analogues sont le plus souvent détectés dans les analyses toxicologiques avec 102 cas (74 %). Toutes les benzodiazépines sont retrouvées avec par ordre de fréquence le bromazépam, le lorazépam, le flunitrazépam et le zolpidem. Ils rapportent également une série de dix-neuf agressions commises par le même auteur avec du Témesta® (lorazépam) qui avait été pilé et incorporé à des aliments aux fins de vol. Les autres produits détectés sont des antihistaminiques sédatifs (doxylamine, hydroxyzine, buclizine) dans douze cas, des neuroleptiques (cyamémazine, loxapine) dans sept cas, un barbiturique (phénobarbital) dans cinq cas, du trihexyphénidyle dans deux cas et du tramadol dans un cas.
Plus récemment (2009), la même équipe a publié une nouvelle série de 52 cas dans le cadre d’une étude prospective menée entre janvier 2005 et décembre 2006. Il ressort de cette analyse que les agressions étaient essentiellement des vols et des agressions sexuelles. Les produits psychoactifs étaient incorporés le plus souvent dans des boissons, alcoolisées une fois sur deux. Cette étude confirme les données publiées antérieurement, à savoir l’utilisation majoritaire des benzodiazépines ou de ses dérivés apparentés, molécules identifiées dans 77 % (40 cas sur 52) des cas de cette série, dont majoritairement le clonazépam (20 fois sur 52). Les autres substances incriminées étaient des antihistaminiques sédatifs, des neuroleptiques et même de l’acide gamma hydroxybutyrique (GHB) dans un cas [19].
En dépit des progrès effectués depuis plusieurs années en matière de prise en charge des victimes de soumission chimique, ce phénomène est encore manifestement sous-évalué dans nos sociétés, notamment en France où les données publiées demeurent rares [13,18–21], et ce malgré la mise en place en 2003 de l’enquête prospective nationale annuelle de recensement des cas, coordonnée par l’Agence Française de Sécurité des Produits de Santé (Afssaps) [22]. Les deux raisons principales qui expliquent cette sous-évaluation sont le défaut de prise en charge clinique et analytique adapté de certaines structures hospitalières, et l’absence de dépôt de plainte par les victimes, très souvent en raison du manque d’information sur le phénomène ou du sentiment de culpabilité postévénementiel pouvant survenir. Les praticiens urgentistes et médecins légistes spécialisés soulignent régulièrement cette mauvaise évaluation et le fait que ce phénomène demeure encore insuffisamment connu des cliniciens [20,23]. C’est ainsi que Questel et al. du service desurgences médico-judiciaires de l’hôpital Hôtel-Dieu à Paris indiquaient dans un article récent : « Il faut inciter les victimes à porter plainte auprès des autorités judiciaires afin qu’elles bénéficient des circuits de prises en charge les plus adaptés incluant les services médico-judiciaires, et les services d’urgences, souvent en première ligne. » [19] Il existe pourtant en France, un cadre législatif précis puisque la soumission chimique a fait l’objet d’une circulaire dès 2002« relative à la prise en charge dans les établissements publics de santé autorisés à exercer une activité d’accueil et de traitements des urgences, de personnes victimes de l’administration à leur insu, de produits psychoactifs » [24]. Cette circulaire, complétée d’une lettre rédigée en 2003 par l’Afssaps destinée à tous les professionnels de santé, insistait notamment sur « la nécessité de judiciariser la prise en charge des victimes, c’est-à-dire les inciter à porter plainte » [25].
Molécules à rechercher
Fort de notre expérience et de celles de plusieurs laboratoires spécialisés français, de l’étude de la littérature scientifique, et en tenant compte des propriétés pharmacologiques des molécules disponibles en France, une liste des molécules de la soumission chimique à rechercher en priorité a pu être établie (tableau 18.1). La plupart des substances incriminées sont des dépresseurs du système nerveux central, dont les principaux effets attendus par un agresseur pour sa victime ont été décrits précédemment. Les différences d’usage observées d’un pays à l’autre sont également prises en compte, notamment en qui concerne l’usage de la kétamine qui est peu représentée en France.
Benzodiazépines et analogues | Clonazépam 7-Aminoclonazépam Bromazépam Hydroxy-bromazépam Diazépam Nordazépam Prazépam Clobazam Oxazépam Estazolam Alprazolam Hydroxy-alprazolam Loprazolam Lorazépam Lormétazépam Midazolam Hydroxy-midazolam Flunitrazépam 7-Aminoflunitrazépam Nitrazépam Aminonitrazépam Triazolam Hydroxy-triazolam Zolpidem Zopiclone |
Sédatifs non benzodiazépines | Doxylamine Alimémazine Hydroxyzine Cétirizine Niaprazine Amitriptyline Méprobamate Cyamémazine Diphénhydramine Halopéridol |
Stupéfiants, hallucinogènes et anesthésiques | GHB Cannabinoïdes (THC, 11-OH-THC, cannabinol, cannabidiol, THC-COOH) Amphétaminiques (A, AP, MDA, MDMA, MDEA, MBDB) Opiacés (monoacétylmorphine, morphine, codéine) Cocaïniques (cocaïne, benzoylecgonine, méthylecgonine, cocaéthylène) LSD |
Certaines molécules ont été volontairement écartées de cette liste en première intention :
Aspects techniques
Techniques analytiques à mettre en œuvre [26]
Dans le sang et l’urine
En 1997, Bismuth et al.soulignent le résultat négatif des tests immunoenzymatiques aux benzodiazépines seulement 7 heures après la prise de triazolam, et la nécessité d’employer la spectrométrie de masse pour sa mise en évidence [6].
Trois ans plus tard, Questel et al. rapportent que la technique chromatographique a permis de positiver dix-sept prélèvements urinaires pour lesquelles les analyses étaient négatives en immunochimie [13]. Raul et al. publient en 2002 une étude rétrospective sur 127 dossiers de patients vus aux urgences médico-judiciaires de Strasbourg dans les suites d’une agression sexuelle entre janvier 2000 et mi-juillet 2001 [27]. Parmi ces dossiers, sur les 30 allégations de soumission chimique, seules trois analyses avaient été demandées au laboratoire spécialisé en toxicologiemédicale par les différents Parquets concernés.
Kintz et al. publiaient en 2002 des données précises sur la fenêtre de détection urinaire après administration d’une dose unique 1 mg de flunitrazépam [28]. Les résultats sont éloquents puisque les techniques immunochimiques quelles qu’elles soient ne détectaient jamais le 7-aminoflunitrazépam, métabolite du flunitrazépam. La chromatographie liquide couplée à une barrette de diodes (CLHP-BD) était un peu plus performante avec une fenêtre de détection de l’ordre de 48 heures, suivie par la chromatographie gazeuse couplée à la spectrométrie de masse (CG/SM) avec une fenêtre de 72 heures. Les techniques les plus performantes testées étaient sans conteste la chromatographie liquide couplée à la spectrométrie de masse (CLHP/SM) et la chromatographie gazeuse couplée à la spectrométrie de masse ou de masse tandem (CG/SM-SM) avec ionisation chimique négative (ICN). Ces dernières techniques bien plus spécifiques et sensibles permettaient d’élargir la fenêtre de détection à 96 voire à 120 heures. Nous pouvons citer les auteurs : « Seules les techniques les plus sophistiquées (…) permettent de documenter une exposition au flunitrazépam dans les conditions conformes à la réalité. »
Consciente de ces difficultés, la Société Française de Toxicologie Analytique (SFTA) a fait paraître dès 2002 un numéro spécial de son journal (Annales de Toxicologie Analytiques) intégralement consacré au thème de la soumission chimique. Dans son éditorial, Kintz souligne la nécessité d’utiliser des techniques séparatives couplées à la spectrométrie de masse, et si possible de masse tandem [29].
Verstraete y présente les fenêtres de détection des xénobiotiques dans le sang, les urines, la salive et les cheveux [30]. Il rappelle que les fenêtres de détection sont fonction de la dose, de la voie d’administration, du caractère ponctuel ou répété de l’usage qui est fait, du choix du prélèvement, du seuil de détection de la technique utilisée, de la nature de la molécule ou du métabolite recherché, du pH et de la concentration urinaire, et pour finir, des variations interindividuelles de métabolisation des substances d’intérêts. Celui-ci rapporte des fenêtres de détection de quelques heures à quelques jours pour la plupart des stupéfiants par l’utilisation de techniques classiques mais dédiées nécessitant l’emploi de la CG/SM, de standards deutérés et le plus souvent de dérivation pour atteindre les limites données, le plus souvent de l’ordre du nanogramme ou de quelques nanogrammes par millilitre [31–33].
La possibilité d’augmenter les fenêtres de détection réside dans l’utilisation de techniques analytiques performantes comme celles utilisées dans le cadre de l’analyse toxicologique médico-légale systématique, et plus particulièrement dans l’utilisation, de plus en plus répandue, de la CLHP-SM et surtout actuellement de la CLHP-SM/SM pour des analyses spécifiques [34–39].