Chapitre 17
Cancers de l’œsophage et de l’estomac
Cancers de l’œsophage
Définition: L’œsophage est un organe tubulaire creux dont la principale fonction physiologique est de propulser, par des contractions, les aliments et les liquides dans l’estomac. La muqueuse est un épithélium pavimenteux stratifié qui recouvre la sous-muqueuse et le muscle ; ce dernier est de type squelettique dans la section proximale et de type muscle lisse dans la moitié distale de l’œsophage. Les cancers de l’œsophage peuvent être classés grosso modo en épithéliaux et non épithéliaux, mais il existe aussi des tumeurs bénignes épithéliales appelées papillomes épidermoïdes. Les tumeurs épithéliales malignes sont classées en deux sous-types principaux : le cancer épidermoïde œsophagien (CEO) et l’adénocarcinome œsophagien (ACO) (tableau 17-1). Les anatomopathologistes distinguent encore d’autres types de tumeur dérivés de l’épithélium œsophagien : le carcinome épidermoïde verruqueux, le carcinome adénosquameux, le carcinome adénoïde kystique et le carcinome mucoépidermoïde. Les tumeurs bénignes non épithéliales sont les suivantes : léiomyome, tumeur à cellules granuleuses, polype fibrovasculaire, hémangiome, lymphangiome, lipome et fibrome. Les tumeurs malignes non épithéliales comprennent des léiomyosarcomes et autres sarcomes, des carcinomes métastatiques (provenant du sein ou du poumon) et des lymphomes.
Tableau 17-1
Facteurs de risque de cancer de l’œsophage
Cancer épidermoïde œsophagien
Adénocarcinome de l’œsophage
Cancer épidermoïde de l’œsophage
Épidémiologie: Le CEO est le type le plus commun des cancers de l’œsophage à travers le monde et représente une cause majeure de mortalité liée au cancer chez les hommes. Le CEO peu atteindre des taux allant jusqu’à 100 pour 100 000 habitants dans ce qui est souvent appelé la ceinture de l’Asie centrale, qui comprend les régions entourant la mer Caspienne, l’Iran, l’Inde et la Chine ; d’autres régions à forte incidence sont certains pays méditerranéens et l’Afrique du Sud. Aux États-Unis, le CEO est plus fréquent chez les hommes afro-américains, 15,1 pour 100 000, que chez les hommes blancs, 2,9 pour 100 000. Dans l’ensemble, l’incidence du CEO est faible chez les hommes ou les femmes de moins de 50 ans ; elle augmente avec l’âge.
Facteurs de risque: Les études des cancers, quels qu’ils soient, distinguent en général les formes héréditaires ou héritées des maladies sporadiques, ou apparemment aléatoires, liées à l’âge, à l’environnement ou à d’éventuelles altérations génétiques (voir tableau 17-1). Cependant, pour le CEO, la prédisposition héréditaire est extrêmement rare ; elle comprend une affection desquamante appelée tylosis palmoplantaire, dans laquelle la desquamation affecte surtout les mains et les pieds, mais l’œsophage peut aussi être atteint. Une autre affection rare, le syndrome de Plummer-Vinson ou syndrome de Paterson-Brown Kelly, se caractérise par une glossite, des membranes œsophagiennes et une anémie ferriprive. Dans les deux affections, il est probable que l’inflammation chronique déclenche la cascade d’événements qui aboutissent au CEO.
L’achalasie est un autre facteur de risque de CEO. Il s’agit d’une affection due à une aganglionose (développement insuffisant de cellules neuroganglionnaires impliquées dans le péristaltisme du tractus digestif [NdT]) du plexus d’Auerbach. Les conséquences sont, entre autres, de la dysphagie, des douleurs thoraciques et une perte de poids. Le CEO peut se manifester 10 à 20 ans après le diagnostic d’achalasie. Le mode de vie et les facteurs environnementaux qui prédisposent au CEO favorisent également le développement du carcinome épidermoïde de la tête et du cou (chapitre 15). Ces deux cancers peuvent donc survenir en même temps ou l’un après l’autre (synchrones ou asynchrones). Dans différentes parties du monde, le CEO est également associé à une sténose œsophagienne chronique due à l’ingestion accidentelle de soude, à la consommation de maté (infusion chaude de feuilles de l’arbre yerba maté), à la maladie cœliaque, au papillomavirus humain et à des expositions aux rayonnements.
Physiopathologie: Le développement d’un CEO à partir de l’épithélium pavimenteux normal passe par une phase de dysplasie épidermoïde. Le début, la progression et les métastases sont associés à diverses altérations génétiques : la surexpression d’oncogènes comme le récepteur du facteur de croissance épidermique et la cycline D1 et l’inactivation de gènes suppresseurs de tumeurs tels que TP53, p16INK4A et la cadhérine E. La fréquence de ces changements varie considérablement selon les études, mais les altérations oncogéniques semblent généralement survenir de manière précoce au cours de la dysplasie et au début du CEO, alors que l’inactivation des gènes suppresseurs de tumeurs semble tardive tant dans le cancer primitif que dans les métastases. Du point de vue génomique, le facteur de transcription SOX-2, qui contribue à la capacité de pluripotence des cellules somatiques, s’est avéré jouer un rôle important dans la pathogénie du CEO, l’expression du gène correspondant étant, en effet, fortement amplifiée. Ces dernières années, la capacité de modéliser le CEO in vitro et in vivo a permis de grands progrès grâce à la mise au point de procédés de culture organotypique tridimensionnelle et des expériences, chez la souris, de xénogreffe et d’ingénierie génétique.
Symptômes et signes: En général, la dysplasie épidermoïde œsophagienne ne suscite pas de symptômes. En revanche, le CEO, qui a une prédilection pour la moitié supérieure de l’œsophage, peut causer de la dysphagie, de l’odynophagie, une douleur thoracique typique ou atypique, des saignements gastro-intestinaux, des nausées, des vomissements, une perte de poids et de la malnutrition. Le CEO peut métastaser dans les ganglions lymphatiques locaux, les poumons, le foie et les os. Selon l’étendue de la maladie métastatique, celle-ci peut provoquer des douleurs osseuses, de la dyspnée ou des signes d’insuffisance hépatique, par exemple un ictère.
Examen clinique: Il faut détecter les signes de malnutrition, des altérations capillaires, cutanées et du lit des ongles. La perte de poids s’accompagne d’atrophie musculaire et peut mener à la cachexie. Des adénopathies peuvent être palpées dans les régions supraclaviculaires et antérieures du cou. Des métastases hépatiques sont des causes possibles d’hépatomégalie et de troubles hépatiques.
Examens de laboratoire: La maladie chronique et des saignements latents du tractus gastro-intestinal supérieur peuvent entraîner une anémie ferriprive progressive. Des vomissements sont susceptibles de causer une alcalose métabolique, tandis qu’une déshydratation peut être responsable d’hypernatrémie. Les métastases hépatiques peuvent perturber tant les tests de fonction cellulaire que d’élimination biliaire. On ne dispose pas de marqueurs spécifiques du CEO, mais un taux élevé de l’antigène carcino-embryonnaire (CEA) peut faciliter le diagnostic ou est un signe de récurrence de la maladie après traitement.
Diagnostic: Le transit œso-gastro-duodénal (TOGD) est utile pour le diagnostic de CEO. La radiographie montre un défaut de remplissage à hauteur de la tumeur ou un ralentissement du transit du baryum par obstruction luminale. Cependant, le diagnostic définitif est posé par endoscopie digestive haute avec prélèvement de biopsies pour la confirmation par histopathologie et peut-être immunohistochimie, qui met en évidence des cytokératines associées à la prolifération et à la différenciation. Le CEO peut envahir des ganglions lymphatiques locaux, qui sont détectés plus facilement par échographie endoscopique ; au besoin, des aspirations par cytoponction fourniront des échantillons pour la cytopathologie. La tomodensitométrie (TDM) thoracique et abdominale sert à la recherche de métastases. La scintigraphie osseuse peut être utile chez les patients qui souffrent de douleur osseuse. La tomographie par émission de positons (TEP) est de plus en plus utilisée, mais on ne dispose pas de lignes directrices pour son application en routine. L’ensemble de ces démarches diagnostiques permet également la stadification des CEO (tableau 17-2), ce qui est essentiel pour le choix des options thérapeutiques.
Tableau 17-2
Système de stadification TNM pour le cancer de l’œsophage (American Joint Committee on Cancer Criteria)
*(1) Il faut au moins enregistrer la dimension maximale de la tumeur et (2) des tumeurs multiples nécessitent le suffixe T(m).
†Une dysplasie de haut grade comprend tous les épithéliums néoplasiques non invasifs qui étaient autrefois appelés carcinomes in situ.
*Il faut enregistrer le nombre total de ganglions (ou nœuds) testés et le nombre total de ganglions contenant des métastases.
Source : AJCC Cancer Staging Manual, 7th ed. New York : Springer-Verlag ; 2010.
Pronostic: Pour un CEO traité, la survie à 5 ans dépend du stade et des traitements décrits ci-dessus. Pour les stades T1 et T2 sans adénopathie, la chirurgie seule peut être curative dans plus de 60 % des cas. En cas de métastases, le traitement est palliatif et comprend différentes mesures : la pose par endoscopie d’une endoprothèse extensible pour ouvrir la lumière obstruée et permettre le passage des aliments, la livraison des aliments dans l’estomac en aval de la lésion par une gastrostomie endoscopique percutanée, la nutrition parentérale totale, le contrôle de la douleur et la chimiothérapie systémique.
Adénocarcinome de l’œsophage
Épidémiologie: L’ACO touche davantage les Blancs que les Afro-Américains et les hommes beaucoup plus que les femmes (3 : 1 à 5,5 : 1) et l’incidence augmente après 40 ans. L’incidence ajustée pour l’âge est, par année, de 1,3 pour 100 000. Nous traiterons de l’ACO comme une entité distincte des adénocarcinomes œsogastriques (OG) (cancers de la jonction OG) et des adénocarcinomes du cardia, bien que certains tendent à traiter ces trois entités comme un tout. Cela étant dit, l’incidence de l’ACO est en forte augmentation dans les pays développés, en particulier aux États-Unis (de 4 à 10 % par an) ainsi que dans le nord et l’ouest de l’Europe.
Étiologie: L’obésité (centrale) est un facteur de risque important pour l’ACO. Cela peut être lié à des facteurs mécaniques qui favorisent les reflux acides gastro-œsophagiens (RGO) ou à la libération de cytokines inflammatoires et d’adipokines qui agissent sur l’œsophage, ou à l’action combinée des deux mécanismes. Il est bien établi que le syndrome appelé « œsophage de Barrett » (OB) prédispose à l’ACO. Dans l’OB, l’épithélium pavimenteux stratifié normal est remplacé, dans la partie distale de l’œsophage à partir de la jonction OG et selon un gradient distoproximal, par un épithélium qui ressemble à celui de l’intestin grêle (métaplasie). Il a été démontré que l’OB est, lui aussi, favorisé par le RGO, mais aussi par le mélange de bile et de suc gastrique. La sclérodermie prédispose également à l’OB. Un petit sous-groupe de patients atteints d’OB peut évoluer vers l’ACO par étapes successives de dysplasies de bas puis de haut grade. Sur 441 patients atteints d’OB, 55 cas d’ACO surviendraient par an ; le risque de transformation maligne serait donc 125 fois plus élevé que dans la population générale.
Physiopathologie: L’OB, ou métaplasie intestinale incomplète, consiste en la différenciation de l’épithélium œsophagien normal en un épithélium ressemblant à celui de l’intestin grêle avec des entérocytes cylindriques et des cellules caliciformes sécrétrices, mais sans cellules de Paneth ni cellules endocrines, d’où la qualification d’incomplète. En soi, la métaplasie de l’OB ne peut pas devenir un ACO. Mais, après avoir évolué vers une dysplasie et, de là, en une forme de haut grade, le risque de se transformer en ACO est réel. Dans l’OB, la cytométrie en flux montre des anomalies dans la ploïdie de l’ADN ; la signalisation du récepteur du facteur de croissance épidermique est également perturbée à la suite d’altérations de gènes comme TP53 et p16INK4A. On note aussi une instabilité des microsatellites. Les analyses génomiques complètes révèlent des gains et des pertes de régions chromosomiques qui pourraient conduire à l’identification de gènes connus ou jusqu’alors inconnus qui jouent un rôle essentiel dans la pathogénie de l’ACO.
Symptômes et signes: On estime que 5 à 15 % des patients atteints de RGO peuvent développer un OB, mais de telles études de population sont difficiles à poursuivre parce que des millions de personnes souffrent de RGO, et la plupart de celles-ci ne subissent pas d’endoscopie digestive haute. Les patients atteints d’OB ne se plaignent pas nécessairement de symptômes liés au RGO. Le RGO chronique avec un OB peut s’accompagner de sténoses œsophagiennes distales. En cas d’ACO, les patients peuvent souffrir de dysphagie, d’odynophagie, d’hémorragie digestive, de douleurs thoraciques, de nausées, de vomissements, de satiété précoce, de perte de poids et de malnutrition.
Examen clinique: L’examen du patient peut révéler des signes compatibles avec la malnutrition et la perte de poids. Des adénopathies doivent être recherchées et une hépatomégalie est possible. Les syndromes paranéoplasiques sont rares en cas d’ACO (ainsi qu’avec le CEO), par opposition au cancer bronchique non à petites cellules ou à l’adénocarcinome pancréatique. Néanmoins, il est important de s’assurer que l’ACO n’est pas confondu avec une pathologie bénigne comme un trouble primitif de la motilité œsophagienne.