Chapitre 16 Troubles de la personnalité
Le terme de personnalité désigne généralement ce qu’il y a de relativement permanent et stable dans le fonctionnement psychologique.
La définition retenue par Jean Delay et Pierre Pichot met l’accent sur l’aspect intégratif des différents constituants d’une personnalité : « intégration dynamique des aspects cognitifs, pulsionnels, volitionnels et affectifs » du sujet [1].
On peut approcher la personnalité d’un individu en décrivant sa manière habituelle d’être, de réagir et de se comporter dans ses rapports avec le monde extérieur et avec lui-même. Cette description du caractère (D. Lagache) revient à analyser les comportements manifestes habituels d’une personne.
Les troubles de la personnalité décrits dans les principales classifications des troubles mentaux : la CIM et le DSM sont dérivés des conceptions de Kurt Schneider. Cet auteur a décrit en 1923 dix types de personnalités anormales qualifiées de « personnalités psychopathiques », déviations purement quantitatives de la personnalité normale. Le profil caractériel de ces personnalités est statistiquement rare (référence à une normalité « statistique ») ; leurs attitudes et leurs comportements sont rigides et mal adaptés, source de détresse et de souffrance, soit pour eux-mêmes (référence à une normalité « fonctionnelle ») soit pour leur entourage et, plus généralement, pour la société (référence à une normalité « idéale »).
Ainsi, pour l’Organisation mondiale de la santé, dans la CIM-10 (1992), un diagnostic de trouble de la personnalité nécessite la présence conjointe des éléments suivants [5] :
• des arguments déterminants existent selon lesquels les modes caractéristiques et habituels de perception interne et de conduites de l’individu dévient notablement, dans leur ensemble, des attitudes culturellement attendues et acceptées (ou « normes ») ; cette déviation est manifeste dans plus d’un des quatre domaines suivants :
• cette déviation est profondément enracinée et elle se manifeste par une conduite rigide, inadaptée ou dysfonctionnelle dans des situations très variées ;
• cette déviation est responsable d’une souffrance personnelle ou d’un impact nuisible sur l’environnement social ou les deux à la fois ;
• cette déviation est stable et durable, débutant à la fin de l’enfance ou à l’adolescence ;
• enfin, elle n’est pas une manifestation ou une conséquence d’autres troubles mentaux, d’une lésion ou d’un dysfonctionnement cérébral organique (diagnostic différentiel).
La CIM-10 individualise huit types de troubles de la personnalité : les personnalités paranoïaques, schizoïdes, dyssociales, émotionnellement labiles (impulsives et borderline), histrioniques, anankastiques ou obsessionnelles, anxieuses ou évitantes et les personnalités dépendantes.
La classification américaine des troubles mentaux DSM est proche de la classification CIM à quelques exceptions prés. Le DSM-IV décrit en effet 10 types cliniques : outre les huit types individualisés dans la CIM-10, la personnalité narcissique et la personnalité schizotypique. Dans la CIM-10 cette dernière entité n’est pas considérée comme un trouble de la personnalité mais comme une forme mineure d’une pathologie appartenant au spectre de la schizophrénie. Il existe plusieurs autres différences entre les deux systèmes diagnostiques. L’une concerne la personnalité borderline : trouble de la personnalité spécifique pour le DSM-IV, forme clinique de la personnalité émotionnellement labile pour la CIM-10, à côté de la personnalité impulsive.
Enfin, les dix formes cliniques des troubles de la personnalité du DSM-IV font l’objet d’un regroupement en trois « clusters » distincts ; un tel regroupement ne figure pas dans la CIM-10 :
• le cluster A se caractérise par la bizarrerie et l’excentricité du comportement ; il regroupe les personnalités paranoïaques, schizoïdes et schizotypiques ;
• le cluster B se caractérise par la théâtralité, l’émotivité et des comportements flamboyants et erratiques ; il regroupe les personnalités borderline, antisociales, histrioniques ou hystériques et narcissiques ;
• le cluster C se caractérise par des comportements réservés, craintifs et par de l’anxiété ; il regroupe les personnalités évitantes, dépendantes et anankastiques ou obsessionnelles-compulsives.
Un nombre croissant d’auteurs considère qu’une approche dimensionnelle de la personnalité et de ses troubles permettrait une meilleure conceptualisation de ce domaine de la psychopathologie et serait plus utile sur le plan clinique [4].
Il n’existe toutefois pas de véritable consensus sur le nombre optimum de dimensions à retenir.
Les principaux modèles de description retiennent soit trois dimensions comme H. Eysenck [2], soit cinq dimensions comme P.T. Costa et R.R. McCrae dans le modèle des Big Five, soit sept dimensions comme R. Cloninger dans le modèle distinguant quatre dimensions héritables de tempérament et trois dimensions acquises de caractère que l’on peut explorer grâce à un questionnaire développé par l’auteur : le Temperamental and Character Inventory (TCI).
Divers autres modèles existent qui distinguent un plus grand nombre de dimensions, par exemple 16 dans le modèle de R. Cattell.
La majorité des modèles dimensionnels sont d’origine psychologique et non psychiatrique [7]. À ce jour, la supériorité de l’utilité clinique des modèles dimensionnels par rapport à l’approche catégorielle classique n’est pas définitivement établie par un nombre suffisant d’études empiriques. Plusieurs travaux expérimentaux actuels sont consacrés aux correspondances que l’on peut établir entre les approches catégorielles et dimensionnelles et à l’utilité clinique éventuelle de modèles mixtes, catégoriel et dimensionnel [7]. C’est en tout cas la tendance qui se dégage chez les auteurs qui préparent actuellement la cinquième édition du manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux dont la publication est prévue en 2013 [3, 6].
L’encadré 16.1 expose les modifications proposées par le groupe de travail en charge de l’élaboration de la 5e version du DSM.
Encadré 16.1 Enjeux et débats autour des troubles de la personnalité dans le DSM-5
Les premières recommandations du groupe de travail chargé de faire des propositions aux membres de la Task Force du DSM-5 figurent sur le site de l’Association américaine de psychiatrie depuis février 2010 [8].
Elles proposent une nouvelle définition générale des troubles de la personnalité avec deux volets : le développement altéré du sens de l’identité personnelle et du fonctionnement interpersonnel, avec l’élaboration de nouveaux critères généraux pour le diagnostic (W.J. Livesley), la description globale de plusieurs niveaux de dysfonctionnement à l’aide d’une échelle d’évaluation (D.S. Bender), avec la description enfin des troubles de la personnalité à l’aide de six dimensions psychologiques principales assez largement inspirées du modèle à cinq facteurs auquel il a été ajouté la dimension de la schizotypie. Ces grandes dimensions du fonctionnement psychologique sont : l’émotionnalité négative (névrosisme), l’introversion, l’antagonisme, la désinhibition, la compulsivité et la schizotypie.
Il a aussi été proposé par A.E. Skodol [9] de limiter le nombre de catégories distinctes de troubles de la personnalité aux diagnostics pour lesquels il existait suffisamment d’arguments en faveur de leur autonomie nosographique (personnalités antisociales, évitantes, borderline, obsessionnelles-compulsives et schizotypiques).
Plusieurs études sur le terrain (field trials) doivent concerner de 150 à 300 patients par catégorie diagnostique au cours desquelles, en 2010–2012, les nouveaux critères diagnostiques seront testés, entre autres à l’aide de tests statistiques pour juger de leur fidélité (coefficients kappa).
La limitation du nombre de catégories devrait diminuer le nombre des comorbidités.
Les réactions à ces premières propositions pour le DSM-5 ne se sont pas fait attendre ! Un groupe de huit spécialistes conduit par le psychologue J. Shedler [6], lui-même auteur d’un procédé original d’évaluation psychométrique dimensionnelle de la personnalité, la Shelder Westen Assessment Procedure ou SWAP, a signé un court article polémique dans l’American Journal of Psychiatry. Outre D.R. Westen, co-auteur de la SWAP, l’article est co-signé par le cognitiviste Aaron Beck et par plusieurs psychodynamiciens psychanalystes de renom : Peter Fonagy, Glen Gabbard, John Gunderson, Otto Kernberg et Robert Michels. Le système mixte, hybride, catégoriel et dimensionnel proposé par le groupe de travail est jugé par les auteurs de l’article comme trop compliqué pour une large utilisation médicale, sans justification clinique suffisante, et donc sans véritable avantage par rapport au DSM-IV. Les études sur le terrain actuellement en cours détermineront si ces dernières affirmations sont justifiées ou non. Les décisions prises auront d’inévitables conséquences sur les résultats des études épidémiologiques.
J. Paris a résumé en, 2010 [7], les résultats de cinq études épidémiologiques ayant porté sur la prévalence des troubles de la personnalité en population générale : celle de S. Torgersen et al. à Oslo, de J. Samuels et al. (Baltimore), B.F. Grant et al. (EU), J.W. Coid et al. (Grande-Bretagne) et M.F. Lenzenweger (EU). Les chiffres de prévalence varient de 4,4 % dans l’étude de J.W. Coid et al. à 14,8 % pour celle de B.F. Grant et al. La variabilité des méthodes utilisées pour estimer la fréquence des troubles explique sans doute l’hétérogénéité des résultats de ces études. Le risque de surestimation de la fréquence des troubles de la personnalité justifie pour J. Paris que l’on définisse de façon plus étroite le champ des troubles de la personnalité en exigeant, par exemple, pour que le diagnostic puisse être porté dans le DSM-5, qu’il existe un dysfonctionnement majeur conjointement dans plusieurs secteurs de la personnalité, qu’il s’agisse de l’identité de soi ou du fonctionnement interpersonnel.
[1] Delay J., Pichot P. Abrégé de psychologie à l’usage de l’étudiant. Paris: Masson, 1962.
[2] Eysenck H.J. The biological basis of personality. Springfield, Ill: CC Thomas, 1967.
[3] First M.B., Widiger T., Regier D.A., et al. A research agenda for DSM-V. Washington: American Psychiatric Association, 2005.
[4] Guelfi J.D. La personnalité : théories et modèles généraux de description. In: Féline A., Guelfi J.D., Hardy P., editors. Les troubles de la personnalité. Paris: Médecine-Sciences Flammarion, 2002.
[5] Organisation mondiale de la santé CIM-10 Classification Internationale des Troubles Mentaux et du Comportement, 1992. Genève.; Traduction française : Pull CB et al. Masson, Paris, 1993
[6] Paris J. Estimating the prevalence of personality disorders in the community. J Personal Disord. 2010;24:405-411.
[7] Shedler J., Beck A., Fonagy P., et al. Personality disorders in DSM-5. Am J Psychiatry. 2010;167:1026-1028.
[8] Site de l’APA, Propositions des groupes de travail pour le DSM-5 http://www.dsm5.org/ProposedRevisions/Pages/PersonalityandPersonalityDisorders.aspx
[9] Skodol A.E., Bender D.S. The future of Personality Disorders in DSM-V ? Am J Psychiatry. 2009;166:388-391.
16.2 Personnalités schizotypique et schizoïde
Introduction – Historique
Dès la description clinique de la démence précoce puis du groupe des schizophrénies, certains auteurs avaient rapporté l’existence de formes cliniques partielles, ou atténuées, de la maladie, en particulier chez des apparentés de patients schizophrènes. Ces formes cliniques avaient été qualifiées, entre autres, de schizophrénie latente (E. Bleuler 1911), de schizophrénie ambulatoire (F. Zilboorg, 1941) et de schizophrénie pseudonévrotique (C.H. Hoch et P. Polatin, 1949). Parallèlement à ces travaux, E. Kretschmer avait lui décrit le tempérament schizoïde (1925) qu’il avait également observé chez un grand nombre d’apparentés de patients schizophrènes. Mais ce n’est qu’au début des années 1950 que le concept de schizotypie en tant que tel est apparu, défini initialement par Sandor Rado [16] comme l’expression phénotypique d’une vulnérabilité à la schizophrénie ou schizotype (abréviation de schizophrenic phenotype). Cet auteur avait alors tenté de conceptualiser l’hypothèse selon laquelle la survenue d’une schizophrénie résulterait d’interactions entre l’environnement et une prédisposition génétique. Dans ce modèle, un schizotype bien compensé équivaudrait à une personnalité schizoïde stable, alors qu’un schizotype mal compensé développerait des comportements bizarres surajoutés à une tendance au retrait social, ce qui évoque la description de la personnalité schizotypique des classifications diagnostiques actuelles. Ce concept a, par la suite, été précisé par P. Meehl [14] dans son modèle de vulnérabilité à la schizophrénie dit modèle de schizotaxie-schizotypie. Pour cet auteur, le « génotype schizophrénique » serait responsable d’une altération neurophysiologique qualifiée de défaut d’intégration neuronale ou schizotaxie. Chez certains individus schizotaxiques, une organisation de la personnalité de type schizotype, voire une schizophrénie patente, pourraient apparaître sous l’influence des événements de vie. Dans ce modèle, la schizotaxie serait alors la prédisposition neurophysiologique à la schizotypie et à la schizophrénie ; la schizotypie, quant à elle, serait plutôt la prédisposition à la schizophrénie au niveau de l’organisation de la personnalité.
Ces constructions théoriques, reposant sur des observations cliniques empiriques, ont finalement trouvé un début de validation à la fin des années 1960 grâce aux études épidémiologiques familiales, dont celles d’adoptions danoises de S.S. Kety et al. [9]. Ces travaux ont en effet mis en évidence une forte agrégation de certains troubles de la personnalité dans les familles de patients schizophrènes (personnalités schizotypique, schizoïde et paranoïaque), troubles qui ont alors été regroupés parmi les affections dites du spectre de la schizophrénie. Ces mêmes études ont permis l’établissement de critères diagnostiques opérationnels du trouble de personnalité schizotypique qui est ainsi apparu dans la classification DSM-III (APA, 1980), le trouble de personnalité schizoïde figurant déjà quant à lui dans les versions antérieures de cette classification.
Clinique
Les troubles de la personnalité admis comme entités du spectre de la schizophrénie varient en fonction des auteurs. Le plus souvent sont toutefois retenus les troubles de la personnalité qui sont regroupés au sein du cluster A (bizarre, excentrique) de l’axe II de la classification DSM-IV (APA, 1994). Ces troubles de la personnalité sont tous caractérisés par un certain degré de détachement social et de comportement bizarre. Parmi eux, la personnalité schizotypique s’affirme de plus en plus comme la catégorie diagnostique la plus « génétiquement » liée à la schizophrénie [5].
Critères diagnostiques de la personnalité schizotypique
La personnalité schizotypique [301.22] se caractérise dans la classification DSM-IV (APA, 1994) par un mode général de déficit social et interpersonnel marqué par une gêne aiguë et par des compétences réduites dans les relations proches, par des distorsions cognitives et perceptives et par des conduites excentriques. Les individus présentant une personnalité schizotypique rapportent fréquemment des idées de référence reposant sur des interprétations fausses mais sans véritable conviction délirante (critère A1). Ces individus peuvent également être superstitieux ou préoccupés par des phénomènes paranormaux qui sortent du cadre des croyances admises par leur sous-groupe culturel. Dans le même ordre d’idée, ils peuvent avoir l’impression d’être doués de pouvoirs spéciaux qui leur permettent de ressentir les événements à l’avance, de lire les pensées des autres, et de contrôler les autres. Ce mode de pensée magique et ces croyances bizarres peuvent ainsi influencer notablement leur comportement (critère A2). Ils peuvent parfois ressentir des perceptions inhabituelles (critère A3), le plus souvent à type d’illusions, notamment corporelles. Leur langage peut être marqué par une certaine bizarrerie (critère A4) et se caractériser par son vocabulaire ou sa syntaxe inhabituels ou idiosyncrasiques. Souvent flou, digressif ou vague, il ne comporte cependant pas de véritable rupture du fil conducteur et d’incohérence majeure. Les individus schizotypiques font par ailleurs souvent preuve d’une idéation méfiante voire persécutoire (critère A5). Leurs affects étant habituellement pauvres ou inadaptés (critère A6), ces individus sont de fait fréquemment incapables de maîtriser l’ensemble des affects et des signaux sociaux indispensables au succès des relations interpersonnelles. Leurs rapports à autrui sont d’autant plus difficiles que ces individus sont généralement considérés comme bizarres et excentriques (critère A7) du fait de leur maniérisme inhabituel, de leur tenue vestimentaire ou de leur manque de respect pour les usages sociaux habituels. Souvent, ils n’ont donc que peu ou pas d’amis proches, ou de confidents, en dehors des parents du premier degré (critère A8). Anxieux en situation sociale, ils préfèrent souvent rester seuls. Enfin, cette anxiété sociale excessive ne diminue pas quand ils s’habituent au cadre ou aux gens car elle est habituellement en lien avec une méfiance importante à l’égard des autres et non un jugement particulièrement négatif de soi-même (critère A9).
Le trouble schizotypique [F21] est sensiblement décrit par les mêmes critères que ceux du DSM-IV dans la section schizophrénie, trouble schizotypique et troubles délirants de la CIM-10 (OMS, 1993). Il existe toutefois deux critères qui n’ont pas d’équivalents dans le DSM-IV, l’un concernant l’existence de possibles ruminations pseudo-obsessionnelles et l’autre concernant la possibilité de survenue, habituellement sans facteur déclenchant extérieur, d’épisodes transitoires quasi psychotiques avec des illusions intenses, des hallucinations auditives ou autres, et des idées pseudo-délirantes.
En pratique clinique, les individus schizotypiques consultent plus souvent pour des troubles psychiatriques associés, comme l’anxiété et la dépression, que pour les traits de personnalité qui viennent d’être décrits. On estime généralement que 30 à 50 % de ces individus présentent un diagnostic concomitant de trouble dépressif majeur lors d’une hospitalisation et qu’environ 10 % des patients hospitalisés pour un trouble dépressif majeur remplissent les critères d’un trouble de personnalité schizotypique. Par ailleurs, il semble que des épisodes psychotiques très transitoires (de quelques minutes à quelques heures) ou plus durables puissent survenir au cours de l’évolution de ce trouble. La proportion d’individus schizotypiques qui évolueraient vers une schizophrénie manifeste demande toutefois à être précisée davantage, bien que certaines études aient rapporté un risque compris entre 17 et 25 %. Enfin, le trouble schizotypique apparaît fréquemment associé à d’autres troubles de la personnalité tels que la personnalité schizoïde, la personnalité paranoïaque, la personnalité borderline ou la personnalité évitante qui peuvent également en être des diagnostics différentiels. De la même façon, il convient d’écarter les diagnostics de schizophrénie, de troubles autistiques ou d’Asperger dans leurs formes légères.
Critères diagnostiques de la personnalité schizoïde
Dans le DSM-IV (APA, 1994), la caractéristique essentielle de la personnalité schizoïde [301.20] est un mode général de détachement des relations sociales et de restriction de la variété des expressions émotionnelles dans les rapports avec autrui. Les individus schizoïdes, le plus souvent des hommes, ne recherchent, ni n’apprécient, les relations proches, même au sein du milieu familial (critère A1). Ils préfèrent passer leur temps seuls et choisissent presque toujours des passe-temps ou des activités solitaires, le plus souvent à type de tâches mécaniques ou abstraites telles que les jeux mathématiques ou informatiques (critère A2). Souvent célibataires, ils ne recherchent pas et n’apprécient que très peu les relations sexuelles avec autrui (critère A3). De façon plus générale, ils n’éprouvent du plaisir que dans de rares activités, sinon dans aucune (critère A4). Tout ce qui est ressenti dans les relations interpersonnelles, ou avec le corps et les sens, ne procure souvent qu’un plaisir limité. Tels des ermites, isolés socialement, ils n’ont en règle pas d’amis proches ou de confidents en dehors parfois d’un parent du premier degré (critère A5). Ils semblent par ailleurs indifférents à l’approbation ou à la critique d’autrui et ne paraissent pas concernés par ce que les autres peuvent penser d’eux (critère A6). L’émoussement de l’affectivité est important (critère A7) ; ils présentent très souvent une façade impavide, dénuée de réactivité émotionnelle et ne répondent que rarement aux gestes ou aux mimiques comme les sourires ou les saluts. D’aspect globalement froid et distant, ils rapportent eux-mêmes ne ressentir que rarement des émotions fortes comme la colère et la joie. Dans la CIM-10, les critères diagnostiques de personnalité schizoïde [F60.1] ont des formulations différentes mais définissent pour l’essentiel le même état que ceux du DSM-IV. À noter cependant l’existence de deux critères plus spécifiques de cette classification qui concernent l’un, une préoccupation excessive pour l’imaginaire et l’introspection, et l’autre, une indifférence nette aux normes et conventions sociales.
Comme les sujets schizotypiques, les individus schizoïdes présentent un risque accru d’épisode anxiodépressif ou d’épisode psychotique transitoire. Parfois, ce trouble constitue également l’état prémorbide d’une schizophrénie ou d’un autre trouble psychotique durable. Les troubles de personnalité qui lui sont le plus souvent associés sont la personnalité schizotypique, la personnalité paranoïaque et la personnalité évitante. Les diagnostics différentiels sont sensiblement les mêmes que pour le trouble schizotypique.
Diagnostic – Évaluation psychométrique
Questionnaires
Les plus largement utilisés dans le cadre des études sur la vulnérabilité à la schizophrénie sont les questionnaires de propension à la psychose développés par L.J. Chapman et son équipe dont certains ont été traduits et validés en langue française [2]. Ils évaluent entre autres l’anhédonie sociale et l’anhédonie physique (Revised Social Anhedonia Scale, Revised Physical Anhedonia Scale), l’idéation magique (Magical Ideation Scale) et les aberrations perceptives (Perceptual Aberration Scale). Concernant leur valeur prédictive quant à l’apparition d’une psychose, l’équipe de Chapman a montré, au cours d’un suivi de 10 ans, que les sujets qui présentaient initialement des scores élevés aux questionnaires d’idéation magique et/ou d’aberrations perceptives développaient environ cinq fois plus de pathologies psychotiques que les sujets contrôles [2]. Quant aux questionnaires d’anhédonie, il semblerait que des scores d’anhédonie sociale simplement supérieurs à la moyenne augmentent significativement ces risques d’une évolution vers la psychose chez les sujets qui ont par ailleurs des scores élevés au questionnaire d’idéation magique [10].
Deux autres questionnaires, très utilisés également, ont principalement été élaborés dans une optique catégorielle autour des critères DSM de personnalité schizotypique. Il s’agit du questionnaire de personnalité schizotypique (SPQ) et de l’échelle de personnalité schizotypique (STA). Le questionnaire SPQ permet d’évaluer l’ensemble des neuf traits schizotypiques spécifiés dans le DSM-IV. Sur le plan catégoriel, il permet de mettre en évidence un diagnostic clinique de personnalité schizotypique dans 55 % des cas lorsque le score total au questionnaire dépasse une note-seuil établie lors de la validation du questionnaire. Sur le plan dimensionnel, trois facteurs distincts de schizotypie ont pu être isolés à partir d’analyses factorielles de ce questionnaire [17] (facteur « cognitif-perceptif », facteur « interpersonnel » et facteur « désorganisé »). Ce sont aussi trois facteurs qui ont été individualisés par A. Fossati et al. [6] et par V.M. Wuthrich et T.C. Bates [23].
Entretiens structurés et semi-structurés
La majorité des entretiens structurés ou semi-structurés ont été conçus pour évaluer l’intégralité des troubles de la personnalité. Dans ces outils, les troubles de personnalité schizoïde et schizotypique ne représentent donc, par définition, qu’une petite fraction de la totalité des items. Cependant, quelques instruments sont plus spécifiquement destinés au diagnostic de personnalité schizoïde et schizotypique tels que la Schedule for Schizotypal Personalities (SSP) et le Stuctured Interview of Schizotypy (SIS).
Épidémiologie
Personnalité schizotypique
La prévalence du trouble de personnalité schizotypique serait d’environ 3 % dans la population générale. En outre, depuis les travaux de S.S. Kety et al. [9], plusieurs auteurs ont rapporté une importante agrégation du trouble schizotypique dans les familles de patients schizophrènes. Selon les études, malgré des chiffres variables, le risque de personnalité schizotypique apparaît en moyenne 5 à 7 fois plus important chez les apparentés de premier degré de proposants schizophrènes que chez des apparentés de sujets témoins.
Personnalité schizoïde
La personnalité schizoïde est plus rarement rencontrée en pratique clinique. L’appartenance de ce trouble au spectre de la schizophrénie n’est cependant pas discutée. L’étude de Roscommon indique par exemple un risque voisin de 1 % chez les apparentés de proposants schizophrènes contre 0,2 % chez les apparentés de sujets témoins [7].
Étiopathogénie : aspects neuropsychologiques et neurobiologiques
Des modèles théoriques de vulnérabilité à la schizophrénie (pour revue : [18]) postulent l’existence de « marqueurs » qui permettraient d’attester soit de l’existence actuelle d’un épisode pathologique (marqueurs d’état), soit d’un trait pathologique permanent, y compris en l’absence de tout épisode pathologique actuel (marqueurs de trait). Schématiquement, ces marqueurs de trait seraient présents chez les patients schizophrènes avant, pendant, et après les épisodes psychotiques, et ne seraient pas influencés par les fluctuations de l’état clinique ou les thérapeutiques. Un certain nombre de ces marqueurs de trait constitueraient aussi des marqueurs de vulnérabilité à la maladie dans la mesure où ils sont retrouvés chez des sujets dits à haut risque de schizophrénie, qu’il s’agisse d’un risque « génétique ou familial » (individus apparentés aux patients schizophrènes) et/ou d’un risque « clinique ou psychométrique » (individus présentant des troubles de personnalité du spectre de la schizophrénie, voire seulement certains traits ou certaines dimensions cliniques de ces troubles).
Marqueurs neuropsychologiques
Perturbations des capacités attentionnelles
Il s’agit essentiellement des altérations de l’attention soutenue objectivées par le Continuous Performance Task (CPT), dans ses versions difficiles chez des sujets à haut risque familial et/ou psychométrique de schizophrénie [3], avec des anomalies similaires aux versions difficiles du Span of Apprehension task (SOA) et des épreuves de masquage postérieur (backward masking).
Perturbations des fonctions exécutives
Il s’agit cette fois d’altérations du raisonnement logique mesurées essentiellement par une diminution des performances au test de tri de cartes de Wisconsin et au test de Trail Making B (TMT-B) aussi bien chez des apparentés du premier degré de patients schizophrènes que chez des sujets présentant un trouble ou des traits de personnalité schizotypique, que ce soit en présence ou en l’absence d’une histoire familiale positive pour la schizophrénie [4].
Marqueurs électrophysiologiques
Anomalies des mouvements oculaires
Des anomalies de la poursuite oculaire lente (SPEM) sont observées chez approximativement la moitié des apparentés de premier degré des patients schizophrènes et sont par ailleurs retrouvées, en l’absence même de tout lien familial avec un patient schizophrène, chez des sujets qui présentent un trouble ou des traits de personnalité schizotypique [15].
Des anomalies des mouvements de saccades oculaires (saccades mémorisées [SM] et d’antisaccades [AS]) sont également retrouvées chez des apparentés de premier degré de patients schizophrènes ou chez des sujets présentant un trouble de personnalité schizotypique qu’ils aient ou non une histoire familiale positive pour la schizophrénie [15].
Anomalies des potentiels évoqués cérébraux endogènes
À l’instar des autres marqueurs de vulnérabilité déjà mentionnés, on retrouve des anomalies de l’onde P300 et de l’onde P50 chez des apparentés de premier degré de patients schizophrènes et chez des individus sans antécédents familiaux de schizophrénie, mais présentant une personnalité schizotypique ou simplement quelques traits de cette personnalité [22].
Imagerie cérébrale
Les sujets à haut risque familial qui présentent également un trouble de personnalité schizotypique ont des sillons corticaux significativement élargis par comparaison, d’une part, à des sujets à haut risque familial qui présentent une affection psychiatrique n’appartenant pas aux troubles du spectre de la schizophrénie ou qui sont indemnes d’un trouble psychiatrique, et d’autre part, par comparaison à des sujets sans risque familial de schizophrénie atteints d’une affection psychiatrique ou non [1]. De la même façon, les sujets schizotypiques sans antécédent familial de schizophrénie ont également des ventricules cérébraux latéraux élargis par comparaison à des sujets présentant d’autres troubles de personnalité ou des sujets témoins sains [20]. Enfin, signalons que des études par imagerie cérébrale fonctionnelle s’attachent à l’exploration et à la confirmation de l’implication du cortex préfrontal dans la schizophrénie et la vulnérabilité à la schizophrénie, ceci par la réalisation simultanée de diverses tâches expérimentales comme le WCST par exemple. Une étude de A. Raine et al. [in 17], dans une population de sujets volontaires sains, a ainsi pu mettre en évidence une association entre des scores élevés à divers ques- tionnaires de personnalité schizotypique, une diminution de taille de l’aire préfrontale à l’IRM, et une augmentation du nombre d’erreurs persévératives au WCST.
Marqueurs biologiques
Un certain nombre d’auteurs se sont employés à mettre en évidence un dysfonctionnement du système dopaminergique (hypodopaminergie corticale/hyperdopaminergie sous-corticale) chez les sujets schizotypiques comme chez les patients schizophrènes. Des études entreprises par l’équipe de L.J. Siever (pour revue : [20, 21]), chez des sujets schizotypiques présentant des traits cliniques négatifs prédominants, ont ainsi montré une corrélation inverse entre les performances à des tests d’évaluation sensibles au fonctionnement du cortex préfrontal (WCST par exemple) et la concentration plasmatique ou céphalorachidienne d’un métabolite de la dopamine, l’acide homovanillique, chez ces mêmes sujets. En d’autres termes, plus les concentrations plasmatiques d’HVA étaient basses, plus les performances aux tests étaient altérées, l’hypothèse neurobiologique sous-jacente étant celle d’une hypodopaminergie corticale. Une amélioration notable des performances à ces tests était par ailleurs obtenue par l’administration à ces sujets d’un agoniste dopaminergique [19]. À l’inverse, les études entreprises chez des sujets schizotypiques à traits cliniques positifs prédominants montrent plutôt une augmentation des concentrations d’HVA plasmatique et céphalorachidienne sous-tendue cette fois-ci par l’hypothèse d’une hyperdopaminergie sous-corticale.
L’encadré 16.2 expose les modifications proposées par le groupe de travail en charge de l’élaboration de la 5e version du DSM.
Encadré 16.2 Enjeux et débats autour de la schizotypie dans le DSM-5
Les travaux récents sur la schizotypie ont été synthétisés par M.F. Lenzenweger en 2010 [12].
Les approches génétiques et épidémiologiques semblent confirmer la proximité de la schizotypie avec la schizophrénie. Ainsi en est-il d’une étude de K.S. Kendler et al. [8] qui porte sur l’héritabilité de l’ensemble du cluster A des troubles de la personnalité (schizotypique, schizoïde et paranoïaque) évalués par questionnaires et par entretiens structurés et des études de jumeaux (S. Torgersen et al., 2000 ; K.S. Kendler et al., 2007, cités dans [12]). Une méta-analyse de trois études familiales menées dans trois pays différents : les États-Unis, le Danemark et l’Irlande conclut en effet que la personnalité schizotypique est fortement agrégée dans les familles de patients schizophrènes (K.S. Kendler et al.). D’après les études épidémiologiques synthétisées par M.F. Lenzenweger [12], si l’on prend en compte les résultats de cinq études effectuées en population générale — dont trois aux États-Unis — la prévalence de la personnalité schizotypique varie de 0,06 à 1,6 % et elle est, en moyenne, de 0,6 %. La réplication de l’étude National Comorbidity Survey (NCS-R) a montré une prévalence de 5,7 % pour l’ensemble des troubles du cluster A. Si l’on accepte un point de vue plus large que celui du DSM-IV, celui du spectre de la schizophrénie, c’est approximativement 10 % de la population qui seraient génétiquement « schizotypiques », c’est-à-dire porteurs d’une organisation pathologique de la personnalité.
Dans certains de ces cas, à la suite de la survenue de facteurs pathogènes divers dans l’environnement, la probabilité de développer une maladie schizophrénique augmenterait. Les signes cliniques fondamentaux de la schizotypie sont le « dérapage cognitif », la peur sociale, l’anhédonie et l’ambivalence.
La question reste ouverte de savoir si un modèle dimensionnel ou un modèle catégoriel est le plus approprié pour décrire la schizotypie. La majorité des auteurs considèrent qu’il s’agit d’une catégorie à part entière (un « taxon »). Cependant, le point de vue dimensionnel de G. Claridge de Oxford est rappelé par M.F. Lenzenweger [12] dans son plus récent ouvrage.
L’évolution du concept de schizotypie a fait l’objet d’un article de synthèse publié en 2008 par H. Laguerre, M. Leboyer et F. Schürhoff [11]. Parmi les outils d’évaluation psychométrique recommandés par ces derniers auteurs en raison d’études récentes de validation figurent: la Revised Social Anhedonic Scale ou RSAS de M. Mishlova et L.J. Chapman (1985) réévaluée en 2008 par T.R. Kwapil, le Schizotypal Personality Questionnaire ou SPQ de A. Raine (1991) de 74 items, accessible sur le site www-bcf.usc.edu/∼︀raine/spq.htm, la Referential Thinking Scale de M.F. Lenzenweger et al. (1997) et la Schizotypal Ambivalence Scale de T.R. Kwapil et al. (2002).
Les traductions françaises et les validations des échelles de dérapage cognitif et d’ambivalence schizotypique ont enfin été publiées par V. Yon et al. en 2007 [24].
Traitement
Personnalité schizotypique
Traitements médicamenteux
Les traitements neuroleptiques ou antipsychotiques, à faible posologie, sont parfois efficaces pour les patients présentant des manifestations psychotiques ou anxieuses prononcées, particulièrement sous l’effet de stress divers. Bien qu’assez souvent utilisés, il y a en revanche peu de données dans la littérature concernant l’utilité des traitements anxiolytiques, antidépresseurs ou thymorégulateurs dans le traitement de ce trouble de personnalité, sauf en présence d’un trouble thymique patent.
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