Chapitre 15 Troubles somatoformes et intrications médicopsychiatriques
Dès ses origines, la médecine s’est trouvée confrontée à la question des interactions entre la vie mentale (la psyché) et la vie somatique (le soma). La reconnaissance des facteurs organiques à l’origine de certains troubles psychiques, la mise en évidence de l’impact des facteurs psychoenvironnementaux dans la survenue et l’évolution des maladies somatiques ont, dès l’Antiquité, permis d’établir un lien très étroit entre ces deux domaines conceptuellement divisés.
Soumises au dualisme cartésien et longtemps tiraillées entre des modèles théoriques antagonistes (qu’ils soient purement psychologiques ou exclusivement organicistes) la médecine occidentale, et en son sein la psychiatrie, ont su tout au long du XXe siècle développer des approches sans cesse plus intégratives de ce phénomène.
Dans le domaine de la médecine somatique, ce mouvement s’est traduit par le développement de la médecine psychosomatique et plus récemment par celui de la psychologie de la santé qui se donnent pour objectifs l’identification et le traitement des facteurs psychologiques intervenant dans la survenue et l’évolution des maladies organiques.
• sur le plan clinique, la majorité des troubles mentaux s’expriment par des symptômes à la fois psychiques et somatiques ;
• sur le plan étiopathogénique, la plupart des théories explicatives actuelles ont recours à des modèles intégrant, dans des proportions variables, des facteurs à la fois organiques et psychologiques.
Engagée depuis la seconde partie du XIXe siècle, l’élaboration des nosographies psychiatriques s’est appuyée sur ces constatations, ce qui l’a notamment conduit à individualiser, sous l’intitulé de troubles somatoformes, un ensemble de troubles caractérisés par la présence de préoccupations et/ou de manifestations somatiques dépourvues de substrat organique et supposés d’origine psychique.
L’hypocondrie, que caractérise la conviction (ou la crainte) erronée de présenter une pathologie somatique, et la dysmorphophobie, qui se définit par des préoccupations portant sur un défaut imaginaire de l’apparence physique, appartiennent à cette catégorie diagnostique, au même titre que le trouble somatisation (anciennement identifié sous le terme de névrose hystérique ou de syndrome de Briquet), le trouble de conversion et le trouble somatoforme douloureux (DSM-IV).
• par l’individualisation, au sein du DSM-IV, d’un axe classificatoire destiné au codage des affections somatiques « susceptibles d’avoir une importance pour la compréhension ou le traitement du cas (psychiatrique) », d’une part,
• par la constitution de la catégorie des « troubles mentaux dus à une affection médicale générale » (DSM-IV) ou des « troubles mentaux organiques » (CIM-10), d’autre part (cette catégorie est réservée aux troubles mentaux considérés comme étant une conséquence physiologique directe de l’affection médicale).
La prise en charge de ces pathologies complexes a conduit au développement de compétences spécifiques, telles que celles apportées par la psychiatrie de liaison et la psychologie clinique. Elle a également conduit à développer une approche pluridisciplinaire, fondée sur le partenariat entre médecins somaticiens et spécialistes de la santé mentale (psychiatres, psychologues) et considérée aujourd’hui comme un élément essentiel du traitement des patients comorbides.
Problèmes de définition : troubles somatoformes, symptômes fonctionnels ou médicalement inexpliqués
Le champ des troubles dits « somatoformes » représente à la fois l’un des champs sinon le champ le plus discuté et discutable des classifications nosographiques psychiatriques, un contexte extrêmement fréquent de demande de soins en médecine, et sans doute aussi l’une des modalités les plus protéiformes de l’expression de la souffrance psychique, liée aux époques, cultures, phénomènes de mode, mais surtout aux progrès des connaissances et des techniques médicales.
• un niveau significatif de retentissement du trouble (souffrance psychique, altération du fonctionnement socioprofessionnel) ;
• la non-imputabilité du trouble à un autre trouble mental caractérisé (tel qu’un trouble anxieux, un trouble de l’humeur, un trouble délirant) ;
• une participation psychologique à l’étiopathogénie du trouble (troubles sous-jacents de la personnalité, facteurs de stress ou situation conflictuelle repérables, précédant la survenue du trouble).
Pour la psychiatrie, les troubles somatoformes, bien que leur présentation ou leur expression soit avant tout somatique, restent par conséquent des troubles mentaux, à déterminisme au moins en partie psychogène, d’où parfois le recours au terme de « somatisation », pour désigner ce passage du psychique au somatique ; ce terme peut cependant prêter à confusion, car il est diversement utilisé selon les auteurs, alors que, comme nous le verrons, il a fini par acquérir depuis le DSM-III une acception très restrictive. L’absence d’anomalies organiques sous-jacentes identifiables permet de distinguer les troubles « somatoformes » des troubles dits « psychosomatiques » ou des pathologies médicales à « composante psychosomatique », sous-tendus par des lésions organiques identifiables et dont le développement infraclinique, le déclenchement et/ou l’évolution peuvent être influencés, eux aussi, par des facteurs psychologiques.
Si en psychiatrie on parle ainsi de « troubles somatoformes », en médecine on préfère encore recourir aux termes de « symptômes fonctionnels » ou de « symptômes médicalement inexpliqués », termes dont les définitions sont proches, sans toutefois se superposer [3]. Ces dénominations se réfèrent en effet à des symptômes somatiques présentés par un patient, non explicables par une organicité sous-jacente, du moins dans l’état actuel des connaissances médicales. Cette précaution oratoire laisse une part variable de doute sur l’origine des symptômes, doute dont le rôle est loin d’être neutre dans l’interprétation que les malades font de leurs symptômes et la demande qu’ils adressent à la médecine : la plupart, sinon la totalité des patients souffrant de symptômes somatiques fonctionnels, consultent en effet en première ligne des généralistes ou des spécialistes non psychiatres, et nombre d’entre eux se montrent sceptiques, voire réticents à l’idée d’une possible nature psychologique et encore plus d’une origine psychologique de leur trouble. La « mauvaise conscience » médicale qui peut faire écho à une telle réticence du côté des patients peut ainsi conduire à multiplier les investigations au-delà du raisonnable et contribuer, chez certains patients, à la pérennité voire à l’aggravation de leurs symptômes.
On aura également remarqué que la participation psychogène dans le déterminisme du trouble ne fait pas partie des critères de définition des symptômes médicalement inexpliqués. Il n’est par conséquent pas étonnant que l’on retrouve, dans les nosographies médicales plus que dans les nosographies psychiatriques, des entités (dont la validité reste sujette à caution) marquées du sceau d’une certaine modernité, telles que le syndrome de fatigue chronique ou la fibromyalgie, ou encore le syndrome du côlon irritable, dont on peut parfaitement argumenter, à plusieurs égards, l’appartenance à la catégorie des troubles somatoformes. Une tendance se dégage d’ailleurs pour distinguer ces derniers « syndromes médicaux (ou somatiques) fonctionnels » de la catégorie des « symptômes médicalement inexpliqués », expression qui reste ouverte à débat et qui est en cours de révision dans le prochain DSM [4, 8, 13, 23]. Il n’est pas étonnant non plus, quand on connaît les malentendus et la connotation péjorative véhiculés par les termes de névrose et d’hystérie, que ces derniers aient disparu des classifications psychiatriques américaines, dès le DSM-III, sous prétexte d’un parti pris a-théorique, alors que de nombreux troubles actuellement rangés parmi les troubles somatoformes avaient tendance, jadis, à être considérés comme des manifestations polymorphes de la « névrose hystérique ».
Ce terme, introduit par David Mechanic dans les années 1960, vise à « décrire la façon dont les personnes répondent aux modifications corporelles et viennent à les considérer comme anormales. Les conduites de maladie relèvent donc de la manière dont les individus perçoivent leur corps, définissent et interprètent leurs symptômes, agissent pour y remédier et utilisent l’aide de leur entourage ou du système de soin formel » [14].
Trouble de conversion, trouble somatisation, trouble somatoforme indifférencié, syndrome de fatigue chronique
Trouble de conversion
Il s’agit de la catégorie du DSM-IV qui garde les liens de filiation les plus étroits avec les descriptions classiques de la « névrose hystérique », sorte de concession psychodynamique faite par un système classificatoire se voulant a-théorique. Toutefois, de la « conversion hystérique », en tant que mécanisme de défense hypothétique dans un contexte de vécu traumatique ou de conflit affectif voire sexuel (voir plus loin à propos des modèles explicatifs), le DSM-IV n’a retenu que le premier terme, en éliminant le second, car moins politiquement correct ou perçu comme plus offensant par les patients [20].
Le trouble de conversion se manifeste par un ou plusieurs symptômes ou déficits touchant la motricité volontaire ou les fonctions sensitives ou sensorielles (parfois aussi désignées comme des systèmes de la vie de relation), suggérant une affection neurologique ou une affection médicale générale. Ces symptômes sont souvent appelés pseudo-neurologiques, car mimant une atteinte neurologique alors que le système nerveux est intact (ce que peuvent confirmer, en cas de doute, par exemple, l’étude de la vitesse de conduction ou la recherche de potentiels évoqués cérébraux). Toutefois, la présence d’une affection neurologique dans les antécédents ou concomitante, mais n’expliquant pas la symptomatologie, n’est pas exceptionnelle (jusqu’à un tiers des cas).
Les critères diagnostiques du trouble impliquent que la survenue ou l’aggravation des symptômes ait été précédée par des conflits ou d’autres facteurs de stress. Il importe également que les symptômes ne soient pas explicables par une affection médicale générale ou les effets d’une substance, ne soient pas produits intentionnellement ou feints (ce qui les distingue des maladies factices et de la simulation), ne puissent être assimilés à un comportement culturellement déterminé, engendrent une souffrance significative ou une altération du fonctionnement social et ne puissent être mieux expliqués par un autre trouble mental, y compris le trouble somatisation, au sein duquel les symptômes pseudo-neurologiques, comme nous le verrons, ne constituent qu’un des critères diagnostiques. Par convention, les syndromes douloureux et les dysfonctions sexuelles sont exclus du cadre diagnostique du trouble de conversion.
Les symptômes moteurs consistent essentiellement en des troubles de la coordination et de l’équilibre, avec difficultés de la marche (abasie) et/ou de la station debout (astasie), une faiblesse localisée voire une parésie d’un membre ou de plusieurs membres, des contractures musculaires, des phénomènes dystoniques, des tremblements, des myoclonies, une aphonie, une diplopie (qui peut également être rangée parmi les symptômes sensoriels), ainsi que des difficultés de déglutition, une sensation de boule dans la gorge (globus) ou une rétention d’urine, ces derniers phénomènes impliquant au moins en partie l’innervation autonome. Des convulsions ou des crises épileptoïdes, avec symptômes moteurs et/ou sensitifs, semblent de nos jours plus rares, sauf chez les patients jeunes (enfants, adolescents et adultes jeunes). Les symptômes sensitifs et sensoriels consistent en une diminution ou une perte de la sensibilité tactile ou douloureuse, une cécité, une surdité, voire des pseudo-hallucinations : le rangement de ces dernières parmi les manifestations du trouble de conversion plutôt que parmi les troubles dissociatifs est arbitraire ; de même, le DSM-IV range parmi les troubles dissociatifs les troubles de la vigilance (accès de sommeil), accès de stupeur, pertes de connaissance, comas et état(s) crépusculaires avec vécu oniroïde (alors que de tels tableaux, plus psychiques et comportementaux que somatiques, se retrouvent dans la liste des « symptômes pseudo-neurologiques », parmi les critères du trouble somatisation). La possibilité même d’hallucinations, parmi les symptômes de conversion, est controversée : ces dernières sont censées être reconnues comme pathologiques par le patient, être souvent polysensorielles (visuelles, auditives, tactiles), avoir un contenu fantasmatique, puéril ou naïf, et ne pas s’inscrire dans un cortège d’autres symptômes de type psychotique.
Il est classique de souligner que les anomalies fonctionnelles constituant la plainte des malades ou observables à l’examen ne respectent pas les lois de l’anatomie ni les découpages physiologiques qui sont ceux des atteintes neurologiques tronculaires, radiculaires, médullaires ou hautes (classiques anesthésies en gant ou en chaussette, par exemple, ou perte uniforme de tous les types de sensibilité, tactile, thermique, douloureuse et proprioceptive). D’autres bizarreries ou discordances peuvent être observées : parésie d’un membre cédant lorsque l’attention du patient est détournée ou lorsqu’il s’habille ; normalité des réflexes ostéotendineux ou du tonus. On ne saurait cependant être suffisamment prudent dans l’utilisation de tels critères, quand on connaît les difficultés diagnostiques que peuvent parfois poser une sclérose en plaques, une myasthénie ou des dystonies idiopathiques. Une affection médicale générale ou une affection neurologique sera par conséquent recherchée avec d’autant plus de rigueur qu’un symptôme ou une plainte évoquant un trouble de conversion sera apparu chez un individu d’âge mûr, sans antécédents de troubles similaires ou d’autres troubles somatoformes.
Il est également classique de rechercher, chez les patients présentant des symptômes de conversion, une attitude de détachement paradoxal à l’égard du handicap expérimenté et de l’incertitude quant aux causes et à l’évolution du trouble, contrairement à ce qu’il serait légitime d’observer devant la suspicion d’une maladie neurologique. Cette attitude, appelée « belle indifférence », est d’ailleurs un argument de la théorie psychanalytique quant au « bénéfice primaire » que représente le symptôme (permettre à une représentation traumatique ou trop conflictuelle d’être évacuée, « refoulée », au prix de sa transposition ou conversion en symptôme). Elle est cependant loin d’être constante, le clinicien ayant plutôt intérêt à repérer :
• la présence de symptômes semblables chez un ou des membres de l’entourage du patient (il existe d’authentiques cas de conversion « épidémique »), voire chez le patient lui-même, et dans ce cas possiblement d’origine organique (cas mixtes d’hystéro-épilepsie, par exemple, ou reproduction d’un déficit survenu jadis à la suite d’un traumatisme physique, d’une maladie générale ou d’une intervention chirurgicale) ;
• la quête de l’attention de l’entourage, ou surtout de l’attention médicale, par l’intermédiaire du symptôme exposé et de l’énigme que ce dernier peut représenter ;
• le rôle de la suggestion sur l’aggravation ou l’atténuation du symptôme (présence de spectateurs, affolement, rassurement, décentrage de l’intérêt ou de la communication sur d’autres thématiques que le symptôme et son origine) ;
• la succession chronologique entre un contexte traumatique ou une situation de conflit et la survenue du symptôme (repérage par définition bien plus facile s’il s’agit d’un événement grave, comme ceux qui peuvent présider à l’installation d’un état de stress post-traumatique, que si l’on a affaire à un conflit relationnel plus subtil, ou si l’événement récent rapporté par le patient n’a de réelle fonction traumatique qu’en réactivant des expériences éprouvantes antérieures tombées dans l’oubli, absentes de l’esprit du patient lors de l’entretien psychiatrique ou encore tues, pour des raisons de pudeur ou du fait de la charge émotionnelle qui s’y rattache) ;
• l’association entre symptômes de conversion et symptômes dits dissociatifs (notons d’ailleurs que dans la CIM-10, la section F44 englobe tous les symptômes [psychiques ou somatiques] dits « dissociatifs » ou « de conversion », ces deux termes étant interchangeables pour la CIM-10 et désignant l’ensemble des symptômes pseudo-neurologiques, alors que la section F45 « troubles somatoformes » est plus restrictive que la section homonyme du DSM-IV ; d’autre part, la CIM-10 tient à ranger parmi les troubles somatoformes, en les distinguant des troubles de conversion, les symptômes impliquant le système nerveux autonome…) ;
• mais aussi l’association à un trouble dépressif majeur et à des troubles de la personnalité, de type histrionique ou dépendant, ou encore de type borderline ou antisocial.
La prédominance des troubles moteurs et sensitifs de conversion au niveau de l’hémicorps gauche est à l’origine d’hypothèses intéressantes quant à la valeur symbolique des latéralités droite et gauche dans de nombreuses cultures, mais aussi au rôle particulier de l’hémisphère mineur dans le traitement des émotions. En réalité, la latéralisation gauche est plus nette pour les troubles sensitifs que pour les troubles moteurs ; il y aurait même une prédominance droite des mouvements anormaux de conversion [21].
Trouble somatisation
Cette dénomination commune à la CIM-10 et au DSM-IV désigne l’existence de plaintes somatiques de type fonctionnel, nombreuses et diversifiées, s’étalant sur de nombreuses années et débutant avant l’âge de 30 ans. Les critères diagnostiques précis diffèrent cependant entre les deux classifications et ont évolué d’une version à l’autre de chaque classification. Si la CIM-10 exige la présence de six symptômes dans une liste de 14, répartis entre six symptômes gastro-intestinaux, deux cardiovasculaires, trois génito-urinaires et trois cutanés et douloureux (mais pas obligatoirement des symptômes pseudo-neurologiques), ainsi qu’une attitude de refus de la part des patients de l’explication donnée quant à l’absence d’organicité de leurs troubles, le DSM-IV exige, lui, la présence d’au moins huit symptômes douloureux (incluant les douleurs au cours de la menstruation ou des rapports sexuels), deux symptômes gastro-intestinaux autres que des douleurs (nausées, vomissements, diarrhées, ballonnements, etc.), un symptôme « sexuel » autre qu’une douleur (désintérêt sexuel, anomalies de l’érection et de l’éjaculation, mais aussi règles irrégulières et excessives et vomissements gravidiques), enfin un symptôme pseudo-neurologique (incluant, en réalité, aussi bien la liste des symptômes du trouble de conversion que des symptômes classés par le DSM-IV parmi les troubles dissociatifs, tels qu’une amnésie ou une perte de conscience).
Malgré le caractère arbitraire de telles listes et des seuils quantitatifs choisis, cette catégorie diagnostique a pour ambition d’identifier une propension durable et polymorphe à des plaintes fonctionnelles sans fondement organique ou disproportionnées par rapport à des affections médicales générales concomitantes (ou à un état physiologique particulier comme une grossesse), avec induction d’investigations médicales répétées et parfois même de gestes chirurgicaux, dont l’impact iatrogène peut être important. L’école américaine de Saint-Louis avait proposé d’appeler également un tel trouble « syndrome de Briquet », du nom de l’auteur qui, dès 1859, avait fait une description minutieuse de ces formes d’hystérie polysymptomatique.
Décrit de cette façon, la prévalence « vie entière » de ce trouble est faible en population générale : entre 0,2 et 2 % chez la femme et nettement moins fréquente chez l’homme, même si l’on peut incriminer, pour expliquer des taux si faibles, une difficulté à valider certains critères, comme le caractère « non organique » des plaintes des patients, chez des enquêteurs non médecins. Le risque d’association à des troubles de l’humeur ou à une pathologie de la personnalité, ainsi que les coûts sanitaires engendrés et le handicap socioprofessionnel sont loin d’être négligeables [17, 19].
Trouble somatoforme indifférencié
Cette catégorie requiert la présence d’une ou plusieurs plaintes somatiques de type fonctionnel, persistant pendant au moins 6 mois et engendrant une souffrance cliniquement significative ou une altération du fonctionnement socioprofessionnel, ne pouvant être mieux expliquée par un autre trouble mental (y compris un autre trouble somatoforme). Il s’agit par conséquent d’une catégorie résiduelle qui représente en réalité, avec ce que le DSM-IV dénomme le trouble douloureux, la grande majorité des troubles somatoformes, si l’on excepte les catégories particulières de l’hypocondrie et de la peur d’une dysmorphie corporelle. Certes, le critère de durée (persistance d’une plainte pendant au moins 6 mois), conduit à déplacer vers une deuxième catégorie résiduelle, celle du « trouble somatoforme non spécifié », prévue par le DSM-IV, des manifestations plus labiles, mais dont l’étiopathogénie et les règles de prise en charge sont similaires.
• l’index de symptômes somatiques (ou « somatisation abrégée ») proposé par J.I. Escobar (Somatic Symptom Index : SSI), qui requiert la présence d’au moins quatre symptômes médicalement inexpliqués, chez l’homme, et d’au moins six chez la femme, parmi la liste des 37 symptômes qui étaient proposés dans le DSM-III pour le diagnostic de Trouble somatisation [5] ;
• la définition du trouble multisomatoforme, par K. Kroenke et al. [11, 12], en tant que présence au cours des 3 derniers mois d’au moins trois symptômes physiques médicalement inexpliqués, parmi une liste de 15 symptômes représentant la quasi-totalité des symptômes motivant une consultation en médecine générale.
Environ 8 % des consultants de médecine générale pourraient ainsi répondre aux critères du trouble multisomatoforme. Il faut également noter qu’à l’échelle d’une population générale, les individus qui rapportent le plus de symptômes somatiques sont aussi ceux qui signalent le plus de troubles émotionnels [18], ce qui laisse entendre que le processus de somatisation ne doit pas être compris, en dehors de quelques exceptions, comme une alternative à une expression psychique de la détresse psychosociale, mais comme l’une des manifestations possibles de cette dernière.
Syndrome de fatigue chronique (SFC)
Ce terme, apparu aux États-Unis dans les années 1980 pour désigner un syndrome médicalement inexpliqué perçu initialement comme épidémique et semblant plutôt toucher les milieux urbains et les classes sociales favorisées (« syndrome des yuppies »), a fait couler, depuis lors, énormément d’encre, et reste un objet de polémiques idéologiques, aussi bien parmi les médecins et les chercheurs que dans le grand public. Plusieurs arguments plaident en faveur d’un rapprochement entre ce syndrome et la catégorie des troubles somatoformes. Il existe par ailleurs de nombreuses analogies entre le SFC et la classique « neurasthénie » décrite par G.M. Beard à la fin du XIXe siècle. Le SFC est défini comme un état de fatigue persistant depuis au moins 6 mois et réduisant les activités de l’individu d’au moins 50 %, sans cause identifiée ni médicale, ni psychiatrique. Toutefois, si l’existence d’une infection chronique non traitée, telle qu’une hépatite B ou C, une infection au virus VIH, une brucellose ou la maladie de Lyme (due à la bactérie Borrelia bugdorferi), ainsi qu’un abus de substances ou les psychoses, constituent des critères d’exclusion, il n’en est pas de même pour les mêmes pathologies infectieuses, si elles ont été correctement traitées, ni pour la découverte d’anticorps anti-EBV (le virus de la mononucléose infectieuse) ou dirigés contre des virus du type herpès, ni non plus pour la coexistence de troubles anxieux ou dépressifs ou encore d’une fibromyalgie (voir plus bas). Les descriptions médicales incluent un certain nombre de critères « mineurs » contribuant au diagnostic, où l’on trouve pêle-mêle un état subfébrile, une pharyngite, des adénopathies cervicales ou axillaires, des myalgies et des arthralgies, mais aussi des troubles du sommeil, des difficultés de la concentration et des troubles de mémoire, ou des « troubles de l’humeur ». Rappelons que de tels catalogues sont issus de « consensus d’experts » et non pas d’une démarche diagnostique et d’une argumentation étiopathogénique.
On considère plutôt de nos jours que si une pathologie infectieuse peut, mais de façon non constante, être retrouvée dans les antécédents récents de patients souffrant d’un SFC, c’est surtout la croyance, voire la conviction en une origine infectieuse et en tout cas somatique, la méfiance à l’égard d’une explication psychologique, ainsi que l’installation d’une inactivité physique avec déconditionnement musculaire, qui semblent le plus entretenir la pérennité du trouble et son impact socioprofessionnel. Un risque relatif de 9 a été retrouvé dans des études ayant recherché systématiquement chez des patients souffrant d’un SFC, comparés à une population témoin, la survenue au cours des 3 derniers mois d’événements de vie stressants, avec une prévalence significative de situations dites « de dilemme », confrontant l’individu à des alternatives ayant toutes les deux des conséquences négatives [10].
Trouble douloureux, fibromyalgie, plaintes douloureuses focalisées médicalement inexpliquées
Trouble douloureux
Cette dénomination du DSM-IV, ainsi que la dénomination proche de la CIM-10 « syndrome douloureux somatoforme persistant », désignent la présence de douleurs dans une ou plusieurs localisations anatomiques, à l’origine d’une souffrance cliniquement significative ou d’un retentissement socioprofessionnel net, dans le déclenchement, l’intensité, l’aggravation ou la persistance desquels des facteurs psychologiques jouent un rôle important. Cette catégorie exclut les douleurs mieux expliquées par d’autres troubles mentaux comme des troubles de l’humeur, les douleurs faisant partie d’un trouble somatoforme polysymptomatique tel que le trouble somatisation, les douleurs feintes ou provoquées par les manipulations volontaires du sujet sur son corps, comme dans les pathologies factices et les simulations, ou encore les douleurs spécifiquement liées à la vie sexuelle comme la dyspareunie.
Les facteurs psychologiques jouant un rôle dans la plainte douloureuse peuvent être :
• des troubles anxieux ou dépressifs, ces derniers ayant précédé l’installation de la douleur ou lui faisant suite, et dans ce cas contribuant à son intensité, son aggravation ou sa persistance ;
• des facteurs de stress précédant l’installation de la douleur ou des conséquences socioprofessionnelles (perte d’emploi, déqualification) ou familiales (conflits conjuga ux) de la douleur, qui à leur tour vont alimenter la plainte douloureuse ;
• des troubles de la personnalité sous-jacents ;
• des conduites addictives antérieures ou consécutives à l’installation de la douleur, y compris un abus voire une dépendance à des antalgiques de type morphinique.
Sa prévalence est difficile à apprécier, car elle varie considérablement selon les populations étudiées, représentant un pourcentage important des patients vus dans les consultations de la douleur des établissements hospitaliers. Elle serait plus importante chez les femmes, sans prépondérance nette pour certaines tranches d’âge. La coexistence fréquente d’une affection médicale générale concomitante ou antérieure (hernie discale, arthrose, mais aussi polyarthrite rhumatoïde, arthrite temporomandibulaire, chirurgie digestive, etc.), et surtout la dimension éminemment subjective de la douleur, associées aux progrès effectués en matière de thérapeutiques antalgiques constituent autant de facteurs propices à ce mode privilégié d’expression d’une détresse psychique et de défi adressé au savoir et au pouvoir médicaux.
La propension à la chronicité qui caractérise de nombreux troubles (somatoformes) douloureux, le préjudice subi en cas de perte d’emploi ou de désinsertion sociale, le rôle déclencheur éventuel d’un traumatisme physique (accident du travail, accident de la voie publique) et la situation de contentieux qui s’installe dans certains cas (mise en doute de la sincérité du patient, évaluation du taux d’incapacité) font de la plainte douloureuse un des symptômes somatiques (avec le SFC), sinon le symptôme le moins mobilisable sur le plan thérapeutique, quand bien même les facteurs psychologiques qui auraient pu présider à son installation auraient disparu ou ne seraient plus opérants : il n’est pas facile pour n’importe quel patient de « renoncer » à un symptôme douloureux devenu partie intégrante de son identité, sans perdre la face et sans craindre de mettre en péril les liens médicaux, mais aussi sociaux et affectifs, que la plainte douloureuse a contribué à nouer ou à maintenir [1].
Fibromyalgie ou SPID (syndrome polyalgique idiopathique diffus)
Entité médicale, plus que psychiatrique, à la fois à la mode et très controversée, elle est définie comme un syndrome douloureux musculo- squelettique d’évolution chronique, sans explication lésionnelle et survenant essentiellement chez la femme d’âge moyen. Ses critères diagnostiques sont, pour l’American College of Rheumatology, la présence à l’examen clinique de points douloureux bilatéraux et axiaux (thorax, rachis), multiples, provocables par une pression modérée sur divers sites musculaires ou tendineux [24], ou bien, selon la définition dite « de Manchester », de douleurs diffuses chroniques repérables sur un croquis, d’après les dires du patient. Fatigue, sommeil non réparateur et divers autres symptômes fonctionnels non douloureux, mais aussi un syndrome du côlon irritable sont souvent associés. Il en est de même pour divers troubles mentaux et notamment pour la dépression (20 % de comorbidité dépressive actuelle et deux tiers de patients ayant présenté des antécédents de dépression). Toutefois ce seraient davantage les troubles anxieux, plus que l’humeur dépressive, ainsi que l’intensité des préoccupations hypocondriaques, qui contribueraient au risque d’invalidité chez les patients fibromyalgiques [6].
Des facteurs de stress quotidien, plutôt que des événements de vie majeurs à impact traumatique, semblent jouer un rôle dans l’installation de la plainte douloureuse. Des antécédents de maltraitance ou d’abus sexuels ont été incriminés. Les fibromyalgiques se décrivent souvent, par ailleurs, comme des individus jadis hyperactifs, consciencieux et dévoués, profil battu en brèche par la limitation fonctionnelle consécutive au syndrome douloureux chronique, d’où le cercle vicieux créé par la revendication de reconnaissance de légitimité, les tentatives désordonnées de retrouver l’autonomie antérieure, les réactions catastrophistes et fatalistes, les conflits avec l’employeur et les organismes sociaux.
Plaintes douloureuses focalisées, médicalement inexpliquées
Les descriptions médicales individualisent de nombreux syndromes qui peuvent légitimement être rangés dans le trouble (somatoforme) douloureux : glossodynies et stomatodynies, syndrome algodysfonctionnel de l’appareil manducateur (SADAM), céphalées de tension, vulvodynies, anodynies, algies pelviennes, syndrome douloureux prémenstruel (et syndrome dysphorique prémenstruel, lorsque dominent en période prémenstruelle des troubles de l’humeur), précordialgies non angineuses, etc.
On pourrait également ranger dans cet ensemble les douleurs abdominales du syndrome du côlon irritable, bien qu’il soit plus classique de classer ces dernières parmi les syndromes neurovégétatifs somatoformes (ou encore le trouble somatoforme « non spécifié » du DSM-IV).