Chapitre 13 Opiacés
Un peu d’histoire
L’opium a, depuis l’Antiquité, soulagé les maux des hommes. Le pavot était la plante procurant l’apaisement et parfois la guérison aux populations de l’Europe comme de l’Asie [1].
Enfin, c’est à la fin du siècle (1898) que le chimiste allemand Dreiser synthétise pour la première fois le dérivé diacétylé de la morphine, connu sous le nom d’héroïne. L’héroïne est utilisée, dès sa découverte, comme analgésique principal dans les cas de tuberculoses incurables. C’est cet usage qui fait d’abord la renommée de l’héroïne, mais on découvrira par la suite qu’elle permet aussi la désintoxication des morphinomanes. En fait, une intoxication en remplace une autre et les morphinomanes deviennent rapidement des héroïnomanes endurcis. Ainsi était né, « un toxique brutal qui abrutit et avilit plus rapidement qu’aucun autre dérivé de l’opium ». « Son emprise est terrible ; ceux qui y ont mordu n’ont jamais pu revenir à l’opium. Les heures de répit sont écourtées ; c’est toutes les deux ou trois heures qu’il faut renouveler la piqûre ou la prise, alors que l’opium étend son action sur une période de huit à douze heures… Chez son usager, l’altération de la personnalité est sévère : l’égoïsme et le narcissisme l’emportent sur les sentiments de responsabilité humaine et sociale, les valeurs éthiques et morales s’effondrent pour faire place à la violence destructrice et à la délinquance. » [2]
Classification
Produits naturels de l’opium
L’opium contient une vingtaine d’alcaloïdes environ, appartenant à deux groupes :
Dérivés hémisynthétiques
Dans le but de réduire la dépendance physique tout en conservant les propriétés pharmacologiques de la morphine, des modifications de la structure des dérivés du phénanthrène ont été effectuées. Elles ont permis la synthèse de différents dérivés tels que l’héroïne, l’éthylmorphine, la pholcodine, l’hydromorphone, l’oxymorphone… (figure 13.3).
Héroïne
Héroïne [13] Liaison aux protéines : 40 % pKa : 7,6 Volume de distribution : 25 L/kg Demi-vie (plasmatique) : Métabolites : (MAM), morphine, normorphine et conjugués |
On trouve généralement deux formes d’héroïne :
L’héroïne est donc préparée par acétylation de la morphine sur les deux groupes hydroxyles.
Métabolisme
Après absorption, l’héroïne disparaît rapidement du sang sous l’action conjuguée des cholinestérases [3, 4] et d’une hydrolyse spontanée : sa demi-vie dans le sang est d’environ 2 minutes. Le premier métabolite de l’héroïne, la 6-monoacétylmorphine (6-MAM), une fois formé, est rapidement distribué dans les tissus ou excrété dans l’urine. Parvenue au foie la 6-monoacétylmorphine est convertie en morphine, partiellement conjuguée à l’acide glucuronide et excrétée dans l’urine. Il convient de noter que la 6-monoacétylmorphine, comme du reste la morphine et la codéine [5] ont été mises en évidence dans le cerveau de mammifères, la présence et le rôle de ces opiacés endogènes restent à confirmer [6]. Moins de 1 % de la dose d’héroïne consommée est retrouvé dans l’urine sous forme de 6-monoacétylmorphine. Les dérivés 3-glucuronide représentent la forme principale d’excrétion (environ 60 % de la dose administrée par voie parentale), les dérivés 6-glucuronide (0,3 % de la dose) n’entrent que pour une part mineure des conjugués retrouvés dans l’urine. La normorphine est produite en quantités limitées (5 % d’une dose administrée per os) par N-déméthylation de la morphine. D’autres métabolites mineurs, comprenant la morphine 3,6-diglucuronides et la codéine, ont été détectés [7]. Cette dernière, selon toute probabilité, proviendrait de la présence de 6-acétylcodéine qui est presque toujours présente dans les échantillons d’héroïne que l’on trouve sur le marché noir, car il a été démontré que la morphine, administrée seule, n’est pas du tout métabolisée en codéine [8]. Selon Cone et al. [9], la 6-monoacétylmorphine serait détectable dans l’urine moins de 24 heures seulement après la prise d’héroïne. Pour des doses inférieures ou égales à 6 mg d’héroïne administrée par injection intramusculaire, ce temps est même inférieur à 8 heures. Ces résultats sont confirmés par Staub et al. [10] qui ont montré que les concentrations urinaires moyennes chez des consommateurs d’héroïne étaient de 2,5 mg/L (min-max : [0–17]) pour la 6-monoacétylmorphine et 0,20 mg/L (min-max : [0,04–2,70]) pour la 6-acétylcodéine. Il faut encore noter que cette dernière serait détectable entre 6 et 12 heures après la dernière consommation d’héroïne trouvée sur le marché noir.
Activité
L’héroïne est active par elle-même et par l’intermédiaire de ses métabolites : la 6-monoacétylmorphine, la morphine et un conjugué de la morphine, le dérivé 6-glucuronide [11]. Du point de vue thérapeutique, l’emploi de l’héroïne pour soulager la douleur, ne se justifie pas, l’héroïne et la morphine possédant une activité analgésique similaire. La rapidité d’action et le degré d’euphorie ressenti seraient cependant plus importants avec l’héroïne qu’avec la morphine, ces propriétés font que le risque de pharmacodépendance qu’entraîne l’emploi de l’héroïne est plus élevé que celui occasionné par l’usage de la morphine [12].
Morphine
La morphine est donc un alcaloïde naturel de l’opium. On distingue trois positions importantes :
Morphine [13] Liaison aux protéines : 35 % pKa : 8,1 Volume de distribution : 2–5 L/kg Demi-vie (plasmatique) : 1,3–6,7 heures Métabolites : normorphine et conjuguées |
Métabolisme
La morphine est convertie en normorphine et conjuguée à l’acide glucuronide. Le métabolisme de la morphine en dérivés glucuronides ne signifie pas nécessairement la fin de l’effet analgésique. En effet, bien que la morphine-3-glucuronide (M3G), le métabolite majeur, n’ait pas d’activité analgésique, la morphine-6-glucuronide (M6G), en bien plus faible quantité, reste active. La majorité des effets cliniques est engendrée par l’activité de ce dernier plus puissant que la morphine comme analgésique [14].
Chez l’homme, plus de 90 % de la dose administrée de morphine est excrétée dans les urines sous différentes formes. 70 % de morphine-3-glucuronide, 10 % de morphine libre, 10 % de morphine-3-sulfate, 1 % de morphine-6-glucuronide, 3 % de normorphine glucuronide, 1 % de normorphine [7]. Dans le sang en revanche, seules la morphine, la morphine-3-glucuronide et la morphine-6-glucuronide sont détectées [15].
Activité
Sa concentration plasmatique, pour des patients soumis à une thérapie à base de morphine, se situe autour de 10 à 100 μg/L. Du fait qu’une tolérance se développe généralement, les taux potentiellement létaux de morphine n’ont pas pu être définis avec précision, mais des taux sanguins à partir de 50 μg/L peuvent déjà être mortels [16].
Codéine
Codéine [13] Liaison aux protéines : 7 à 25 % pKa : 8,2 Volume de distribution : 2,5–3,5 L/kg Demi-vie (plasmatique) : 1,2–3,9 heures Métabolites : morphine, norcodéine et conjugués |
Métabolisme
Chez l’homme, approximativement 20 % de la codéine est déméthylée en morphine et en norcodéine et la majeure partie de la molécule est conjuguée à l’acide glucuronide [16].
Dérivés hémisynthétiques
Dans le but de réduire la dépendance physique tout en conservant les propriétés pharmacologiques de la morphine, des modifications de la structure des dérivés du phénanthrène ont été effectuées. En plus de l’héroïne, abordée ci-dessus, différents dérivés hémisynthétiques sont disponibles (tableau 13.1).
Liaison aux protéines | 23 % (pholcodine) 45 % (oxycodone) 96 % (buprénorphine) 21 % (naltrexone) |
pKa | 8,2 (éthylmorphine) 8,8 (dihydrocodéine) 8,0, 9,3 (pholcodine) 8,9 (hydrocodone) 8,5 (oxycodone) 8,5, 10,0 (buprénorphine) 7,9 (naloxone, naltrexone) |
Volume de distribution | 3–4 L/kg (éthylmorphine) 1,0–1,3 L/kg (dihydrocodéine) 30–40 L/kg (pholcodine) 3,3–4,7 L/kg (hydrocodone) 1,8–3,7 L/kg (oxycodone) 1,4–6,2 L/kg (buprénorphine) 2,6–2,8 L/kg (naloxone) 14–24 L/kg (naltrexone) |
Demi-vie (plasmatique) | 2–3 heures (éthylmorphine) 3,4–4,5 heures (dihydrocodéine) 35–75 heures (pholcodine) 3,4–8,8 heures (hydrocodone) 1,8–3,7 heures (oxycodone) 2–4 heures (buprénorphine voie parentérale) 18–49 heures (buprénorphine sublinguale) 0 ? 5–1,3 heures (naloxone) 1–3, 8–10 heures (naltrexone voie intraveineuse) 8–10 heures (naltrexone voie orale) |
Métabolites | Morphine et conjugués (éthylmorphine) Codéine, norcodéine et conjugués (dihydrocodéine) Hydroxopholcodine, norpholcodine, morphine et conjugués (pholcodine) Norhydrocodone, hydromorphone et conjugués (hydrocodone) Noroxycodone, oxymorphone, noroxymorphone (oxycodone) Norbuprénorphine et conjugués (buprénorphine) Nornaloxone, naloxol, conjugués (naloxone) Naltrexol (naltrexone) |
Éthylmorphine
L’éthylmorphine (ou codéthyline) est un opiacé hémisynthétique qu’on retrouve dans certaines préparations médicamenteuses antitussives. Comme l’héroïne et la codéine, cet opiacé est un précurseur métabolique de la morphine. Dans les urines, on peut retrouver de la morphine, des conjugués, de la normorphine et de l’éthylmorphine [3].
Pholcodine
Comme l’éthylmorphine, la pholcodine est un opiacé hémisynthétique, utilisé dans certaines préparations médicamenteuses antitussives [17]. La pholcodine est, en revanche, un précurseur métabolique pauvre de morphine.
Oxycodone
L’oxycodone est un analgésique semisynthétique, dérivé de la thébaïne, qui a été utilisé en clinique à partir de 1939 pour traiter les douleurs sévères [13].
Dérivés synthétiques
Nous nous bornerons à en présenter trois : le dextrométhorphane, le tramadol et le fentanyl [13] (tableau 13.2). La méthadone sera, elle, traitée dans un autre chapitre de ce livre.
Liaison aux protéines | 55 % (dextrométhorphane) 15–20 % (tramadol) 75 % (fentanyl) |
pKa | 8,3 (dextrométhorphane) 9,4 (tramadol) 8,4 (fentanyl) |
Volume de distribution | 3–160 L/kg (dextrométhorphane) 2,6–2,9 L/kg (tramadol) 3,0–8,0 L/kg (fentanyl) |
Demi-vie (plasmatique) | 2–42 heures (dextrométhorphane) 4,3–6,7 heures (tramadol) 3–12 heures (fentanyl) |
Métabolites | Dextorphane et conjugués (dextrométhorphane) Codéine, norcodéine et conjugués (tramadol) Hydroxyfentanyl, norfentanyl, despropionylfentanyl (fentanyl) |