Chapitre 12 Le fonctionnement d’une équipe en psychiatrie
La notion d’appareil psychique groupal
Cet exercice professionnel collectif crée un espace psychique particulier
L’ « équipe soignante » est bien plus qu’un agrégat de personnes. Elle remplit les conditions que fixe D. Anzieu (1975) dans sa définition des groupes restreints. Ses membres sont d’un nombre supérieur à quatre (une vingtaine dans notre expérience), chaque soignant peut percevoir les autres et peut être perçu par ceux-ci (par le jeu des roulements d’équipes), il existe une motivation commune (celle du soin), des relations affectives parfois intenses peuvent s’y produire (conflits, sympathies voire liaisons s’y observent), enfin, il se crée à l’intérieur de ce groupe des normes et des rites qui lui sont propres. Le groupe soignant est donc le lieu d’une réalité psychique particulière qui ne se produit qu’en groupe et qui ne peut se réduire à la somme des apports de ses membres. Il implique une représentation commune partagée, permettant à chacun de s’en reconnaître membre. Comme tout groupe, il est contenu dans une enveloppe, sorte de membrane contenante à double face, l’une tournée vers l’extérieur, vers les patients, les soins, les familles…, et l’autre orientée vers la réalité intérieure de ceux qui le composent, vers leurs difficultés, leurs affects, leurs fantasmes et leurs défenses. Cette membrane formée de rites, de règlements, de culture et de langage communs délimite ainsi un véritable groupe psychique qui se pose comme contenant de la circulation fantasmatique identificatoire et du travail de mise en pensée qui peut s’y opérer.
Cet espace psychique particulier se nomme « l’appareil psychique groupal »
Chaque groupe soignant est une entité psychique propre, régie par des déterminations et des processus particuliers, regroupés au sein de « l’appareil psychique groupal »1. Cet appareil induit l’émergence, au sein du groupe soignant, d’un espace psychique particulier ; c’est là que viendront se « mettre en scène » les soignants dans une détermination bifocale inhérente à leur double statut de sujet et d’intersujet. C’est-à-dire que chaque soignant d’une équipe sera, même dans un rapport duel avec un patient, imprégné et influencé, du fait de son appartenance groupale, par la fantasmatique et les modalités de fonctionnement de son groupe d’appartenance.
L’organisation de l’équipe soignante autour de cet appareil psychique groupal induit, de facto, la mise en place d’un cadre qui, comme l’a développé J. Bleger (1987), sert de dépôt à la partie non différenciée et non dissoute des liens symbiotiques primitifs de ceux qui la composent, dans un mouvement qui va lui conférer à terme une qualité de cadre rassurant2. Ce cadre impose aux soignants un renoncement mutuel à la satisfaction de leurs buts pulsionnels immédiats, mais cette perte consentie de satisfaction libidinale est compensée par le gain en terme de sécurité apporté par les obligations communes symbolisées par les règles et par l’investissement narcissique de chaque membre du groupe par l’ensemble. Un soignant, intégré dans une équipe, renonce ainsi à faire ce dont il a envie, quand il en a envie et avec qui il en a envie, mais bénéficie en retour de la protection et du co-étayage du groupe qui lui permettra de ne pas être seul face à la maladie et la souffrance. Le groupe procure ainsi une certaine sécurité en échange de l’abandon d’une certaine liberté (certains diraient individualisme).
L’appareil psychique groupal exerce une certaine pression de conformité sur ses membres
Comme l’a montré Enriquez (1987), le groupe soignant se comporte ainsi comme :
• un système culturel qui offre une culture spécifique faite de normes et de valeurs communes (le port de la blouse, la philosophie du soin et de la maladie, la façon de présenter le service). Il met au point le modus vivendi du groupe (par le mode de fonctionnement, la répartition des tâches, le type de relèves, les roulements). Ces normes culturelles s’imposent à tous et définissent l’identité du groupe soignant en assurant sa permanence. Le poids de ce système culturel s’impose d’ailleurs à nous à chaque changement de service. C’est alors une véritable (r)évolution interne qu’il nous fait opérer pour s’acclimater et adopter les us et coutumes de notre nouvelle terre d’accueil.
• un système symbolique dont témoignent les rites d’initiation et de passage (avec les stagiaires et les nouveaux arrivants), les figures et héros d’une histoire collective (avec les « soignants ancêtres », témoins de la création, et les fondateurs mythiques). Il s’offre ainsi comme un objet idéal à intérioriser, témoin d’une histoire et d’une vocation à poursuivre. Ce poids symbolique pousse d’ailleurs souvent l’individu à s’effacer derrière son appartenance groupale. Les familles qui interrogent tel ou tel soignant s’entendent plus souvent répondre « je suis un infirmier du service » ou « je suis le médecin du service », que « je suis M. ou Mme X. ». Le poids symboligène du groupe explique pour une part la crise qu’a traversé (ou que traverse encore ?) notre profession face à la disparition du diplôme d’infirmier en psychiatrie. Avec cet arrêt a disparu tout un système symboligène basé sur le compagnonnage. Certes, ce dernier aurait pu se recréer dans d’autres conditions à l’égard de nos nouveaux collègues. Mais le déni d’une équivalence, attaquant narcissiquement les « anciens » a encore plus fait vaciller l’édifice structurant bâti autour de la passation depuis plus d’un siècle.
• un système imaginaire qui laisse les soignants déployer leurs propres désirs d’affirmation narcissique ou d’identification au travers des places qu’ils pourront occuper dans le groupe et de la part d’imaginaire groupal dont ils pourront se prévaloir. Tout se passe comme si les soignants trouvaient dans l’espace intermédiaire du groupe (dans son réseau d’intersubjectivité et dans la réalité du soin) le moyen spécifique de déployer certaines de leurs productions psychiques conscientes ou inconscientes. Le poids imaginaire de l’espace groupal des équipes soignantes est sans doute un de ceux les plus évidents à palper. La passion des rapports, les rapprochements, les déchirements, les complots, les connivences, les méfiances, les trahisons, les débordements, les joies, les colères, sont autant de manifestations du déploiement intersubjectif de la pulsionnalité et de l’imaginaire de chacun au sein du collectif.
L’appareil psychique groupal exerce des fonctions particulières
Ce rassemblement au sein d’un espace psychique collectif va permettre d’assurer des fonctions de :
• pare-excitation des mouvements pulsionnels de ses membres, des patients dont ils doivent s’occuper ;
• contention par la limite physique et psychique que le collectif pose face aux débordements éventuels ;
• liaison (contenance) par la potentialisation des capacités de pensée des uns sur celles des autres pour aboutir à une qualité de liaison psychique supérieure à la somme de celles de ses membres ;
• transmission et d’échange par l’apprentissage, le dialogue, la formation et les expériences partagées ;
• orientation des conduites par la culture, les habitudes, les choix théoriques et cliniques, que l’équipe propose comme modèle aux nouveaux venus.
Les différents modes de fonctionnement d’une équipe
Au-delà de ce qui fait cadre, l’influence de l’appareil psychique groupal s’applique aussi à la façon de « penser » car le psychisme collectif de chaque groupe possède un niveau plus ou moins différencié d’élaboration qui dépend de ses aménagements psychiques du moment. Ces derniers dépendent eux-mêmes de l’interaction entre les ressources internes de chaque membre du groupe, leur interaction collective et les événements extérieurs auxquels le groupe a à faire face. Ainsi, le niveau génétique d’organisation psychique du groupe passe normalement par quatre phases progrédientes (Kaës, 1986) :
• le moment fantasmatique se traduit par une activité intense de projection, d’angoisses schizo-paranoïdes et de désorganisation. Il constitue le début du groupe, le moment où chacun assimile progressivement l’objet externe groupe à un de ses groupes internes.
• le moment idéologique qui suit est marqué par la réduction de l’activité fantasmatique et l’aplatissement des articulations différentielles entre les places assignées. Le groupe fait corps, les limites entre dedans et dehors sont accentuées. Une certaine pensée unique se met en place. Le groupe se solidifie par clivage dedans-dehors.