12: Le fonctionnement d’une équipe en psychiatrie

Chapitre 12 Le fonctionnement d’une équipe en psychiatrie




La notion d’appareil psychique groupal


Être infirmier en psychiatrie, c’est aussi travailler en équipe. L’appui des compétences soignantes individuelles sur le fonctionnement institutionnel rend cette groupalité incontournable. Mais ne nous y trompons pas, un groupe est bien plus que la somme des individus qui le compose. Il est, par exemple, toujours étonnant de voir chaque jour dans nos unités à quel point les particularités d’une dynamique de groupe peuvent influer sur le comportement des uns et des autres. C’est ce que nous allons explorer maintenant.



Être infirmier c’est d’abord appartenir à un « corps constitué »


Être infirmier, c’est entrer dans un « corps constitué » par le biais d’une formation essentiellement dispensée à l’hôpital. Cette situation n’a rien d’anodin dans la mesure où le caractère collectif du monde hospitalier permet l’émergence et la mise en tension de processus psychiques groupaux qui rendent compte de l’interaction entre les contenus intrasubjectifs de chaque soignant (appréhendé comme individu) et la fantasmatique collective de l’institution, que chaque membre du groupe contribue à former, mais qui en retour laisse son empreinte sur chacun de ses membres. La formation et le développement de l’identité soignante se nourrissent donc de liens groupaux prévalents qui forment un modèle dans lequel les nouveaux arrivants doivent prendre place. Ceci n’exclut pas que chacun puisse faire preuve, dans une relation duelle soignant-soigné, de qualités ou de traits particuliers. Mais nous avons tous pu constater que la formation initiale pousse très largement les jeunes étudiants à adopter les mêmes mécanismes de défense que leurs aînés. Cette aide est certes utile mais ne doit pas se faire au prix d’une pression de conformité qui enferme chacun dans des stéréotypes plaqués de comportement issus d’une hypothétique position soignante idéale. La richesse du soin psychique vient aussi de la diversité de ses soignants, de leur originalité, de la multiplicité des supports identificatoires qu’ils offrent aux patients par leurs différences, et de leur créativité individuelle qui requiert une certaine « liberté » psychique.



Cet exercice professionnel collectif crée un espace psychique particulier


L’ « équipe soignante » est bien plus qu’un agrégat de personnes. Elle remplit les conditions que fixe D. Anzieu (1975) dans sa définition des groupes restreints. Ses membres sont d’un nombre supérieur à quatre (une vingtaine dans notre expérience), chaque soignant peut percevoir les autres et peut être perçu par ceux-ci (par le jeu des roulements d’équipes), il existe une motivation commune (celle du soin), des relations affectives parfois intenses peuvent s’y produire (conflits, sympathies voire liaisons s’y observent), enfin, il se crée à l’intérieur de ce groupe des normes et des rites qui lui sont propres. Le groupe soignant est donc le lieu d’une réalité psychique particulière qui ne se produit qu’en groupe et qui ne peut se réduire à la somme des apports de ses membres. Il implique une représentation commune partagée, permettant à chacun de s’en reconnaître membre. Comme tout groupe, il est contenu dans une enveloppe, sorte de membrane contenante à double face, l’une tournée vers l’extérieur, vers les patients, les soins, les familles…, et l’autre orientée vers la réalité intérieure de ceux qui le composent, vers leurs difficultés, leurs affects, leurs fantasmes et leurs défenses. Cette membrane formée de rites, de règlements, de culture et de langage communs délimite ainsi un véritable groupe psychique qui se pose comme contenant de la circulation fantasmatique identificatoire et du travail de mise en pensée qui peut s’y opérer.



Cet espace psychique particulier se nomme « l’appareil psychique groupal »


Chaque groupe soignant est une entité psychique propre, régie par des déterminations et des processus particuliers, regroupés au sein de « l’appareil psychique groupal »1. Cet appareil induit l’émergence, au sein du groupe soignant, d’un espace psychique particulier ; c’est là que viendront se « mettre en scène » les soignants dans une détermination bifocale inhérente à leur double statut de sujet et d’intersujet. C’est-à-dire que chaque soignant d’une équipe sera, même dans un rapport duel avec un patient, imprégné et influencé, du fait de son appartenance groupale, par la fantasmatique et les modalités de fonctionnement de son groupe d’appartenance.


C’est ainsi que nous perdons une bonne part de nos capacités de contenance individuelle lorsque le service va mal ou que notre position dans l’équipe est contestée. De la même manière, le collectif psychique soignant peut être parasité, déstabilisé ou désorganisé par nos difficultés et nos souffrances personnelles. Cette interaction sujet-groupe est doublée de ce que l’on nomme les transferts latéraux, c’est-à-dire les mouvements transférentiels (et donc aussi contre-transférentiels) que les soignants activent les uns par rapport aux autres. Ce sont ces mouvements latéraux qui rendent les vies d’équipe si palpitantes, mais aussi parfois si difficiles.


L’organisation de l’équipe soignante autour de cet appareil psychique groupal induit, de facto, la mise en place d’un cadre qui, comme l’a développé J. Bleger (1987), sert de dépôt à la partie non différenciée et non dissoute des liens symbiotiques primitifs de ceux qui la composent, dans un mouvement qui va lui conférer à terme une qualité de cadre rassurant2. Ce cadre impose aux soignants un renoncement mutuel à la satisfaction de leurs buts pulsionnels immédiats, mais cette perte consentie de satisfaction libidinale est compensée par le gain en terme de sécurité apporté par les obligations communes symbolisées par les règles et par l’investissement narcissique de chaque membre du groupe par l’ensemble. Un soignant, intégré dans une équipe, renonce ainsi à faire ce dont il a envie, quand il en a envie et avec qui il en a envie, mais bénéficie en retour de la protection et du co-étayage du groupe qui lui permettra de ne pas être seul face à la maladie et la souffrance. Le groupe procure ainsi une certaine sécurité en échange de l’abandon d’une certaine liberté (certains diraient individualisme).


Cette sécurité est dévoilée par la difficulté d’un certain nombre de soignants à quitter « l’intra ». Il est toujours surprenant de constater dans certains secteurs le faible nombre de candidatures pour les postes infirmiers extérieurs (et donc plus isolés) alors même que le discours fréquent est de dire à qui veut l’entendre « qu’en intra, on bosse vraiment, avec des malades difficiles pendant que d’autres (ceux de l’extra) jouent au psychologue de 9 heures à 17 heures… ».



L’appareil psychique groupal exerce une certaine pression de conformité sur ses membres


Comme l’a montré Enriquez (1987), le groupe soignant se comporte ainsi comme :



un système culturel qui offre une culture spécifique faite de normes et de valeurs communes (le port de la blouse, la philosophie du soin et de la maladie, la façon de présenter le service). Il met au point le modus vivendi du groupe (par le mode de fonctionnement, la répartition des tâches, le type de relèves, les roulements). Ces normes culturelles s’imposent à tous et définissent l’identité du groupe soignant en assurant sa permanence. Le poids de ce système culturel s’impose d’ailleurs à nous à chaque changement de service. C’est alors une véritable (r)évolution interne qu’il nous fait opérer pour s’acclimater et adopter les us et coutumes de notre nouvelle terre d’accueil.


un système symbolique dont témoignent les rites d’initiation et de passage (avec les stagiaires et les nouveaux arrivants), les figures et héros d’une histoire collective (avec les « soignants ancêtres », témoins de la création, et les fondateurs mythiques). Il s’offre ainsi comme un objet idéal à intérioriser, témoin d’une histoire et d’une vocation à poursuivre. Ce poids symbolique pousse d’ailleurs souvent l’individu à s’effacer derrière son appartenance groupale. Les familles qui interrogent tel ou tel soignant s’entendent plus souvent répondre « je suis un infirmier du service » ou « je suis le médecin du service », que « je suis M. ou Mme X. ». Le poids symboligène du groupe explique pour une part la crise qu’a traversé (ou que traverse encore ?) notre profession face à la disparition du diplôme d’infirmier en psychiatrie. Avec cet arrêt a disparu tout un système symboligène basé sur le compagnonnage. Certes, ce dernier aurait pu se recréer dans d’autres conditions à l’égard de nos nouveaux collègues. Mais le déni d’une équivalence, attaquant narcissiquement les « anciens » a encore plus fait vaciller l’édifice structurant bâti autour de la passation depuis plus d’un siècle.


un système imaginaire qui laisse les soignants déployer leurs propres désirs d’affirmation narcissique ou d’identification au travers des places qu’ils pourront occuper dans le groupe et de la part d’imaginaire groupal dont ils pourront se prévaloir. Tout se passe comme si les soignants trouvaient dans l’espace intermédiaire du groupe (dans son réseau d’intersubjectivité et dans la réalité du soin) le moyen spécifique de déployer certaines de leurs productions psychiques conscientes ou inconscientes. Le poids imaginaire de l’espace groupal des équipes soignantes est sans doute un de ceux les plus évidents à palper. La passion des rapports, les rapprochements, les déchirements, les complots, les connivences, les méfiances, les trahisons, les débordements, les joies, les colères, sont autant de manifestations du déploiement intersubjectif de la pulsionnalité et de l’imaginaire de chacun au sein du collectif.



L’appareil psychique groupal exerce des fonctions particulières


Ce cadre tridimensionnel place le groupe soignant dans une continuité. Chaque nouveau soignant aura donc affaire avec la dimension institutionnelle d’un groupe qui lui préexiste et qui s’impose à lui. Il aura à se positionner dans un espace psychique particulier limité par un cadre (l’équipe), organisé par des règles (le règlement interne), garanties par un chef (le médecin-chef ou le cadre infirmier), pour atteindre un objectif (le soin), sous-tendu par un idéal (être « bon » soignant).


Ce rassemblement au sein d’un espace psychique collectif va permettre d’assurer des fonctions de :



La groupalité évite ainsi que « tout et n’importe quoi » puisse se faire dans le soin. Cette limitation et cette mise en sens concernent autant les mouvements psychiques des patients que ceux des soignants. La groupalité est une butée face à la folie. Elle est un cadre pour ne pas le rester (ou le devenir).


L’organisation groupale du soin permet donc la continuité et la solidité indispensables à l’exercice du soin en psychiatrie. D’ailleurs, les soignants libéraux (psychiatres, psychologues, infirmiers à domicile), dont l’exercice plus individuel pourrait apparemment leur permettre de se défaire de cette dimension, ne s’y trompent pas. Ils recherchent dans les groupements professionnels et dans les associations scientifiques les conditions propres à satisfaire la dépendance vitale au groupe dans laquelle nous nous situons tous. Le groupe a donc d’énormes qualités face à la difficulté et à la désorganisation induites par le soin psychiatrique. Mais il est un instrument d’autant plus difficile à gérer qu’il a lui-même sa propre vie (dont témoigne l’appareil psychique groupal). Comme un individu, un groupe soignant peut aller bien ou mal. Comme nous tous, il peut être solide et dynamisant ou au contraire à d’autres moments fragile, lourd ou insécurisant.



Les différents modes de fonctionnement d’une équipe


Au-delà de ce qui fait cadre, l’influence de l’appareil psychique groupal s’applique aussi à la façon de « penser » car le psychisme collectif de chaque groupe possède un niveau plus ou moins différencié d’élaboration qui dépend de ses aménagements psychiques du moment. Ces derniers dépendent eux-mêmes de l’interaction entre les ressources internes de chaque membre du groupe, leur interaction collective et les événements extérieurs auxquels le groupe a à faire face. Ainsi, le niveau génétique d’organisation psychique du groupe passe normalement par quatre phases progrédientes (Kaës, 1986) :



le moment fantasmatique se traduit par une activité intense de projection, d’angoisses schizo-paranoïdes et de désorganisation. Il constitue le début du groupe, le moment où chacun assimile progressivement l’objet externe groupe à un de ses groupes internes.



le moment idéologique qui suit est marqué par la réduction de l’activité fantasmatique et l’aplatissement des articulations différentielles entre les places assignées. Le groupe fait corps, les limites entre dedans et dehors sont accentuées. Une certaine pensée unique se met en place. Le groupe se solidifie par clivage dedans-dehors.


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May 13, 2017 | Posted by in MÉDECINE INTERNE | Comments Off on 12: Le fonctionnement d’une équipe en psychiatrie

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