1: Le fonctionnement psychologique normal

Chapitre 1 Le fonctionnement psychologique normal




Le développement psychique normal


L’étude du développement psychique normal (psychogenèse) peut se concevoir selon deux modes. L’approche descriptive, issue des travaux freudiens, en fait une succession de stades caractérisés par un niveau de structuration psychique et des modalités relationnelles particulières. Le stade oral inaugure ce mouvement, suivi ensuite des stades anal, phallique, de l’œdipe, de la phase de latence puis de l’adolescence. Cette approche présente un avantage : celui de sa systématisation. Mais cette dernière est aussi une de ses limites car elle ne met pas directement en évidence les véritables enjeux économiques d’une structuration psychique aboutie. C’est pourquoi nous la compléterons d’une approche dynamique qui nous montrera comment la pensée du nourrisson s’origine à partir de l’acte, dans des mouvements de symbolisation et d’individuation de plus en plus grands.



L’approche descriptive


Les stades de développement décrits ci-dessous ne répondent pas véritablement à une réalité biologique ou psychologique, mais à une commodité de description en fonction de la prévalence de certains modes de fonctionnement qui s’interpénètrent entre eux1. Chacun de ces stades va organiser un peu plus à chaque fois la personnalité de l’enfant, tout en laissant des traces qui continueront plus tard à s’exprimer (par exemple sous la forme de traits de caractères ou de symptômes).



Le stade oral (première année de vie)




Sur le plan pulsionnel, ce stade se caractérise par un plaisir lié à la fonction alimentaire qui sert de médiateur principal à la relation symbiotique mère-enfant. L’enfant est dans un état de toute-puissance. Il imagine créer le « sein » qui arrive quand il le réclame. Au début de ce stade, l’objet (l’autre) n’est pas encore perçu. Le nourrisson ne différencie pas le dedans du dehors, ni le soi du non-soi. Progressivement, le bébé va développer, en appui sur cette fonction alimentaire une capacité propre à se faire plaisir par le biais du plaisir lié à la succion (doudou, tétine, pouce…) signant là l’émergence d’un espace psychique propre créé en appui sur les contacts physiques réels. Pour l’enfant, l’objet porté à la bouche est uni à lui, devient une partie de lui. Le plaisir « d’avoir » se confond avec le plaisir « d’être ».


Peu à peu, la réponse de la mère va normalement se distancier faisant intervenir un temps d’attente qui sera pour beaucoup dans la perception par l’enfant que la tension naît en lui alors que la satisfaction vient du dehors. Ceci l’amène à prendre conscience de l’altérité de l’objet porteur de la satisfaction. Cette sortie partielle de la toute-puissance (c’est la découverte de l’ambivalence, également décrite sous le terme de phase dépressive par M. Klein), suscite sa rage (cris, morsures…). Ce qui a fait dire à Freud que « l’objet naît dans la haine ».



Le stade anal (deuxième année de vie)




Ce stade est caractérisé par un plaisir pulsionnel lié à l’excitation de la muqueuse ano-recto-sigmoïdienne par la défécation d’abord, puis par la rétention. Mais l’objet pulsionnel n’est pas que le boudin fécal. Il comprend aussi la mère et plus généralement l’entourage par la recherche d’une pression relationnelle sur les objets et les personnes. Lors de ce stade, l’enfant consolide la frontière entre l’intérieur et l’extérieur, entre le soi et le non-soi. Il prend plaisir à la manipulation des objets extérieurs (mère et substituts) dans une attitude active. Ce stade permet d’éprouver des sentiments de maîtrise et de découverte de la possession, dans un mouvement d’individuation le distinguant de la dépendance vitale caractérisant le stade oral. C’est ce que décrit Freud dans le jeu de la bobine2 (Fort-Da) qui symbolise la présence et l’absence de la mère et signe l’accès à une certaine maîtrise symbolique.


Mais ce type de jeu donne aussi un pouvoir relationnel sur l’autre. En effet, la fin de ce stade, caractérisée par la recherche d’un plaisir lié à la rétention des matières fécales, n’est pas dénuée d’un certain sadisme envers l’adulte qui « attend ». Le même objet (l’objet fécal) peut donc être conservé ou expulsé et ainsi être à l’origine de deux plaisirs différents. De la même façon, il peut être perçu soit comme un bon objet (cadeau), soit comme un mauvais objet (arme relationnelle). Ce stade contribue ainsi au renforcement de la perception de l’ambivalence de l’objet (et aussi du Soi).



Le stade phallique (troisième année de vie)




Au stade phallique, le pénis n’est pas perçu comme un organe génital mais comme un porteur de puissance et de complétude, c’est un « phallus ». La question « en avoir ou pas » est indépendante de tout usage, l’important c’est la possession. L’angoisse n’est donc pas une angoisse de castration mais une angoisse de mutilation pénienne. Les deux parents sont vécus en fonction de leur puissance et de leur faiblesse, directement en rapport avec le fait d’avoir le pénis ou pas. Ce que va revendiquer la fille à ce stade, c’est donc un phallus (narcissique) par l’intermédiaire d’un pénis (support anatomique : le clitoris poussera). Nous sommes donc encore à ce moment dans une économie prégénitale.


Le stade phallique peut se décrire sous quatre axes qui témoignent de la vie pulsionnelle de l’enfant à ce stade de maturation psychique. Il s’agit (Houser, 1993) de :




Le complexe d’Œdipe (entre 3 et 6 ans)




Le complexe d’Œdipe introduit une loi fondamentale qui structure le groupe familial et la société humaine tout entière : la prohibition de l’inceste. Il place l’enfant dans une situation à trois (père, mère, enfant), dans une relation triangulaire qui introduit la notion de tiers.


Les auto-érotismes pré-génitaux liés aux pulsions partielles précédentes (orales, anales, phalliques) s’unissent dans l’imaginaire d’une sexualité à deux, plus relationnelle et globale : c’est la sexualité génitale. Le complexe d’Œdipe sort ainsi l’enfant de sa situation duelle. En lui permettant des identifications plus nuancées, il permet l’avènement d’un objet global, entier et sexué. Les choix objectaux (être quelqu’un) sont progressivement remplacés par des identifications (ressembler à quelqu’un). De plus, l’intériorisation des interdits parentaux (prohibition de l’inceste) joue un rôle crucial dans la mise en place du Surmoi et de l’Idéal du Moi.


L’acceptation de la différence des sexes (et donc de la castration) confère également une aptitude au deuil et à l’activité symbolique. Le complexe d’Œdipe joue aussi un rôle fondamental dans le développement de la personnalité.


Les deux formes du complexe sont la forme positive qui correspond à l’attirance pour le parent du sexe opposé et la forme négative qui correspond, elle, à l’attirance pour le parent du même sexe. La forme complète du complexe est en fait constituée par l’oscillation entre ces deux positions. L’amour œdipien est un amour doublement entravé. Il l’est de l’intérieur, car le mouvement vers un parent entraîne un certain renoncement à l’autre, mais aussi de l’extérieur, par la menace de castration que ces désirs interdits suscitent. Cette angoisse est centrale durant l’Œdipe. Tout se passe comme si, devant la constatation de l’absence de pénis chez la fille, apparaissait chez le garçon la peur de perdre le sien et chez la fille, le désir de l’acquérir. La phase œdipienne est ainsi caractérisée par une conflictualité psychique inconsciente forte, dans laquelle les mouvements réactionnels (angoisses, phobies…) ou dépressifs sont fréquents mais structurants.






L’approche dynamique



Les enjeux de la psychogenèse


Les différents stades que nous venons d’aborder dans cette approche descriptive témoignent de l’évolution progressive du niveau de structuration du psychisme de l’enfant. En allant du stade oral à l’Œdipe, les différentes étapes de la psychogenèse assurent au bébé la constitution d’une enveloppe psychique propre à apporter une différenciation Moi/non-Moi, intérieur/extérieur qui permet l’émergence de la pensée. Comme nous l’avons vu, ce développement psychique n’est ni simple ni linéaire. Il est constitué d’une succession de conflits psychiques conscients, mais surtout inconscients, qui aboutissent – dans une certaine souffrance – à prendre conscience de l’altérité, à tenir compte du principe de réalité et à se confronter aux limites réelles et symboliques auxquelles tout sujet est soumis.


Les enjeux de la psychogenèse sont ainsi de permettre la différenciation Moi/ non-Moi (différenciation de l’objet3) dans l’expérience de l’alternance présence-absence tout en permettant à l’enfant d’acquérir une capacité propre de pensée par étayage (appui) sur l’appareil psychique de son environnement maternel (ou ses substituts). Cette « mise à l’intérieur » des capacités de pensée de la mère au sein de l’espace psychique de l’enfant est décrite sous le terme « d’introjection de l’objet contenant optimal ». Cette introjection permet la mise en volume de l’appareil psychique de l’enfant qui continuera ensuite à se développer pour aboutir à un fonctionnement psychique stable assuré par l’équilibre entre des instances psychiques structurées (Çà, Moi, Surmoi) que nous décrirons plus loin. Dans la mesure où toutes les modalités de cette structuration psychique ne peuvent être développées ici, nous allons nous centrer sur les deux processus fondamentaux que sont, pour le bébé, la perception de l’altérité et l’acquisition d’un « appareil à penser ses pensées ».



L’importance de l’alternance présence-absence dans la différenciation du nourrisson


La différenciation du moi dans l’alternance présence-absence peut être aisément appréhendée par le biais d’une des expériences vitales que le bébé a à vivre : celle de l’alimentation. La lenteur de la maturation motrice du nouveau-né le place en effet dans un état de dépendance vitale par rapport à son entourage en général et à sa mère en particulier. Or, les tensions internes (telles que la faim) éprouvées par le bébé trouveront leur chemin et leur décharge d’abord dans l’agir (pleurs, cris, gestuelle…). Ce n’est que dans un second temps qu’ils se déploieront dans les contenus imaginaires du bébé initiant ainsi l’activité de pensée. En effet, lors des premiers jours de vie du nourrisson, il n’est pas question d’échanges de mots ni de pensées structurées mais d’expressions brutes et directes de ce dernier à destination d’une mère dont le rôle est justement de pouvoir – elle – y répondre par des actes soutenus par des mots et des pensées. Voyons comment ce processus se déroule.


Dès les premières heures de sa vie, le bébé est nourri par une mère qui va anticiper sa faim par expérience, transmission culturelle, conseils médicaux. La réponse à l’appel de la faim sera donc initialement rapide (voire anticipée chez les mamans anxieuses) pour le plus grand réconfort d’un nourrisson qui va éprouver la satisfaction d’être rassasié et apaisé de la tension interne et du malaise lié à la faim. La répétition de ces expériences positives va progressivement laisser une trace mnésique de la satisfaction. Ainsi, au bout d’un certain temps, l’enfant confronté à la faim va, dans un véritable « automatisme de répétition », se souvenir des premières satisfactions. Cette remémoration provoque une véritable hallucination du sein attendu, une pseudo-satisfaction qu’il vit d’autant plus comme réelle que la mère, encore en état de préoccupation maternelle primaire, va lui amener le sein rapidement après ses appels ou après l’éprouvé de manque. La quasi simultanéité de ce début de pensée (la remémoration) et sa satisfaction (la tétée réelle) fait vivre au bébé une véritable expérience de « création ». C’est ce que Winnicott appelle le « trouver-créer ». Le sein halluciné devenant réel, le bébé s’identifie à la satisfaction qu’il se donne. « L’enfant est le sein » (Freud) et vit dans l’illusion de le créer à la demande (sentiment de toute-puissance originaire décrit lors du stade oral).


Mais l’hallucination n’a qu’une efficacité éphémère et devient assez vite insatisfaisante car elle ne supprime pas la faim. Quand les absences maternelles vont augmenter (la mère reprenant normalement ses propres investissements de vie, amène le bébé à attendre un peu plus), l’estomac continue de crier famine. Le bébé va alors devoir différer de plus en plus l’assouvissement de ses besoins. Il est confronté à une situation difficilement tolérable, celle de l’attente et de l’absence, celle de la douloureuse confrontation au principe de réalité. Cet écart entre la pensée (le sein halluciné) et la réalité (le sein absent et la faim) va déréguler l’impression de toute-puissance dans laquelle il baignait par le trouver-créer. Il va alors éprouver du déplaisir, de la colère et de la rage envers le sein. Cette agressivité va lui donner l’impression d’avoir détruit le sein et par là même sa capacité de satisfaction car il continue de « penser » qu’il est le sein. Seulement – et fort heureusement – la mère va retourner vers son bébé. Le fait que le sein résiste à la haine destructrice amène ainsi le nourrisson à prendre conscience de l’altérité de ce sein. Ce qui a fait dire à Freud que « l’objet naît dans la haine » et dans l’absence pourrait-on rajouter. C’est ce début de perception de l’altérité de l’objet qui va pousser l’appareil psychique du bébé à se représenter l’état réel du monde extérieur pour rechercher dans celui-ci une modification réelle susceptible d’apporter la satisfaction.


Le travail d’individuation du nourrisson se fait donc dans une continuité relationnelle caractérisée par une alternance présence-absence bien tempérée. Il ne s’agit donc pas d’être toujours présent à la seconde, ni trop absent, mais d’être ce que Winnicott a appelé une « mère suffisamment bonne », acceptant également les mouvements d’attaque et de déception incontournables dans toute relation. C’est de cette capacité à maintenir la relation tout en y laissant de l’espace pour l’émergence d’une place propre pour l’enfant que dépendra la qualité de la différenciation Moi/non-Moi.



L’émergence de la « capacité à penser » de l’enfant par appui sur le psychisme maternel


L’état de grossesse prépare la mère à l’accueil de l’enfant. La gestation permet progressivement à la mère de se replier sur soi dans une position narcissique l’aidant à accepter psychiquement son enfant. Cette « préoccupation maternelle primaire » provoque la mise en phase des perceptions mère-enfant. Elle met la mère en position de percevoir les états psychiques de son enfant nouveau-né et de les lier à ses propres états psychiques, de les transformer et les renvoyer sous une forme « supportable ». Cet « accueil » des émotions du bébé est d’autant plus important qu’en cas d’expériences négatives, par exemple si la mère vit mal la rage du bébé, sent son enfant particulièrement tyrannique, ou se sent coupable, elle s’éloignera ou compensera, ce qui amènera alors un sentiment de discontinuité pour l’enfant qui ne retrouvera pas la relation qu’il croit avoir détruite par la colère. C’est ce que nous avons vu précédemment.


Mais, outre le fait d’avoir des limites, d’être un lieu de confort, d’intimité et d’exclusivité, la relation maternelle se doit également d’assurer une qualité essentielle que W.R. Bion appelle « la capacité de rêverie ». Cette contenance maternelle est inhérente à la mystérieuse « fonction alpha ». La fonction alpha de la mère correspond à une fonction de détoxication qui lui permet de transformer les éléments psychiques bruts du bébé (perceptions, émotions, malaises, angoisses, détresse…) en éléments psychiques « digérables » (paroles, gestuelle, actions, rapprochements…) par le bébé, car mis en mots et mis en sens.


Certes à ce stade le bébé ne comprend pas le sens des mots, mais il va pouvoir vivre l’expérience de la projection à l’extérieur de ses contenus psychiques bruts dans un contenant (l’appareil psychique de la mère) apte à les symboliser, les médiatiser et les transformer. Cette expérience d’accueil de ses émotions par le psychisme de la mère est suivie de leur restitution à l’enfant sous une forme assimilable par lui. Mais ce que va « ingérer psychiquement » le bébé, ce ne sont pas seulement les contenus transformés mais aussi progressivement la capacité de la mère à les penser.


Nous voyons donc que le développement d’un appareil psychique chez l’enfant passe par l’introjection d’un objet contenant externe (la mère et ses capacités psychisantes). Le prototype de cet objet contenant est le sein de la mère en tant qu’organe nourricier mais également l’enveloppe d’attention, de soins et de présence rassurante qu’elle déploie autour du nourrisson. C’est ce que Winnicott appelle « la présence maternelle primaire », spécifiée au travers des classiques fonctions de « holding », de « handling » et de « présentation des objets » qui correspond en fait au « mamelon dans la bouche joint à la façon qu’à la mère de tenir et de parler et son odeur familière ».


C’est l’ensemble de ces processus qui est désigné sous le terme « d’introjection de l’objet contenant optimal ». Grâce à cette introjection, ce qui devient contenable dans l’espace psychique interne du bébé devient pensable, l’objet contenant ayant été intériorisé avec ses qualités, entre autre ses capacités de fonction alpha. Une fois cette mise en volume effectuée, l’appareil psychique sera apte à accueillir les multiples mouvements introjectifs. En effet, à mesure que le nourrisson accumule des expériences de deuil et de récupération, grâce à l’alternance présence-absence que nous venons de décrire, son moi s’enrichit des objets qu’il a eu à recréer au-dedans de lui-même et qui deviennent partie intégrante de celui-ci. Il peut alors progressivement se représenter le monde qui l’entoure et les expériences qu’il y vit.


Pour résumer, nous pouvons dire que l’acquisition de la contenance psychique, de cette véritable capacité à penser ses pensées, est assurée par l’introjection d’un objet contenant optimal que l’on peut se représenter comme l’introjection (la mise à l’intérieur) dans le psychisme du bébé d’une représentation de la mère et de ses fonctions psychisantes.


La qualité de cette acquisition dépend tout autant de la qualité de mise en pensée de la mère que de la rythmicité (dans l’alternance présence-absence) de celle-ci. L’alternance des présences-absences amène donc la permanence de l’objet et du Moi, condition indispensable au sentiment de continuité de Soi.

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May 13, 2017 | Posted by in MÉDECINE INTERNE | Comments Off on 1: Le fonctionnement psychologique normal

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