Chapitre 12
Dyscrasies plasmocytaires
Introduction: Les dyscrasies plasmocytaires sont des maladies néoplasiques, ou potentiellement néoplasiques, liées à la prolifération clonale de plasmocytes sécréteurs d’immunoglobulines (tableau 12-1). Elles se caractérisent par la sécrétion de protéines immunologiquement homogènes (monoclonales) qui apparaissent en électrophorèse sous la forme de bandes discrètes correspondant à des immunoglobulines intactes ou incomplètes. Ces immunoglobulines monoclonales sont appelées communément protéines M, protéines myélomateuses ou paraprotéines.
Tableau 12-1
Troubles prolifératifs des plasmocytes
I Gammapathies monoclonales précancéreuses
A Gammapathie monoclonale de signification indéterminée (GMSI)
B GMSI associée à une leucémie lymphoïde chronique ainsi qu’à un lymphome non hodgkinien
C Gammapathies biclonales et triclonales de signification indéterminée
D Protéinurie Bence-Jones idiopathique et GMSI à chaînes légères
II Gammapathies monoclonales malignes
A Myélome multiple et néoplasies apparentées (IgG, IgA, IgD, IgE et chaînes légères libres)
1. Myélome multiple symptomatique
3. Myélome ostéosclérotique (y compris le syndrome POEMS)
4. Plasmocytome solitaire de l’os
III Maladies des chaînes lourdes (MCL)
IV Cryoglobulinémie (types I, II et III)
Les syndromes associés aux dyscrasies plasmocytaires et aux protéines monoclonales comprennent la gammapathie monoclonale de signification indéterminée, le myélome multiple, la maladie de Waldenström, la cryoglobulinémie et l’amylose primaire (voir tableau 12-1). Parfois, les complexes hémoglobine–haptoglobine, conséquences d’une hémolyse, une forte augmentation de la transferrine en cas d’anémie ferriprive ou une augmentation du taux de fibrinogène, peuvent simuler, à l’électrophorèse du sérum, une immunoglobuline monoclonale.
Immunoglobulines sériques: Les immunoglobulines sont constituées de deux chaînes lourdes (H [heavy]) de même classe et sous-classe et de deux chaînes légères (L) de même type. Les chaînes lourdes sont désignées par des lettres grecques : γ pour les immunoglobulines G (IgG), α pour les immunoglobuline A (IgA), μ pour les immunoglobulines M (IgM), δ pour les immunoglobulines D (IgD), et ε pour les immunoglobulines E (IgE). Les types de chaînes légères sont kappa (κ) et lambda (λ). Sur la base des séquences d’acides aminés, on distingue, dans les chaînes lourdes et légères, des régions « constantes » et « variables ». Chaque classe d’immunoglobuline est définie par une série de déterminants antigéniques (ou épitopes) dans les régions constantes des chaînes lourdes (γ, α, μ, δ et ε) et les deux grands types de chaînes légères (κ et λ). Les séquences d’acides aminés dans les régions variables de la molécule d’immunoglobuline correspondent aux sites de liaison de l’anticorps à l’antigène.
Identification des protéines monoclonales: L’électrophorèse des protéines du sérum et de l’urine détecte une protéine M sous forme d’un pic étroit (comme un clocher) en densitométrie ou comme une bande discrète et dense en gel d’agarose (fig. 12-1). L’électrophorèse permet également la quantification des protéines M. Les chaînes légères monoclonales (protéinémie de Bence-Jones) sont rarement détectables en électrophorèse sérique, mais sont facilement détectées par électrophorèse de l’urine, qui doit être recueillie durant 24 heures.
Fig. 12-1 Électrophorèse des protéines sériques montrant une protéine monoclonale (M).
A. Enregistrement densitométrique d’une électrophorèse en gel d’agarose d’un sérum contenant un composant monoclonal, qui se manifeste sous forme d’un grand pic, à base étroite et de mobilité γ. B. Tracé d’électrophorèse en gel d’agarose du sérum contenant le composant monoclonal (l’anode est à gauche), qui apparaît comme une bande dense et étroite dans la zone γ. (Source : Rose NR, Conway de Macario E, Folds JD, et al, eds. Manual of Clinical Laboratory Immunology, 5th ed. Washington, DC : ASM Press ; 1997 : 156, avec l’autorisation de l’American Society for Microbiology.)
Les protéines monoclonales doivent être distinguées d’un excès d’immunoglobulines polyclonales (présence, généralement limitée à la région γ, d’une ou de plusieurs classes de chaînes lourdes et des deux types de chaînes légères, κ et λ), qui produisent un pic de base large ou une bande large (fig. 12-2). De tels tracés électrophorétiques s’observent en cas d’infection ou d’inflammation chronique.
Fig. 12-2 Électrophorèse des protéines sériques montrant une augmentation des immunoglobulines polyclonales.
A. Enregistrement densitométrique de l’électrophorèse en gel d’agarose d’un sérum avec augmentation des immunoglobulines polyclonales ; celles-ci apparaissent comme un pic de base large et de mobilité γ. B. Tracé d’électrophorèse en gel d’agarose (l’anode est à gauche) du même sérum. La bande de droite est large et s’étend sur toute la zone γ. (Source : Rose NR, Conway de Macario E, Folds JD, et al, eds. Manual of Clinical Laboratory Immunology, 5th ed. Washington, DC : ASM Press ; 1997 : 156, avec l’autorisation de l’American Society for Microbiology.)
Détection des chaînes légères libres dans le sérum: Il est possible de doser dans le sérum des chaînes légères, κ et λ, dites « libres », c’est-à-dire ne faisant pas partie d’une immunoglobuline intacte. Un rapport anormal κ/λ (normes, 0,26 à 1,65) indique un excès d’un type de chaîne légère par rapport à l’autre, ce qui signifie une augmentation monoclonale de la chaîne correspondante. Le dosage des chaînes légères libres est plus sensible que l’électrophorèse ou l’immunofixation pour la détection des chaînes légères libres monoclonales et est utile pour le diagnostic des dyscrasies plasmocytaires et dans la stratification du risque.
Gammapathie monoclonale de signification indéterminée
Définition: Une gammapathie monoclonale de signification indéterminée (GMSI ; appelée anciennement gammapathie monoclonale bénigne) est une affection clonale de plasmocytes précancéreux, caractérisée par la présence d’une protéine M sérique chez des personnes qui n’ont pas de signes de myélome multiple, de macroglobulinémie, d’amylose ou d’une autre maladie connexe. La GMSI est définie par une concentration de protéine sérique M inférieure à 3 g/dl, moins de 10 % de plasmocytes monoclonaux dans la moelle osseuse et l’absence de lésions osseuses lytiques, d’anémie, d’hypercalcémie, d’insuffisance rénale pouvant être attribuée à une dyscrasie plasmocytaire. La signification clinique principale d’une GMSI est le risque à vie d’une transformation en un myélome ou un cancer connexe à un taux fixe, mais implacable, de 1 % par an.
Épidémiologie: Plus de 50 % des patients chez lesquels une protéine M sérique est détectée ont une GMSI (fig. 12-3). La prévalence des GMSI dans la population générale augmente avec l’âge, passant d’environ 1 % chez les personnes de 50 à 60 ans à plus de 5 % après 70 ans. La prévalence ajustée selon l’âge est plus élevée chez les hommes que chez les femmes, et deux fois plus élevée chez les Noirs que chez les Blancs.
Fig. 12-3 Gammapathie monoclonale.
A. Distribution des protéines sériques monoclonales chez 1485 patients en observation à la Mayo Clinic en 2008. B. Diagnostics parmi 1612 cas de gammapathie monoclonale suivis à la Mayo Clinic en 2008. GMSI = gammapathie monoclonale de signification indéterminée ; Ig = immunoglobuline ; Macro = macroglobulinémie de Waldenström ; MMI = myélome multiple indolent.
Physiopathologie: Une GMSI représente une expansion non cancéreuse, limitée, de plasmocytes monoclonaux. L’étiologie de la GMSI est inconnue, mais l’âge, le sexe masculin, des antécédents familiaux, l’immunosuppression et l’exposition à certains pesticides sont des facteurs de risque connus. On suppose qu’une infection, une inflammation ou d’autres stimuli antigéniques, agissant de concert avec le développement d’anomalies cytogénétiques dans les plasmocytes, sont les événements pathogéniques initiateurs chez la plupart des patients. Environ 50 % des GMSI sont associées à des translocations plasmocytaires impliquant le locus de la chaîne lourde des immunoglobulines (IgH) sur le chromosome 14q32 (GMSI avec translocation IgH). Ces translocations IgH primaires impliquent généralement l’un des cinq locus chromosomiques suivants : la région 11q13 (CCND1 [gène de la cycline D1]), 4p16.3 (FGFR-3 et MMSET), 6p21 (CCND3 [gène de la cycline D3]), 16q23 (c-maf) et 20q11 (mafB). Chez les 50 % restants, on ne trouve pas de translocations IgH, mais généralement une hyperdiploïdie (GMSI hyperdiploïde).
Manifestations cliniques: La GMSI est asymptomatique et est généralement diagnostiquée fortuitement à l’occasion de tests de laboratoire. Elle évolue vers un myélome multiple ou une affection maligne connexe à un taux d’environ 1 % par an. L’intervalle entre le moment de la détection de la protéine M et le diagnostic de la maladie grave varie de 1 à 32 ans (médiane, 10,6 ans) et le risque relatif par rapport à une population témoin est de 25 pour la transformation en myélome multiple, 8,4 en amylose primaire, 46 en macroglobulinémie de Waldenström, 2,4 pour le développement d’autres formes de lymphome non hodgkinien et de 8,5 pour un plasmocytome. Le risque relatif de leucémie lymphoïde chronique (LLC) n’est pas augmenté. En outre, dans un faible pourcentage de patients, le taux de protéine M augmente à plus de 3 g/dl et/ou le pourcentage de plasmocytes dans la moelle osseuse augmente à plus de 10 % sans progression vers un myélome manifeste ou d’une dyscrasie apparentée (myélome multiple couvant).
Diagnostic: Une GMSI se différencie du myélome multiple et du myélome couvant par l’abondance de la protéine M, le pourcentage de plasmocytes dans la moelle osseuse et la présence ou l’absence d’anémie, d’insuffisance rénale, d’une hypercalcémie ou de lésions ostéolytiques (tableau 12-2). Puisque l’anémie et l’insuffisance rénale sont relativement fréquentes dans la population âgée avec une GMSI, les causes de ces affections doivent être soigneusement recherchées par des examens de laboratoire adéquats. Par exemple, chez un patient anémique, des tests pour exclure une carence en fer, en vitamine B12 ou en acide folique sont indiqués. Par exemple, en cas d’insuffisance rénale inexpliquée, une biopsie rénale peut s’avérer nécessaire. Seuls les patients avec des signes évidents d’une lésion d’un organe cible pouvant être attribuée directement à une dyscrasie plasmocytaire peuvent être considérés comme atteints de myélome ou d’un cancer apparenté.
Tableau 12-2
Critères diagnostiques des dyscrasies plasmocytaires
Adapté de Rajkumar SV, Dispenzieri A, Kyle RA. Monoclonal gammopathy of undetermined significance, Waldenstrom macroglobulinemia, AL amyloidosis, and related plasma cell disorders : diagnosis and treatment. Mayo Clin Proc. 2006 ; 81 : 693-703 ; et Kyle RA, Rajkumar SV. Criteria for diagnosis, staging, risk stratification and response assessment of multiple myeloma. Leukemia. 2009 ; 23 : 3–9.
Association des GMSI à d’autres maladies: La GMSI est associée à de nombreuses maladies. Cependant, puisque 3 % de la population générale de plus de 50 ans ont une GMSI, il est souvent difficile de déterminer si ces affections sont en cause ou sont une simple coïncidence. Certaines associations causales ont été confirmées sur la base d’études épidémiologiques ; il s’agit notamment de la neuropathie périphérique, de la thrombose veineuse profonde, de l’ostéoporose et des troubles lymphoprolifératifs (chapitre 10). Une forme secondaire de GMSI peut également survenir à la suite d’une immunosuppression pour greffe d’organes ou d’une transplantation de cellules souches autologues ou allogéniques. Des protéines M peuvent aussi apparaître dans le sérum de patients atteints de leucémie lymphoïde chronique (chapitre 9), mais elles n’ont aucun effet identifiable sur l’évolution clinique.
Pronostic: Lorsque la protéine M vient d’être détectée, différencier un patient dont la GMSI restera stable durant toute la vie de celui chez qui un myélome multiple, une macroglobulinémie ou une affection apparentée finira par se développer est difficile. La taille et le type de la protéine M au moment du diagnostic de GMSI et un rapport anormal des chaînes légères libres dans le sérum sont des facteurs suggestifs d’une future transformation (voir tableau 12-3).
Gammapathies biclonales
Des gammapathies biclonales surviennent chez au moins 5 % des patients atteints d’une dyscrasie plasmocytaire clonale. Une gammapathie biclonale de signification indéterminée (analogue à une GMSI) représente environ les deux tiers de ces patients. Les autres ont un myélome multiple, une macroglobulinémie ou une autre maladie lymphoproliférative. Les gammapathies triclonales sont rares.
GMSI à chaîne légère et protéinurie de Bence-Jones idiopathique
Le diagnostic d’une GMSI typique nécessite l’expression d’une classe de chaîne lourde intacte. Cependant, chez certains patients, la dyscrasie plasmocytaire clonale précancéreuse se caractérise par la production de chaînes
légères monoclonales sans expression de chaînes lourdes (GMSI à chaîne légère). Certains patients sécrètent suffisamment de chaînes légères monoclonales dans les urines pour que le syndrome soit appelé « protéinurie idiopathique de Bence-Jones ». La dyscrasie est analogue à une GMSI, et l’excrétion urinaire de chaînes légères monoclonales peut persister pendant de nombreuses années sans qu’une lésion d’organe cible évocatrice d’un myélome multiple ou d’une affection apparentée ne survienne. Un traitement n’est indiqué qu’en cas de transformation maligne.
Myélome multiple
Définition: Le myélome multiple est un cancer des plasmocytes caractérisé par une infiltration de la moelle osseuse entraînant une anémie et une destruction squelettique extensive, ce qui se manifeste par des douleurs et des fractures. Le myélome multiple (communément appelé myélome) est défini par la présence de 10 % ou plus de plasmocytes monoclonaux dans la moelle osseuse, une protéine M dans le sérum ou l’urine (sauf dans le cas du myélome non sécrétant), ainsi que des signes d’hypercalcémie, d’insuffisance rénale, d’anémie ou de lésions osseuses censées être liées à la prolifération plasmocytaire. Il faut bien distinguer le myélome d’une GMSI et du myélome indolent (voir tableau 12-2).
Épidémiologie: Aux États-Unis, le myélome représente 1 % des cancers et un peu plus de 10 % des hémopathies malignes. L’incidence annuelle du myélome multiple est de 4 pour 100 000 ; elle est près de deux fois plus élevée chez les Noirs que chez les Blancs. Le myélome multiple est un peu plus fréquent chez les hommes que chez les femmes. L’âge médian des patients au moment du diagnostic est d’environ 65 ans ; seulement 2 % des patients ont moins de 40 ans.
Physiopathologie: La cause du myélome n’est pas claire. L’exposition aux rayonnements, le benzène et d’autres solvants organiques, les herbicides et les insecticides peuvent jouer un rôle. On a rapporté des cas familiaux entre jumeaux identiques et entre deux ou plusieurs parents au premier degré.
Anomalies cytogénétiques: Comme indiqué précédemment (voir « Physiopathologie » des GMSI), les translocations impliquant les principaux locus des chaînes lourdes d’immunoglobulines (chromosome 14q32) sont observées chez près de 50 % des patients atteints de myélome (myélome avec IgH transloqué ou non hyperdiploïde). Les autres n’ont pas de translocations IgH, mais présentent des signes d’hyperdiploïdie (myélome hyperdiploïde). Certains patients, peu nombreux, ne peuvent être classés dans l’un de ces deux types. Outre ces anomalies cytogénétiques, d’autres sont secondaires et surviennent comme des événements tardifs au cours d’un myélome symptomatique ; il s’agit notamment de mutations activatrices de N- et K-RAS, des mutations inactivant p53 et d’une dérégulation de c-MYC. Des délétions partielles ou complètes du chromosome 13 sont bien décrites dans le myélome et ont une valeur pronostique, mais elles se produisent aussi au stade de GMSI.