Chapitre 10 Alcool éthylique et éthylisme
L’éthanol, plus communément désigné sous le terme « alcool », fait partie intégrante de notre culture et pose un problème majeur de santé publique. Une consommation excessive ponctuelle d’alcool est fréquemment associée à une augmentation du risque d’accidents, d’actes de violence et peut également conduire à court ou à long terme à de graves problèmes sociaux. Lorsque cette consommation devient excessive et chronique (éthylisme), elle peut entraîner des risques importants pour la santé, tels que le développement de cirrhoses du foie, de cancers de l’œsophage, de troubles neuropsychiatriques souvent irréversibles et une mortalité prématurée. Malgré une consommation en baisse depuis plusieurs décennies (9,3 litres d’alcool pur par habitant par an contre 12,4 litres en 1961) surtout chez les adultes, l’alcool éthylique reste la substance psychoactive la plus consommée en France et la situerait au onzième rang mondial. Un nouveau problème a émergé ces dernières années : c’est le « binge drinking » ou « biture express » qui reste l’apanage des plus jeunes [1]. Quelque 45 000 décès sont attribuables à l’alcool chaque année (11 000 cancers, 9 000 cirrhoses, 2 500 alcoolodépendances et 22 000 décès indirects liés à des troubles mentaux, cardiovasculaires et des accidents) ce qui en fait la deuxième cause de mortalité de notre pays, après le tabac. En moyenne, la consommation excessive d’alcool est à l’origine de 16 % des décès masculins. La France connaît la plus forte surmortalité masculine liée à l’alcool, de 30 % supérieure à la moyenne européenne. Le coût social de l’alcoolisme représente en France 17,4 milliards d’euros [2]. Signalons pourtant que cette substance psychoactive qu’est l’alcool éthylique fait partie des drogues dites « légales », au même titre que le tabac et selon une étude britannique récente publiée dans la revue médicale The Lancet, il serait plus dangereux que des drogues « illégales » comme le crack ou l’héroïne. En effet, pour les auteurs de cet article, il faut prendre en compte tous les dommages que ces substances peuvent entraîner comme l’impact sur le corps humain mais aussi les dommages environnementaux causés par la drogue, son rôle dans les éclatements familiaux et ses coûts économiques (soins de santé, services sociaux, emprisonnements…). Pour englober toutes ces conséquences, les auteurs ont retenu seize critères dont neuf pour les dommages causés au consommateur (mortalité, dépendance, blessures…) et sept pour les dommages causés à autrui (crime, coût économique, conflits familiaux…). Résultat : appliqué à vingt drogues, ce modèle estime que l’alcool est la drogue la plus dangereuse de toutes. Sur une échelle de dangerosité de 0 à 100, l’alcool est évalué à 72, l’héroïne à 55, le crack à 54 et le tabac à… 26 ! Mais si l’on considère les seuls effets sur le corps humain, cette fois l’héroïne, le crack et la méthamphétamine sont les plus mortelles [3].
Définitions
Classification des boissons alcoolisées
Il existe une distinction entre les boissons alcooliques et les boissons alcoolisées [4]. Les premières sont des boissons fermentées (vin, bière) et des boissons distillées (cognac, whisky, eaux-de-vie) contenant de l’alcool naturellement. Les secondes ne contiennent pas naturellement et habituellement d’éthanol, mais celui-ci y a été ajouté (vodka orange, whisky coca, café arrosé).
Code des débits de boissons et des mesures contre l’alcoolisme
Classification des consommateurs
La communauté scientifique distingue généralement cinq grands types de comportement alcoolique : les abstinents, les consommateurs à faible risque, les consommateurs à risque, les consommateurs à usage nocif (ou à problème) et les alcoolodépendants. Les consommateurs chroniques à risque et les consommateurs à usage nocif peuvent également être regroupés sous le terme de consommateurs chroniques et excessifs d’alcool. L’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) en 2007 a ainsi décrit chaque groupe de consommateurs selon leur consommation journalière d’alcool [5] :
Toxicocinétique de l’éthanol
Absorption
La principale voie de pénétration de l’éthanol dans l’organisme est la voie orale. Les voies respiratoire et cutanée sont quantitativement négligeables en dehors de situations accidentelles. Après ingestion, l’éthanol passe directement par la muqueuse buccale et par l’œsophage puis est absorbé au niveau de l’estomac (environ 10 %) et surtout immédiatement après le passage pylorique, au niveau du duodénum et du jéjunum proximal (70 à 80 %), c’est-à-dire le début de l’intestin grêle. En raison de ses propriétés à la fois hydrophiles et lipophiles, le passage de la barrière intestinale est facile par simple diffusion. L’éthanol atteint ensuite le foie par la veine porte puis la circulation générale. La cinétique d’apparition de l’alcool dans le sang se traduit par la courbe d’alcoolémie qui représente graphiquement la quantité d’alcool (g/L) présente dans le sang depuis l’absorption jusqu’à l’élimination complète (figure 10.1). Après la prise d’alcool, le pic sanguin est atteint en moyenne en 45 à 60 minutes.
Figure 10.1 Toxicocinétique d’absorption de l’éthanol à jeun ou après un repas.
(D’après Lamiable D et al. (2009) [15].)
Différents facteurs peuvent influencer l’absorption de l’éthanol à partir du tractus gastro-intestinal. L’absorption est plus rapide si l’ingestion est unique, si la concentration en éthanol dans la boisson se situe entre 15 et 30 degrés et si elle contient du gaz carbonique (cas du champagne ou du whisky-soda) ou si la boisson alcoolique est chaude. La présence d’aliments dans l’estomac ralentit l’absorption de l’éthanol mais leur nature qu’il s’agisse de graisses, de sucres ou de protéines importe peu. Le taux d’absorption est diminué lorsque la vidange gastrique est retardée prolongeant ainsi le temps de séjour de l’éthanol dans l’estomac en entraînant une augmentation plus lente de l’alcoolémie et un pic sanguin plus faible chez les sujets non à jeun [7].
Métabolisme
L’essentiel du métabolisme de l’éthanol a lieu par oxydation au niveau du foie ; cependant d’autres tissus peuvent également participer comme le rein et le tractus gastro-intestinal, mais pour une faible part [8–10]. Le métabolisme hépatique élimine plus de 80 % de l’alcool ingéré grâce à trois grandes étapes. Dans un premier temps, l’éthanol est oxydé en acétaldéhyde, métabolite hautement toxique, dans le cytoplasme de l’hépatocyte ; dans un deuxième temps, l’acétaldéhyde est transformé en acétate, essentiellement dans la mitochondrie, puis dans un troisième temps, l’acétate produit dans le foie, est libéré dans la circulation sanguine et enfin oxydé lui-même par les tissus périphériques en dioxyde de carbone (CO2), et en eau au cours du cycle Krebs (figure 10.2). La principale voie du métabolisme de l’éthanol passe par l’enzyme dénommée alcool déshydrogénase (ADH). Cependant des voies alternatives de l’oxydation de l’alcool situées dans d’autres compartiments cellulaires ont été décrites : la voie microsomiale qui fait intervenir plusieurs isoenzymes du cytochrome P 450 (les CYP2E1, CYP1A2 et CYP3A4) localisés dans le réticulum endoplasmique lisse de l’hépatocyte [11, 12] et une voie accessoire, celle de la catalase. Ces deux dernières voies alternatives ne sont activées que suite à une exposition d’alcool prolongée : elles demeurent accessoires sauf chez les consommateurs chroniques et excessifs d’alcool. Le reste de l’alcool qui n’est pas métabolisé par le foie se retrouve dans l’air expiré, dans l’urine et la sueur. À côté de ces trois voies principales, il existe également un métabolisme non oxydatif de l’éthanol aboutissant à la formation d’esters éthyliques d’acides gras (FAEE) et de phosphatidyléthanol, de l’éthylsulfate et de l’éthylglucuronide, composés présentant un intérêt comme biomarqueurs de l’imprégnation éthylique [10].
Voies oxydatives
Cytochrome P450
Les isoenzymes du cytochrome P450 intervenant dans le métabolisme de l’éthanol comprennent les CYP2E1, CYP1A2 et CYP3A4 qui sont principalement présents dans les microsomes issus du réseau de membranes intracellulaires de l’hépatocyte, connu sous le nom de réticulum endoplasmique lisse. Cette voie de dégradation de l’éthanol, impliquant ces structures intrahépatocytaires, est dénommée système d’oxydation microsomiale, ou Microsomal Ethanol Oxydizing System (MEOS). L’oxydation de l’éthanol y est effectuée selon la réaction suivante [10] :
Voies non oxydatives
Le métabolisme non oxydatif de l’éthanol (figure 10.3) est minime, cependant les composés qui en résultent peuvent avoir des incidences sur le plan pathologique ou diagnostique. L’alcool réagit avec les acides gras à longue chaîne pour former des esters éthyliques (FAEE ou Fat Acid Ethyl Esters) que l’on peut doser dans le sérum ou les cheveux et qui constituent des biomarqueurs intéressants pour apprécier la consommation excessive d’éthanol car ils persistent longtemps après l’élimination de l’alcool. D’autres voies non oxydatives aboutissent à la formation de phosphatidyléthanols qui sont très faiblement métabolisés et peuvent s’accumuler à des taux détectables à la suite d’une consommation chronique d’alcool, ainsi que de l’éthylsulfate et de l’éthylglucuronide.