XI. Les Troubles Mentaux dans les Tumeurs Cérébrales

Les troubles psychiques peuvent constituer naturellement des symptômes des tumeurs intracrâniennes. Ils peuvent manifester — et c’est le cas le plus fréquent — un désordre global ou constituer un syndrome focal susceptible de localiser le siège de la tumeur.


Cliniquement, les réactions psychiques globales sont les plus habituelles ; elles réalisent avec une particulière fréquence des niveaux de déstructuration de la conscience allant de 1 obnubilation la plus legere au coma le plus profond, c’est-à-dire les divers niveaux de profondeur de la confusion mentale.



Troubles confusionnels prédominants.

Un autre caractère assez particulier de ces troubles réside dans leur évolution paroxystique ; les accès les plus typiques sont les diverses manifestations épileptiques paroxystiques, les accès hallucinatoires, les éclipses de conscience, les crises uncinées, les « dreamy states » de Jackson, les états de dépersonnalisation.



Allure Paroxystlclue.

D’autre part, les processus tumoraux peuvent léser directement ou à distance les « centres » du langage, des praxies, de la gnosie corporelle, des analyseurs perceptifs, etc.



Syndromes focaux.

C’est en somme l’intrication de cette pathologie des fonctions instrumentales (aphasie, apraxie, etc.), des dissolutions paroxystiques de la conscience (épilepsie, etc.) et du fonds confusionnel qui donne sa physionomie complexe à la pathologie mentale des tumeurs cérébrales.

Les recherches consacrées aux troubles mentaux dans les tumeurs du cerveau n’ont commencé que vers la fin du xixe siècle (Ladame, 1865 ; Starr, 1884 ; Jastrowitz, 1888). Le premier travail d’ensemble important est le livre de Schus- ter (Stuttgart, 1902) ; citons aussi à la même époque l’article de Dupré dans le traité de Gilbert-Ballet (1903) et plus tard l’article de Pfeiffer dans le traité de Bumke (1930) — et surtout la thèse de Baruk (1926). Parmi les travaux d’ensemble plus récents il faut signaler la monographie de B. Schlesinger (1950), celle de H. Walther-Buel (1951), et en France, celle de H. Hécaen et J. de Ajuriaguerra (1956).



FRÉQUENCE



On se pose aussi le problème inverse : y a-t-il beaucoup de tumeurs cérébrales chez les malades mentaux?Marchand (1939) répond que, sur 573 autopsies de malades mentaux, il a rencontré 36 tumeurs cérébrales soit 6,2 % et Guiraud (1939) sur 1 000 autopsies n’a découvert que 7 tumeurs (0,7 %). Les chiffres varient généralement autour du taux de 3,54 % établi par Raskin (1950) à partir de 2 430 autopsies de malades décédés dans des Hôpitaux Psychiatriques.



Les tumeurs cérébrales se rencontrent seulement dans 4 % de psychoses.

C’est dire que si l’on ne veut tenir compte que des cas où se pose un problème psychiatrique, c’est-à-dire où les troubles psychiques occupent le premier plan de la sémiologie de la tumeur, on peut dire que les troubles mentaux bien caractérisés sont relativement peu fréquents dans les tumeurs cérébrales. Par contre, le syndrome déficitaire discret dont nous allons maintenant parler, s’y rencontre assez souvent comme symptomatologie accessoire.


LE SYNDROME « PSYCHO-ORGANIQUE » COMMUN


La plupart des auteurs (Baruk, Walther-Buel, Hécaen et de Ajuriaguerra) insistent sur le fait qu’en dehors des syndromes plus ou moins focalisés qui répondent à des localisations (aphasie, apraxie, phénomènes hallucinosi- ques, etc.) il existe un syndrome commun aux grandes lésions organiques cérébrales dont les troubles mentaux des tumeurs cérébrales ne constituent qu’une expression. Ce syndrome, fait essentiellement d’obnubilation, de torpeur et de bradypsychie, a été décrit en France (Baruk) comme un syndrome confusionnel. Dans les pays de langue allemande on l’a plus ou moins rapproché du syndrome de Korsakov et on l’appelle syndrome amnésique organique ou encore syndrome psycho-organique (M. Bleuler), en soulignant ainsi qu’il constitue une modalité assez commune de réactions du cerveau aux diverses atteintes organiques.

L’hypertension intracrânienne par les lésions directes ou indirectes du tronc cérébral qu’elle provoque, en constituerait classiquement le substratum. Il est en effet assez constant que ces troubles psychiques aillent de pair avec les symptômes neurologiques de l’hypertension intracrânienne (céphalées, vomissements, bradycardie, troubles végétatifs, accès paroxystiques de type comitial ou d’hypertonie, signes d’engagement et surtout stase papillaire, soit à forme typique bilatérale sans baisse importante de l’acuité visuelle soit sous forme de syndrome de Foster Kennedy, c’est-à-dire à caractère unilatéral avec atrophie optique du côté opposé). Ce syndrome d’hypertension intracrânienne entraîne aujourd’hui un examen tomodensimétrique qui va permettre, le plus souvent, le diagnostic de tumeur et précisé sa localisation mettant en évidence le refoulement des structures voisines et l’anomalie localisée de densité paren- chymateuse soit spontanément soit après injection de produit de contraste.


A. — TROUBLES PSYCHIQUES SELON LE SIÈGE DE LA TUMEUR



I. — TUMEURS FRONTALES


Le lobe frontal constitue la localisation la plus fréquente des tumeurs intra- crâniennes. C’est aussi dans ces tumeurs frontales que les troubles mentaux revêtent le plus d’importance, peut-être en raison de leur silence neurologique relatif, mais aussi, selon l’opinion de Goldstein, parce que le lobe frontal étant le plus évolué, et partant le plus fragile, est susceptible d’exprimer plus tôt sa souffrance. Les troubles mentaux apparaissent dans 50 % environ des cas avant l’installation d’un syndrome d’hypertension intracrânienne (M. David, 1954).

Rappelons que le lobe frontal tel qu’on l’entend en neurochirurgie est la portion du cortex située en avant de l’aire prémotrice (aire 6). Il serait donc plus exact de parler des tumeurs du lobe préfrontal.



Tumeurs frontales.

Les troubles mentaux des tumeurs frontales ont fait l’objet de très nombreux travaux; mentionnons, en dehors des travaux d’ensemble déjà cités, l’article de R. Angelergues, H. Hécaen et J. de Ajuriaguerra (1955), et le rapport de Boudouresques et J. Bonnal au Congrès des Médecins Aliénistes et Neurologistes de Bordeaux, 1956.


Le déficit de l’attention est un des signes les plus précoces et des plus importants. Au début, il n’en découle pour le malade qu’une diminution de sa capacité de travail ; plus tard, à l’examen, il semble ne plus pouvoir comprendre les questions, il se montre lointain, il faut continuellement le stimuler pour obtenir des réponses.

La mémoire présente un déficit constant (Cl. Vincent, de Morsier, Messimy, Busch). C’est un trouble précoce qui a une grande valeur sémiologique et qui s’aggrave progressivement; il s’agit au début d’une amnésie de fixation seulement ; plus tard le déficit mnésique s’étend aux souvenirs anciens. La désorientation est surtout évidente dans l’espace. Le malade s’est déjà égaré dans des lieux connus et il se perd dans le couloir de son unité de soins. La désorienta- tion temporelle est moins accusée. Lorsque la désorientation porte à la fois sur l’espace et sur le temps, il semble que l’on ait affaire à un syndrome confu- sionnel banal conditionné par l’hypertension intracrânienne plutôt que par une lésion frontale.



— Désorientation.

La synthèse mentale est également altérée et les opérations mentales les plus complexes se trouvent atteintes. Les troubles du jugement et de l’auto-critique, aggravés par l’excitation euphorique de l’humeur dont nous reparlerons plus loin, s’expriment par des bizarreries du comportement et des excentricités.

Les troubles psychosensoriels, les hallucinations élémentaires ou avec perturbation de la conscience sont très rares puisque Boudouresques et Bonnal (1954) ne les ont rencontrés que 2 fois sur 100 tumeurs et que R. Deshaies (1956) ne les a pratiquement jamais observés sur 137 tumeurs, elles sont surtout le fait des tumeurs volumineuses et bilatérales ; elles peuvent être visuelles, auditives et olfactives.

Les troubles thymiques seraient, pour certains auteurs, les plus précoces. Les troubles affectifs s’expriment généralement sur le mode de l’excitation plus rarement sous une forme dépressive. Paillas (1950) insiste sur l’akiné- sie et l’indifférence affective. L’expansivité de l’humeur, l’optimisme sont souvent notés dans les tumeurs frontales. Cette euphorie parfois accompagnée d’érotisme apparaît un peu paradoxalement sur un fond d’apathie. Le malade exprime verbalement cette euphorie dans un langage à la fois précieux (Baruk) et puéril ; il semble « bêtifier » (Dupré et Devaux). Il s’esclaffe en manifestations de joie naïve comme un enfant. Il est porté à faire facilement des calembours, des jeux de mots, à se livrer à des pitreries. Par ces troubles, par l’instabilité de leur humeur, ces malades pourraient rappeler les hypomaniaques, mais leur causticité, leurs plaisanteries s’accrochent moins à l’ambiance (Hécaen, de Ajuriaguerra et Sadoun). Ce groupement particulier au syndrome frontal composé d’excitation, d’euphorie, de puérilisme, de tendance à faire des calembours a été désigné sous le nom de moria (Jastrowitz). C’est surtout la tendance aux facéties (witzelsucht d’Oppenheim) qui serait d’après Walther-Buel caractéristique de cette localisation. — Les formes dépressives sont beaucoup moins caractéristiques du syndrome frontal que les précédentes. Ce sont généralement des états d’indifférence et d’apathie avec tendance au mutisme. On note beaucoup plus rarement des éléments mélancoliques véritables avec idées de suicide.



Moria et tendance aux facéties.

Le déficit de l’activité présente une valeur sémiologique très importante dans le syndrome frontal dont il constitue le noyau clinique central pour Ange- lergues, Hécaen et de Ajuriaguerra. En dehors de l’obnubilation et de la somnolence, il existe en effet une réduction de l’activité psychomotrice, une perte de l’initiative, un ralentissement de l’idéation et du langage qui ont été décrits par Kleist comme l’effet d’un défaut particulier d’incitation à l’action et à l’ensemble de l’activité psychique. Le malade tend ainsi à une acinésie et à un mutisme total semblable à un état catatonique (Baruk).



Défaut d’incitation psychique.

Les troubles psychiques graves peuvent parfois réaliser des syndromes d’excitation ou de dépression susceptibles d’imiter les accès maniaco-dépressifs ou stuporeux. Mais les plus importants sont là encore les états confusionnels et les états démentiels. Les syndromes confusionnels sont très fréquents et de degré variable. Ils comportent surtout la perte de l’initiation motrice, l’amnésie de fixation et un mélange de puérilisme et d’indifférence. Lorsque l’amnésie de fixation s’accompagne de fabulation, le tableau est celui d’un syndrome de Korsakov, en fait rare au cours des lésions frontales ne s’étendant pas vers la profondeur. Quant aux états démentiels, ils évoquent une pseudo-paralysie générale simple et sans délire, surtout lorsqu’ils s’accompagnent de dysarthrie, de parésies et de troubles oculaires.



Parfois état démentiel.

Signalons enfin que l’on a pu observer des états de type hystéroi’de (Messimy, Hécaen, Ajuriaguerra, etc.), ou plus ou moins schizophréniformes (Baruk), mais naturellement on discute à leur sujet de savoir s’il s’agit d’une psychose ou d’une névrose « vraie » en raison de la rareté exceptionnelle de ces cas.

2° Évolution. — L’évolution des troubles psychiques que nous venons de décrire se fait habituellement vers une aggravation progressive mais il est possible d’observer des rémissions, des améliorations. On cite même des régressions définitives de troubles psychiques qui avaient inauguré le tableau clinique d’une tumeur frontale. Mais naturellement la rapidité et la gravité de l’évolution sont fonction du potentiel évolutif propre à la tumeur.



Évolution progressive.

Après l’ablation de la tumeur il est habituel d’observer la régression des troubles mentaux. Mais il n’en est pas toujours ainsi et l’on peut voir survenir des troubles psychiques surajoutés comme séquelles post-opératoires chez un malade qui n’en présentait pas ou en présentait peu avant l’intervention. Bou- douresques et Bonnal ont observé ainsi l’éclosion d’un délire paranoïaque et d’un état dépressif atypique.

May 31, 2017 | Posted by in MÉDECINE INTERNE | Comments Off on XI. Les Troubles Mentaux dans les Tumeurs Cérébrales

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