(Le Déséquilibre, Les Personnalités Psychopathiques)
La difficulté de déterminer les critères de définition de cet ensemble de cas se reflète dans les incertitudes de la terminologie : « déséquilibre » est le terme classique en France ; en Allemagne, on parle de « personnalités psychopathiques » ou de « psychopathes » ; en Angleterre, on décrit comme « névroses impulsives » une partie au moins de ces sujets, tandis qu’aux U. S. A. on a essayé d’acclimater la notion de sujets « dys-sociaux » proposée pour remplacer le terme á’anti-sociaux, à juste titre critiqué comme purement extérieur aux cas.
C’est pourquoi nous avons placé ces troubles en contiguïté avec les toxicomanies et l’alcoolomanie avec qui ils nouent souvent des liens étroits, et avec les psychoses, qu’ils côtoient souvent.
A. — HISTORIQUE
Le concept d’une anomalie caractérielle exprimée par des actes sans contrôle ni retenue a d’abord été ressenti comme un trouble moral inné, auquel Pinel, en 1809, donna le nom de « Manie sans délire », tandis qu’Esquirol, peu après, en fit la « Monomanie instinctive » ou « impulsive ». L’accent était donc placé sur une anomalie congénitale de l’instinct. C’est le même esprit qui animera la plupart des psychiatres du xixe siècle : la « Folie des dégénérés » de Morel correspond à la « Moral insanity » de Pritchard (1835) et aux « Moralische Krankheiten » des auteurs allemands de la même époque. Ce courant d’idées « constitutionnalistes », combattu par Falret en France et par Griesinger en Allemagne, s’est poursuivi longtemps : en France, Magnan, puis Dupré, A. Delmas, Fleury (début du xxe siècle) ont décrit une série de tempéraments et de caractères congénitalement anormaux : les « pervers constitutionnels ». C’est dans le même esprit que Kraepelin a créé le terme de « personnalité psychopathique », auquel Kurt Schneider a fourni en 1923 le plus complet développement.
De l’anomalie constitutionnelle…
La psychanalyse et les études psycho-sociologiques ont, au contraire, valorisé le rôle du milieu dans la genèse de ces personnalités. Nombreux sont les auteurs qui ont accepté l’hypothèse d’une structure hiérarchisée du caractère, à la suite de Freud, et aussi de philosophes comme Max Scheler ou Klages, en Allemagne, ou du courant « personnaliste », représenté en France par Em. Mounier. De nombreux travaux allemands s’inscrivent dans ce sens au cours de la période 1920–1935 : Grunther (1922), Kahn (1927), Schulz (1928), Tramer (1931), Braun (1935). Dans les pays de langue anglaise, la plupart des travaux récents sont inspirés par la psychanalyse : Maughs (1941), Curran (1944), Clackley (1944), Penrose (1947), Karpman (1948), Greenacre (1952), Jenkis (1960), Winnicot (trad. fr. 1969). En français, nous citerons de Greef (1937), Maie (1938), Lagache (1951), Rouart (1954), Pascalis (1958), Neyraut (1963), et les importantes contributions de l’école de Lebovici (1969).
… au trouble du développement.
Nous retrouverons dans la description clinique les éléments qui permettent à la discussion entre ces deux courants de la pensée psychiatrique de se poursuivre encore de nos jours. L’accent s’en est déplacé. Il ne s’agit plus de concevoir le donné et l’acquis comme exclusifs l’un de l’autre, mais plutôt de chercher à comprendre ce qui, dans l’organisation d’une personnalité psychopathique, revient à des prédispositions somatiques, à de mauvaises conditions sociales, et ce qui relève des réactions psychologiques du sujet pour le rendre incapable d’équilibrer en lui-même sa personne et son destin.
B. — ÉTUDE CLINIQUE DE LA PERSONNALITÉ PSYCHOPATHIQUE
I. — LA BIOGRAPHIE
Elle est souvent révélatrice, car l’adolescent ou l’adulte à examiner a déjà eu une enfance « à histoires ». « L’histoire des troubles est déjà un symptôme » (Widlocher, 1968). L’éducation a été difficile ; la famille souvent dissociée ou perturbée. L’enfant a oscillé entre un comportement apparemment adapté à ses conditions de vie et de brusques ruptures ou révoltes : fugues précoces, impulsivité, colères, malignité dans les premières relations de groupe. On recherchera les carences affectives réelles : mère absente ou insuffisante, placements réitérés, père distant. Des moments critiques comme le sevrage ou l’éducation sphinctérienne peuvent être repérés comme entachés d’erreurs éducatives. Labilité émotionnelle dès la première enfance, ambivalence dans les relations sont des traits fréquents : l’enfant séducteur et aimé de ses compagnons devenait tout à coup cruel et se faisait craindre et haïr. Capricieux et instable, il a souvent déçu dans le comportement scolaire, car son intelligence, qui est normale et parfois vive, ne s’est pas appliquée aux tâches proposées. Inattentif, il a poursuivi des buts personnels immédiats, s’engageant dans des conflits répétés avec les parents et les éducateurs.
Une histoire pleine « d’histoires ».
La puberté réactive tous ces éléments ; rétivité, instabilité, impulsions, mensonges et fables, inventions malignes, précocité sexuelle, premiers actes de délinquance annoncent les actes plus graves de l’adolescent ou de l’adulte.
II. — CIRCONSTANCES D’EXAMEN
On n’a pas toujours la notion de ce passé devant un sujet conduit à l’examen pour une réaction antisociale ou un épisode aigu. Les récits que l’on obtient du sujet, des proches ou de la police peuvent être suspects de lacunes, d’omissions, volontaires ou non, comblées au besoin par des inventions fabuleuses. Il faut donc analyser les symptômes :
1° Fugue. — Coup de tête qui met fin à une situation familiale, scolaire ou professionnelle tendue ; ou bien recherche d’un vagabondage aux couleurs du temps, la fugue est souvent ici un long épisode où le goût pour la liberté sans frein pousse le fugueur à des aventures complémentaires qui finissent par alerter la police. Cela peut aller d’une sorte de jeu du gendarme et du voleur aux aventures des romans de la série noire, et parfois jusqu’au crime. De telles fugues sont à distinguer des fugues et des automatismes épileptiques, où les fluctuations des niveaux de conscience rendent compte d’un comportement inexplicable et soudain, plus bref (quelques heures) et plus simple en général dans son déroulement.
La fugue ps. chopathique.
2° Épisode psychiatrique aigu. — Ce peut être une bouffée délirante ou confuso-onirique ; un accès maniaque ou dépressif ; une tentative de suicide ; une ivresse anormale par ses prolongements d’excitation, de dépression ou d’onirisme, ou par la recherche de mélanges toxiques destinés à produire un « flash », quand ce n’est pas la recherche de 1′ « over-dose », conduite suicidaire bien typique qui marie le jeu de la mort à la provocation. Quel que soit le tableau, la « note psychopathique » apparaît soit dans le déclenchement, réactionnel à une contrainte parfois minime, soit dans le style du trouble, sa violence, son polymorphisme. Le suicide, par exemple, est souvent répété froidement, comme un moyen de pression sur l’entourage. Le mélange de traits névrotiques, psychotiques et pervers est ressenti par l’observateur.
Psychopathie et. épisodes aigus.
3° Épisode de délinquance ou conduite criminelle. — Du chapardage au vol qualifié, de la mythomanie à l’escroquerie, de la bagarre d’un soir au meurtre cynique, toutes les conduites antisociales peuvent être réalisées. Le problème médico-légal y sera bien difficile.
Délinquance.
4° Épisode de délinquance et sexualité pathologique. — Plus évocateurs encore de la psychopathie seront les passages à l’acte qui traduisent quasi directement une perversion sexuelle : attentats sexuels, exhibitionnisme, conduites incendiaires. Il faut en rapprocher les impulsions dipsomaniaques ou kleptomaniaques, et aussi les délits liés à l’alcoolisme ou à une autre toxicomanie.
Sexualité pathologique
Nous devons noter dès maintenant les liens qui unissent la délinquance et les perversions, comme ceux qui unissent les toxicomanies et la sexualité régressive (1).
III. — ÉTUDE CLINIQUE
1° Le passage à l’acte. — Le terme de passage à l’acte dérive de la clinique psychanalytique où la notion d’acting out désigne une action symbolique exécutée au cours de la cure, « matériel » moteur en place du matériel verbal, analysable au même titre dans le transfert. Il s’agit donc d’un comportement ancien qui ressurgit tout à coup, inapproprié dans le présent alors qu’il était approprié à la situation ancienne, voire archaïque, au sein du développement de la personne en cause. Tous ces éléments vont pouvoir être retrouvés dans le passage à l’acte du psychopathe, avec cette différence capitale qu’il ne s’agit pas chez lui d’un acte symbolique isolé, mais d’une réalisation achevée et répétitive, comme si l’énergie bloquée passait tout entière dans l’acte, de manière habituelle.
Définition du passage à l’acte.
2° Caractères extérieurs de l’acte psychopathique. — Tous les classiques insistent sur sa fixité (c’est généralement le même comportement chez le même sujet) ; la brutalité et la soudaineté de la manifestation agressive, souvent comparée à une explosion, à un court-circuit ; l’apparence élémentaire de l’action, directement jaillie de la pulsion ; enfin sa froideur apparente, comme si le sujet était au moment de son acte dépourvu d’émotion.
Description.
3° Affectivité, angoisse et défenses. — Cette froideur recouvre une affectivité massive, mais figée dans une position primitive généralement assimilée aux conduites d’oralité, où l’avidité et l’intolérance à la frustration sont la règle. L’angoisse ne peut apparaître car elle est terrifiante, elle sera évitée à tout prix : tel est le sens de l’acte psychopathique. La culpabilité de même en est absente. On peut parler d’une personnalité sans conflit interne, c’est-à-dire sans possibilité d’élaboration devant l’émergence de la pulsion. La relation avec l’objet est celle de l’incorporation ou de la destruction : « si je ne peux l’obtenir, c’est qu’il est mauvais et je le détruis ». On voit que le mécanisme fondamental, et pour ainsi dire la seule « défense », paraît être celui de l’identification projective, telle que l’a décrite Mélanie Klein chez le nourrisson. Adoptant le langage du même auteur, on peut parler d’un Sur-Moi archaïque terrifiant, devant lequel l’acte du psychopathe exprime la seule réponse qui lui permette de conserver son unité et de maintenir un contact avec le monde extérieur dont la réponse (la sanction, la répression) viendra démontrer à la fois l’existence et la nocivité. L’ensemble de cette conduite permet de rapprocher le psychopathe du psychotique, par le niveau de la réponse, sa massivité et son mécanisme projectif : mais le passage à l’acte remplace l’élaboration délirante. D’autres comparaisons seront établies plus loin avec la névrose, la perversion et la psychosomatique.
Son contenu.
5° Répétition du conflit archaïque. — Naturellement le conflit fondamental que nous avons situé au niveau de l’oralité parce qu’il résume l’essentiel de la position psychopathique est souvent compliqué par des ébauches névrotiques, psychotiques ou perverses, insuffisantes pour assurer un autre type de conduite, mais permettant une organisation variée des symptômes : nous en donnerons plus loin quelques exemples. Mais les profonds conflits qui tendent à se répéter dans la conduite psychopathique sont ceux des relations primitives, des carences affectives initiales ou des grossières erreurs éducatives dans les premières années de la vie. Telle est du moins la leçon qui paraît se dégager des études psychanalytiques consacrées à la question (Friedlander, 1951 ; Greenacre, 1952; Lewis, 1954 ; Anna Freud, 1968 ; Braunschweig, Lebovici et van Thuel Godfrind, 1969).
Rôle de là répétition.
6° Transfert et contre-transfert. — Il faut signaler qu’au cours de l’examen l’observateur peut tirer des informations de ce qu’il perçoit du transfert et de ce qu’il ressent (contre-transfert). Ce qui vient d’être exposé de la position typique du psychopathe permet de dire qu’il n’opère pas de transfert : son avidité affective ne constitue pas une véritable demande : l’absence d’identification à l’autre, la constance des mouvements projectifs, l’absence de souffrance et de culpabilité expliquent que le sujet ne cherche le rapprochement que pour séduire, capter, se faire plaindre, se rassurer par l’ascendant qu’il prend, la manipulation qu’il espère. L’homosexualité et le sado-masochisme sont souvent perçus dans ces rapprochements ambigus qui sont rompus aussitôt qu’éprouvés par le sujet. Il en résulte chez l’observateur un contre-transfert négatif ou ambivalent au sein duquel le psychiatre ne peut utiliser l’identification dont il a l’habitude avec le névrotique.
Étude de la relation.