CONDUITES D’ADDICTION
La conduite toxicomaniaque constitue une perversion qui satisfait complètement son besoin (recherche du plaisir, évitement de la souffrance) par l’absorption habituelle et impérieusement exigée d’un ou de plusieurs produits, appelés « toxiques » précisément à cause de leur élection par les adeptes de cette conduite. Elle se rapproche des perversions sexuelles dans la mesure où elle en possède le caractère fondamental : la régression à un « plaisir partiel » (cf. p. 385) ; ce serait un abus de langage que de parler de toxicomanie en dehors de tels critères. On ne peut définir la toxicomanie par l’usage habituel d’un ou de plusieurs produits (tous les alcooliques, par exemple, ne sont pas des toxicomanes), on doit la définir par la conduite spécifique, du type pervers, qui constitue une régression instinctivo-affective, un véritable et profond déséquilibre dans l’intégration des pulsions.
A. — LES DIMENSIONS ACTUELLES DU SUJET
Naguère limité, dans les pays occidentaux, à des cas individuels — tandis qu’ils constituaient un fléau social en Iran, aux Indes, en Chine —, le problème s’est transformé récemment, et les pays occidentaux sont devenus des foyers importants de la toxicomanie.
Aux États-Unis, de phénomène marginal, « contre-culturel » qu’elle était en 1950, la toxicomanie a pris l’ampleur d’un phénomène de masse entre 1960 et 1970. En 1971, le nombre des « vrais toxicomanes » était estimé à trois millions, le nombre des « expérimentateurs » à sept millions, et celui des « utilisateurs modérés, mais réguliers de la marihuana ou d’autres drogues psychoactives » à cinq millions. On a pu parler de véritables « épidémies » à Washington, dans les années 1964-1968 (17 000 héroïnomanes), ou en Thaïlande qui compte plusieurs centaines de milliers d’héroïnomanes. Chacun sait que la guerre du Vietnam a joué un rôle important dans la diffusion des toxicomanies aux U. S. A., ce qui montre comment un fait d’ordre politique peut jouer un rôle générateur et multiplicateur. Toutes les conditions étaient en effet réunies chez les jeunes soldats envoyés dans une bataille lointaine : phénomènes de groupe, désœuvrement, démoralisation, facilité de l’approvisionnement, etc. Un certain nombre de toxicomanes graves se sont donc révélés, dans une population beaucoup plus large de « consommateurs » occasionnels. Le cas de l’Iran est intéressant parce qu’il illustre bien la différence entre le « vrai toxicomane », au sens de notre définition, et le halo plus ou moins grand des « consommateurs » que des mesures sociales peuvent réduire : on estimait, avant 1960, à 1,5 million le nombre des opiomanes, le produit était alors en vente libre. Depuis que des mesures sévères ont été prises, on estime à 300 000 (sur une population augmentée) le noyau des irréductibles, chiffre qui s’est maintenu jusqu’à la révolution intégriste. En Europe, l’invasion des toxicomanies s’est produite d’abord à partir des troupes américaines vers 1965. En France la multiplication des cas fut rapide entre 1966 et 1968, pour éclater très fortement de 1969 à 1971. Les études montrent que le nombre des toxicomanes comme celui des « utilisateurs » augmente rapidement en France, en Angleterre, dans les Pays-Bas, en Scandinavie, en Italie, en Allemagne, etc. L’extension des toxicomanies aux très jeunes (14 à 20ans) est un fait observé dans tous les pays occidentaux, qui signale, entre autres données, le désarroi de l’adolescent et son besoin de recourir à des « solutions » de groupes, hors du monde des adultes. Nous y reviendrons plus loin. L’usage rapide des drogues « dures », la polytoxicomanie, l’invasion de l’héroïne au Pakistan en 1976, ont entraîné des phénomènes dérivés : agressions, crimes, prostitution, car un mois d’héroïne exige entre 15 000 et 30 000 F en 1984 (M. Reynaud et coll., 1984).
Devant de tels faits, il est évident que le problème de la toxicomanie appartient actuellement au domaine des symptômes de crise socio-culturelle, et qu’à ce titre, il échappe à la compétence et à l’action du psychiatre, mais ce dernier ne peut pas ignorer sur quel arrière-fond se découpent les demandes de soins individuels qui lui sont adressées.
B. — LES PRINCIPALES TOXICOMANIES
La meilleure classification, d’après un expert comme Cl. Olievenstein (1970) demeure celle de Lewin (1928). C’est celle qui nous guidera. Mais il faut insister sur le fait que la liste des substances utilisables pour créer et entretenir une toxicomanie est presque sans limite et qu’elle est toujours ouverte. Voici la classification de Lewin, complétée par la liste des principaux dérivés modernes des mêmes catégories.
Euphorica. Types : opium et cocaïne.
Opium,
Autrefois surtout consommé par la bouche (pipes, pilules, dross (résidudes pipes), laudanum, élixir parégorique), l’opium est surtout maintenant utilisé en injections : morphine, son principal alcaloïde, et plus encore sous les formes dérivées de la morphine : héroïne, codéine et ses propres dérivés.
ses dérivés,
Au total c’est plus d’une centaine de succédanés synthétiques de la morphine qui ont été préparés. Certains d’une puissance telle qu’ils n’ont pas été mis en circulation, telle l’étorphine, cent mille fois plus active à poids égal que la morphine.
Description type : l’héroïnomane. — Sous-cutanée, intra-musculaire, le plus souvent intraveineuse, l’injection varie de un centigramme (ou moins, les doses sont incertaines sur le marché clandestin) à un gramme chez le sujet entraîné et bien approvisionné. Le sujet recherche l’action brutale, le « flash », et cette recherche incertaine est responsable des morts subites. Voici le « flash » décrit par un patient de Cl. Olievenstein : « Je sens l’orgasme dans mon ventre « comme une brûlure insupportablement jouissive. L’héroïne s’est emparée « de mon corps, de mon âme, plus de faim à assouvir, plus de sommeil à rattra- « per, une joie intense, une entière satisfaction des désirs ont reçu mes sens. « Le bonheur en cet instant a pris une forme nouvelle, etc. ». Un tel exemple montre bien la nature de la toxicomanie et comment elle est une perversion, c’est-à-dire une régression à une forme primitive du plaisir, absolu comme celui du nourrison repu, remplaçant et excluant tout autre. La seule limite d’une telle satisfaction est son épuisement après quelques heures, qui impose sa répétition. D‘où « l’escalade », les trafics, et les complications que l’on devine.
Le « flash » de l’héroïnomane.
Tous les adeptes des opiacés ne pratiquent pas cette forme extrême. Le morphinomane classique utilise des doses moindres, des produits moins puissants, des voies d’introduction moins massives. L’accoutumance l’oblige aussi à augmenter les doses, mais il conserve assez de vigilance pour les diminuer périodiquement par des désintoxications. Sa conduite ressemble à celle du pervers organisé, ou à celle du pervers névrotique qui vit son esclavage avec culpabilité. Dans ce dernier cas la psychothérapie peut être indiquée.
Les effets recherchés sont l’ivresse cocaïnique, l’euphorie qui dure environ une heure, suivie d’une phase de confusion légère avec hallucinations visuelles, tactiles et auditives, puis d’une somnolence de quelques heures. Magistralement décrite par G. de Clérambault (1909), cette intoxication est depuis des années 80 en recrudescence, à partir de l’Amérique du Sud.
Phantastica. — Ce sont les drogues hallucinogènes, les « poisons d’illusion » (Ch. Durand). Nous insisterons seulement sur le chanvre indien et le L. S. D. Dans ce groupe, il faut ranger aussi : le Peyotl, plante cactée du Mexique dont l’alcaloïde est la Mescaline (cf. p. 644). On pourra lire sur les « voyages » permis par cette drogue, le livre du poète. H. Michaux « Misérable miracle ».
La Psilocybine est l’alcaloïde d’un champignon mexicain.
Les Solanées (Datura, Jusquiame) sont, dans le groupe, des drogues mineures.
Au contraire, la consommation du chanvre indien, sous ses diverses formes, constitue actuellement une intoxication très répandue (faible prix) et sur laquelle on se livre à beaucoup de discussions. Il est certain que le Cannabis Sativa, dont la culture est facile, et dont la teneur en principe actif (Cannabinol) est variable selon les lieux de production, n’est pas un toxique majeur, à l’égal des grands euphorisants précédents. Pour cette raison et pour son faible prix, le nombre des toxicomanes vrais demeure faible par rapport au nombre des consommateurs. Mais il est certain aussi qu’il constitue, par le fait même de son accès facile, une porte d’entrée dans la toxicomanie, par le phénomène bien connu de l’ escalade.
Le chanvre indien
Le chanvre en nature, séché et broyé, se fume avec du tabac (Kif dans les pays arabes, Marihuana en Amérique Centrale). Sa résine (Haschich en Orient, Chira en Afrique du Nord) circule en plaques ou en bâtonnets, parfois alors mélangés à de l’opium, de la jusquiame. Elle se consomme généralement écrasée avec du tabac, parfois en ingestion (confitures, pâtes, bonbons). Il est difficile de savoir la teneur en cannabinol de l’échantillon offert, parce qu’elle dépend de l’origine (notion de climat : le chanvre cultivé aux Indes est plus riche que celui qu’on fait pousser à Amsterdam) et de la préparation artisanale qu’on fait subir aux feuilles et aux fleurs.
Description type : le groupe de fumeurs. — Une caractéristique des hallucinogènes est qu’ils sont rarement consommés dans la solitude, mais généralement en groupe. Un rituel se constitue. Quelques jeunes élisent un local, où l’on se réunit chaque soir. L’atmosphère est créée par la participation à un plaisir secret et interdit. Le chanvre, à une certaine dose, engendre des troubles végétatifs légers, des perturbations sensorielles et tactiles, avec un relâchement de la vigilance qui entraîne une subexcitation intellectuelle, libère les impulsions, favorise la suggestion. Chez les sujets prédisposés peuvent alors survenir illusions et hallucinations. Moreau de Tours avait admirablement décritcette ivresse en 1845 dans la première étude de psychiatrie expérimentale.
il se fume souvent en groupe.
— Diéthylamide de l’acide lysergique, le L. S. D. est un produit de synthèse découvert en 1938 à l’occasion de travaux destinés à isoler les constituants de l’ergot de seigle. Il se consomme par voie buccale à la dose de 300 à 500 microgrammes, et jusqu’à 1 200. Relativement facile à fabriquer et facile à transporter, il est devenu, depuis la dernière guerre, surtout aux États-Unis, l’objet d’un engouement quasi-mystique chez les adolescents. On peut comparer la propagande dont il a été l’objet à celle que Baudelaire et Théophile Gautier avaient fournie en France au xix* siècle à la louange du haschich. Mais le succès en a été plus vif chez les jeunes des pays anglo-saxons que celui qu’avaient obtenu nos poètes dans le milieu des esthètes parisiens.