Le Normal et le Pathologique

1. Le Normal et le Pathologique



En effet, le psychiatre d’enfant est sollicité pour examiner un petit patient qui très généralement ne demande rien, prié de faire disparaître une conduite jugée non conforme par la famille, l’école, les voisins ou l’assistante sociale sur des critères souvent externes et adaptatifs. De son côté, ce psychiatre prend en compte, dans son évaluation, des facteurs fort différents: capacité de sublimation dans un secteur, importance des contre-investissements défensifs, souplesse ou rigidité de l’ensemble du fonctionnement mental, évaluation du niveau conflictuel en fonction de l’âge, etc.

Les critères de normalité ne peuvent donc se limiter au repérage de la conduite qui a motivé la demande d’examen et se résumer à une simple grille de décodage symptomatique.


LE NORMAL ET LE PATHOLOGIQUE : PROBLÈMES GÉNÉRAUX

Depuis Canguilhem, il est devenu évident que le normal et le pathologique constituent les deux termes indissociables d’un même couple antithétique: l’un ne peut se définir sans l’autre. Le problème est d’autant plus ardu en français que s’y ajoute une confusion entretenue par la phonétique entre l’anormal (du latin norma: l’équerre) et l’anomalie (de la racine grecque oμαλoζ: lisse, sans aspérité). Les rapports entre l’anomalie, l’anormal et le pathologique doivent être ainsi précisés.


Confondre normal et santé en y opposant anormal et maladie constitue à l’évidence une position statique qui ne correspond plus à la dimension dynamique de la majorité des maladies: le patient diabétique avant la décompensation, l’asthmatique avant la crise sont normaux au sens d’une absence de symptôme. La maladie ne peut plus se réduire à ses manifestations bruyantes. Doit aussi intervenir une potentialité à recouvrer la santé, qui nous rapproche de la définition du normal en tant que processus.

Assimiler le normal à la moyenne, c’est d’abord confondre l’anormal et l’anomalie, puis rejeter dans le champ du pathologique tout ce qui n’est pas dans la zone médiane de la courbe de Gauss: les sujets de petite taille, les individus surdoués sur le plan intellectuel sont-ils pathologiques? En psychiatrie il faut en outre tenir compte de la pression culturelle: risque alors d’être considérée comme anormale toute conduite déviant de la moyenne. De ce point de vue les résistants français, pendant l’occupation, étaient anormaux, de même que la majorité des hommes dits de «progrès».

Renvoyer le normal à un modèle, à une utopie, c’est instaurer ipso facto un système de valeurs, une normalité idéale, peut-être celle dont rêvent les politiques, les administratifs ou les parents et les enseignants pour leurs enfants. Si cet idéal est défini par le groupe social, ceci revient plus ou moins à le confondre à la norme statistique. Si cet idéal est un système de valeur personnel (idéal du Moi), encore faut-il voir comment il fonctionne puisqu’on connaît bien maintenant certaine «maladie d’idéalité» (pathologie narcissique), ce qui revient à définir un «fonctionnement mental normal».

Faire du normal un processus d’adaptation, une capacité de réactions pour retrouver un équilibre antérieur perdu, c’est introduire une évaluation dynamique. Mais dans le champ psychosocial une telle définition risque de réduire le concept de normalité à un état d’acceptation, de soumission ou de conformisme aux exigences sociales. La capacité d’adaptation, ou ce qu’on a pu appeler l’adaptabilité, serait pour certains un meilleur critère que l’adaptation elle-même: encore reste-t-il à définir les critères de cette capacité ce qui risque de renvoyer à la définition du normal, soit comme moyenne, soit comme utopie.


Toutefois le médecin n’est pas confronté ici à un problème théorique mais à un choix pratique: devant tel ou tel patient doit-il intervenir ou s’abstenir? Le pédopsychiatre plus que tout autre spécialiste est placé face à ce dilemme car l’état symptomatique actuel de l’enfant ne préjuge en aucune façon son futur état d’adulte. Par-delà les conduites symptomatiques le pédopsychiatre doit trouver un autre système d’évaluation.


PROBLÈME DU NORMAL ET DU PATHOLOGIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT

Aussi longtemps que l’exercice de la pédopsychiatrie s’est limité à la pratique de quelque thérapie dans un cabinet privé, la question du normal et du pathologique était secondaire. En revanche, l’extension considérable de la pratique pédopsychiatrique et de ses applications à la santé mentale de la population, une efficacité certaine mais jointe à un coût économique tout aussi certain, impliquent des choix stratégiques. L’époque est révolue où l’on pouvait souhaiter que tout enfant suive une psychanalyse prophylactique: une telle position recélait une profonde erreur sur la fonction même de l’analyse d’un enfant, erreur justifiée en ces temps-là par la confusion ou les incertitudes dans le champ spécifique de la psychanalyse et de l’éducation (cf. les débats entre M. Klein et A. Freud dans les années 30). Mais à notre époque l’hygiène mentale doit aussi se préoccuper, non pas de son rendement au strict sens commercial, mais de son efficacité. Certaines evaluations statistiques à grande échelle doivent de ce fait inciter à réflexion:


– la fréquence des intelligences dites limites varie en fonction de l’âge. Elle diminue de façon considérable à l’âge adulte: est-ce à dire que l’intelligence augmente avec l’âge, ou plus simplement que les critères d’évaluation appliqués à l’enfant ne tiennent pas compte que de son seul état? En termes plus politiques n’est-ce pas la simple fréquentation de l’école qui désigne un certain nombre d’enfants écoliers comme déficients? (cf. discussion sur le QI chap. 9);


– l’inégale et constante répartition des sexes dans la population consultante en pédopsychiatrie constitue un problème majeur: 70% de garçons, 30% de filles. Doit-on en conclure qu’être garçon est plus pathologique qu’être fille ou que la normalité idéale et/ou sociale correspond mieux aux capacités et besoins de la fillette? Ce problème est d’autant plus aigu que la répartition sexuée de la population psychiatrique adulte est inverse (majorité de femmes par rapport aux hommes).


En revanche, face à un enfant particulier l’évaluation du normal et du pathologique se pose différemment; il faut alors reconnaître le symptôme, en évaluer le poids et la fonction dynamique, tenter de situer sa place au sein de la personnalité de l’enfant (structure pour les psychanalystes ou style temperamental pour les psychologues développementalistes), apprécier enfin cette personnalité dans le cadre de son évolution diachronique et au sein d’un environnement particulier. C’est de cette quadruple évaluation symptomatique, dimensionnelle, développementale et environnementale que procède toute démarche pédopsychiatrique.


NORMALITÉ ET CONDUITE SYMPTOMATIQUE


L’expérience clinique la plus simple montre combien cette attitude est fallacieuse. Qu’il s’agisse d’opérations de pensée interne (phobie, pensée obsessionnelle) ou de conduites externes (passage à l’acte, bégaiement, etc.), on retrouve presque toujours un fil continu sous-tendant les diverses conduites humaines, depuis celles qui témoignent des préformes organisatrices du psychisme jusqu’à celles qu’on observe dans les états pathologiques structurés. L’étude des phobies ou des conduites ritualisées (cf.chap. 17) est parfaitement convaincante. Même pour une conduite apparemment plus déviante, telle que le bégaiement, on retrouve une phase de développement où le bégaiement a pu être qualifié de physiologique (cf.chap. 17).

La description sémiologique, le repérage d’une conduite ne peuvent donc pas suffire à en définir le rôle pathogène ou organisateur. Une évaluation dynamique et fonctionnelle doit s’y ajouter. Le point de vue économique consiste à évaluer dans quelle mesure la conduite incriminée n’est qu’une formation réactionnelle, ou au contraire dans quelle mesure s’y attache aussi un investissement sublimatoire: en d’autres termes, dans quelle mesure le Moi est-il partiellement amputé de ses fonctions par le compromis symptomatique, ou au contraire dans quelle mesure peut-il réintroduire cette conduite dans son potentiel d’intérêts ou d’investissements divers? Le point de vue dynamique et développemental cherche à évaluer l’efficacité avec laquelle la conduite symptomatique lie l’angoisse conflictuelle et autorise de ce fait la poursuite du mouvement maturatif ou, à l’opposé, s’avère inefficace pour lier cette angoisse qui resurgit sans cesse, suscite de nouvelles conduites symptomatiques et entrave le mouvement maturatif. Ces deux approches d’un symptôme, fonctionnelle d’un côté et développementale de l’autre, doivent se compléter. D’un point de vue historique, il est important de noter que ces perspectives ont été introduites par le courant psychanalytique (voir plus loin) sous la terminologie respective «économique» (pour fonctionnel) et génétique (pour développemental), ce dernier terme ayant pris un tout autre sens avec la découverte de l’ADN.

Reste le difficile problème de l’absence apparente de toute conduite déviante au sens de la norme statistique. En réalité toutes les enquêtes épidémiologiques systématiques montrent que l’absence de tout symptôme chez un enfant est une éventualité d’autant plus rare que l’examen clinique et l’évaluation par les tests psychologiques sont poussés. Toutefois, certains enfants grandissent sans présenter apparemment de tels symptômes: à l’évidence ils ne viennent pas en consultation. Pour la grande majorité d’entre eux, cette normalité symptomatique reflète probablement la santé mentale. Mais il en est pour qui cette normalité de surface n’est rien d’autre qu’un conformisme adaptatif, une organisation en faux-self selon Winnicott, une soumission aux pressions et exigences de l’entourage. Ces enfants conformistes, qui s’adaptent en surface, s’avèrent incapables de construire une organisation psychique interne cohérente et d’élaborer les inévitables conflits de développement. À titre d’exemple, lors des crises graves de l’adolescence qui mettent en cause les fondements identitaires, il n’est pas rare de constater dans les antécédents infantiles de ces patients un «blanc» apparent, une sorte de normalité fade et sans relief.


NORMALITÉ ET POINT DE VUE STRUCTUREL

Par-delà l’évaluation symptomatique, il convient aussi de se référer à un point de vue dimensionnel au plan du développement. Anna Freud fut parmi les premières à dégager la notion de ligne de développement et à insister sur la diversité des dimensions à prendre en compte. Auparavant S. Freud avait introduit une ligne de partage entre les individus présentant une organisation mentale ou structure de type psychotique et ceux qui ont une structure névrotique, non pas en fonction de la signification de leur conduite, mais en fonction de l’efficacité de la psychanalyse. Pour Freud il n’y a pas de différence entre l’homme sain et l’homme névrosé: tous les deux présentent le même type de conflit oedipien, utilisent les mêmes types de défenses (refoulement, déplacement, isolation, conversion), ont traversé pendant l’enfance les mêmes stades maturatifs. La seule différence entre l’individu névrotique sain et l’individu névrosé souffrant réside dans l’intensité des pulsions, du conflit et des défenses, intensité dont rendent compte les points de fixation névrotique et la relative rigidité des défenses. La compulsion de répétition, caractéristique essentielle du névrosé malade, représente l’élément de morbidité le plus distinctif: la définition de la normalité comme processus adaptatif s’applique assez bien à ce cadre, la santé pouvant être définie comme la capacité d’utiliser la gamme la plus étendue possible de mécanismes psychiques en fonction des besoins.

Chez l’enfant les rapports entre le complexe oedipien comme stade maturatif du développement et la névrose comme organisation pathologique sont loin d’être simples (cf. la discussion chap. 17). De même les propositions théoriques de M. Klein, plongeant au plus profond et au plus précoce de l’organisation du psychisme enfantin, ne correspondent plus forcément à l’idée que l’on se fait aujourd’hui du développement précoce du bébé sain au plan de sa fantasmatique. Dans sa conception, il n’y a pas de distinction qualitative fondamentale entre le développement normal et le développement pathologique jusque et y compris dans le champ des états psychotiques. La seule différence est quantitative: l’intensité des pulsions agressives peut en effet provoquer une angoisse telle que l’évolution maturative s’en trouve bloquée. Les divers états pathologiques ne sont pas très différents des stades maturatifs normaux correspondant au palier atteint lors du blocage évolutif. L’évaluation du pathologique repose sur l’analyse des facteurs entravant précisément la bonne marche de la maturation et du déploiement d’une organisation névrotique. À cet égard M. Klein souligne l’importance de l’inhibition des tendances épistémophiliques et du refoulement de la vie imaginaire.


Il convient ici de s’interroger sur la notion de structure mentale en psychopathologie infantile. Bien plus que chez l’adulte, la définition de la «structure mentale» d’un enfant est pleine d’aléas; cette structure ne se laisse jamais percevoir avec la même netteté. En effet la délimitation des conduites pathologiques est plus incertaine, les liens possibles entre diverses conduites paraissent toujours plus lâches qu’en pathologie adulte. L’intrication constante des mouvements de progression et de régression estompe encore tout contour trop précis; l’inachèvement du fonctionnement psychique ne permet pas de se référer à un modèle stable et accompli; l’existence de moments critiques dans le développement rend compte de bouleversements structurels longtemps possibles; la dépendance prolongée à l’entourage peut provoquer des remaniements imprévisibles. Tous ces facteurs brièvement énumérés rendent compte de la difficulté fréquente, et probablement aussi de l’erreur, à définir trop rigoureusement une structure psychique chez l’enfant.

On préfère aujourd’hui une approche dimensionnelle assez proche finalement des premières propositions de A. Freud avec son concept de ligne de développement (voir plus loin), tenant compte de la diversité des dimensions pertinentes (affective, comportementale, cognitive, familiale, langagière, motrice, etc.) sachant que cette vision progressive et diachronique du développement pourra être en partie prise en compte dans la notion de tempérament. Cela étant, la question reste toujours ouverte: sur quels bases et critères délimiter la pathologie mentale de l’enfant, comment comprendre et intégrer les unes aux autres les diverses conduites pathologiques ou difficultés observées? De ce point de vue la place occupée par les troubles instrumentaux en psychopathologie infantile est éclairante. À titre d’exemple nous prendrons le cas du symptôme «difficulté d’apprentissage du langage écrit» (cf. plus loin).

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Jun 8, 2017 | Posted by in MÉDECINE INTERNE | Comments Off on Le Normal et le Pathologique

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