5. La personnalité paranoïaque
Définition, épidémiologie
La plus impressionnante, et l’une des plus fréquentes parmi les personnalités pathologiques, est aussi celle qui est appréhendée de la façon la plus vague. Au risque de diverses méprises – avec le narcissique, le psychopathe, le phobique, voire le déprimé –, la personnalité paranoïaque doit être définie de façon précise, c’est-à-dire avec plusieurs traits articulés par une psychopathologie. Il serait trop simple, par exemple, de s’en tenir au seul concept de méfiance, ce que proclament les divers DSM et ICD.
En 1895, KraepelinKraepelin “A utilisa le terme de paranoïa pour désigner les délires systématisés et sectorisés, tout en pensant que cette pathologie était préalable à une évolution vers la démence précoce. En 1921, dans cette même perspective évolutive, il décrivit la personnalité paranoïaque comme un caractère prémorbide. Les symptômes décrits alors sont devenus classiques : la méfiance, l’irritabilité, la susceptibilité, l’inflation du moi. KretschmerKretschmer “A, en 1908, décrivit la paranoïa sensitive, où des sentiments de culpabilité et une tendance à l’introversion atténuent la sthénicité. Pour FreudFreud “A, dès 1896, la paranoïa est conçue comme une psychonévrose de défense destinée à lutter contre des tendances homosexuelles.
Les auteurs contemporains, depuis 1940, ont eu tendance à insister sur la fragilité de l’estime de soi chez le paranoïaque. Pour Cameron, en 1974 le sujet a subi pendant son enfance des traitements sadiques et désagréables de la part de son entourage et il en conserve une attitude combative. Pour Shapiro, en 1965 et 1981, le paranoïaque se caractérise par une attitude rigide et l’obsession de l’autonomie, principe que l’on retrouve chez MillonMillon “A et Davis, en 1996. KernbergKernberg “A, en 1975, reprend pour cette personnalité les principes qu’il avait utilisés pour les borderline. Il existerait chez ces sujets une faiblesse du moi et du surmoi avec une structure très ambivalente responsable de projection, de clivage, de déni. BeckBeck “A et Freeman, en 1990, reprennent sur le plan cognitif le mécanisme classique de projection, en insistant sur l’image que le sujet se fait des autres et de lui-même. Il se considère comme droit, honnête, loyal ; il voit les autres comme trompeurs, malicieux, dissimulés. Ces obsessions amènent une hypervigilance et une remise en cause constante de la réalité. Enfin, pour Chadwick et coll., en 1996, il existe deux formes majeures de paranoïa selon que le sujet, tout en se trouvant critiqué par les autres, se critique lui-même ou non.
Le couple méfiance-hypertrophie du moi est donc évoqué par ces divers auteurs, l’un ou l’autre de ces deux traits pouvant être considéré comme premier par rapport à l’autre. Des conditionnements infantiles, traumatismes ou renforcements positifs exagérés pourraient les avoir générés.
Cependant, ces deux symptômes sont trop courants pour définir à eux seuls la personnalité paranoïaque. Certes, ces sujets sont méfiants, mais les phobiques, les évitants, certains déprimés et certains anxieux le sont autant, même si ce n’est pas de la même manière. Quant à l’hypertrophie du moi avec désir d’autonomie, nous la retrouvons chez le narcissique, l’hypomaniaque, l’obsessionnel et le psychopathe. En vérité, la fréquentation active de la société amène bien souvent à développer ces deux attitudes qui sont largement désignées et renforcées par les observateurs. Elles n’existeraient pas de la même manière dans des conditions naturelles, pour un sujet vivant seul.
Il nous faut donc trouver un trait psychologique plus spécifique et plus originel. La projection pourrait bien être ce symptôme, et être lui-même la conséquence d’une remise en question dramatisée de l’idéal du sujet.
Reprenons donc notre définition.
Le paranoïaque ne cesse de s’affirmer et de se vouloir cohérent, total, unifié. Cette hypertrophie du moi sans cesse proclamée est une attitude réactionnelle contre une constante mise en question. Cette mise en question, ce soupçon, sont à la fois internes et externes. Or, le soupçon interne est intolérable. Là où l’obsessionnel s’abîme en scrupule et en culpabilité, là où le psychopathe s’affirme sans remords, le paranoïaque attribue aux autres les défauts, les tentations, agressives ou voluptueuses, qu’il s’acharne – en partie en vain – à méconnaître. L’ambiguïté, ce poison du paranoïaque, s’est installée : elle est désignée dehors.
La méfiance se met en place. Elle n’est pas fondée sur des événements extérieurs – c’est l’attitude plus saine de l’anxieux ou de l’obsessionnel –, mais sur des projections sans cesse ravivées. Elle entraîne des combats et des incidents sociaux divers, avec exclusion, mise en échec. Dès lors, le paranoïaque fortifie encore son bunker, rigidifie ses positions et s’efforce de réprimer ses affects. Il ne faut pas se découvrir, prêter le flanc, laisser libre cours aux sentiments tendres, à l’humour, aux confidences.
Ainsi, l’affirmation de soi, remise en question de l’intérieur, la projection, la méfiance et la psychorigidité avec rétention des affects définissent la personnalité paranoïaque. Chacun de ces points forts amène lui-même des éléments cliniques. Les cognitivistes insistent sur la cohérence qui existe entre les attitudes comportementales et le style cognitif, tous les deux fondés sur le soupçon.
La personnalité paranoïaque est assez fréquente. Les enquêtes récentes menées par plusieurs auteurs entre 1985 et 1992 montrent des prévalences situées entre 0,4 % pour Zimmerman et Coryell (1990) aux États-Unis avec le PDQ (Personality Diagnostic Questionnaire) et 2,7 % pour Baron et coll. (1985), également aux États-Unis, avec la SADS-L (auteurs cités par G. de Girolamo et J.H. Reich, 1993). L’étude de Grant et coll. (2004) retrouve une prévalence de 4,4 % dans la population générale chez des adultes aux États-Unis. Les études familiales et génétiques de Kendler et Gruenberg (1982) et de Baron et coll. (1985) ont révélé que les personnalités paranoïaques étaient nettement plus fréquentes parmi les proches des sujets schizophrènes, par rapport à la population générale. Toutefois, cette donnée n’est pas confirmée par l’étude génétique avec adoption publiée par Tienari et coll. en 2003.
Comportement et stratégie interpersonnelle
Le comportement majeur du paranoïaque est la défense avec promptitude à l’attaque. Cette attitude est sous-tendue par un sentiment de méfiance qui se développe dans toutes les directions. Le paranoïaque se méfie du puissant et de l’omnipotent qui le menacent, mais il se méfie aussi du petit et du médiocre qu’il méprise. Les institutions, les idéologies, les systèmes de pensée sont également dans son collimateur : il ne veut pas être dupe, il ne veut pas se faire avoir. Le mécanisme de cette méfiance est le soupçon : au-delà de l’apparence première, le paranoïaque suppose une autre réalité, menaçante, mauvaise. Sans cesse à la recherche de ce qui est dissimulé, il est mobilisé par une investigation pointilleuse et obstinée. S’attachant au moindre détail suspect, il s’empresse de le grossir et de généraliser, utilisant ainsi diverses Distorsionscognitivesdistorsions cognitives telles que la Surgénéralisationsurgénéralisation et l’Abstractionsélectiveabstraction sélective. La moindre attaque, le moindre faux pas de la part de l’autre sont stigmatisés sans aucune pitié, et les raisonnements les plus parfaits, les plus honnêtes, excitent sa rage de découvrir la faille. Les situations sont alors très asymétriques, le paranoïaque faisant preuve d’une mauvaise foi colossale alors qu’il suppose chez son adversaire une trahison dont il n’apporte aucune preuve objective.
C’est en fait l’ambiguïté qui déclenche plus que tout son indignation. On verra le paranoïaque se tenir tranquille devant un personnage puissant mais clair, alors qu’il se déchaînera envers un être faible qui, timide ou maladroit, s’exprime de façon incertaine. De la même façon, tout personnage équivoque quant à son statut social, son identité sexuelle ou sa fonction provoque chez lui un malaise. Comme nous le verrons, l’ambiguïté et l’incertitude sont en lui-même et il les projette sur les autres.
L’agressivité, l’attitude omnipotente sont les conséquences immédiates de ces premiers éléments. Plus que le pouvoir, invoqué sans cesse dans la psychologie contemporaine, c’est le désir d’une unité sans faille qui mobilise cet être rongé par la crainte d’une dissociation du moi. Le voilà donc tentant de rassembler autour de lui un mythique consensus qui ne ferait que refléter sa propre cohérence. Mais c’est le fanatisme de cette unité qui la remet en question. À vouloir trop en faire, le rassembleur devient intrusif, indélicat ; il menace la cohérence de l’autre. Maladroit – le mot est toujours trop faible –, le paranoïaque provoque l’éclatement du groupe. D’une part, son attitude odieuse et sans cesse soupçonneuse finit par rendre les autres paranoïaques à son égard, et ceux-ci, en état de légitime défense, ne s’en privent pas. D’autre part, c’est lui-même qui rompt en permanence un consensus qu’il a lui-même établi ou que lui propose le sens commun.
J’adhère ou je n’adhère pas, tel est le dilemme permanent de ce personnage menacé de rupture. Jaloux, envieux, le paranoïaque est sans cesse tenté de se prosterner devant un être qui lui propose un modèle unificateur et prestigieux. En adhérant, il se sent rassuré, à l’aise : il comprend, il a été compris. Au bout de quelque temps, cependant, le doute survient : cet autre n’est pas vraiment comme lui. Déçu, il rompt, car ce consensus est le consensus d’un autre, d’un autre qui n’est pas comme lui, qui le trahit. Le plus souvent, la démarche d’adhésion n’existe pas : l’autre prestigieux et tentateur est rejeté d’emblée – avec d’autant plus de violence qu’il est attirant – et chargé de tous les défauts, de toutes les malhonnêtetés. Il sera l’objet de haine, d’agression, de vengeance.