La personnalité dépressive

14. La personnalité dépressive



Introduction


La personnalité dépressive correspond à une tradition de la médecine de l’Antiquité. Dans le Corpus Hippocraticum, se trouve décrit le melancholicos, c’est-à-dire le type bilieux, le typus à la bile noire. Ces sujets sont exposés à contracter la maladie appelée melancholia. Par la suite, ces expressions et ces conceptions se sont installées dans le langage courant, les termes de mélancolique et d’atrabilaire étant utilisés comme adjectif et comme substantif. Le Misanthrope, la pièce de MolièreMolière “A, est sous-titrée : L’Atrabilaire amoureux.

Plus près de nous, dans le champ de la psychiatrie, Karl Abraham, Ernst KretschmerKretschmer “A et surtout Hubertus Tellenbach ont insisté sur la personnalité particulière des sujets dépressifs entre les épisodes. AbrahamAbraham “A (1927) avait remarqué que la pathologie de ces patients se rapprochait de la névrose obsessionnelle. Il notait en particulier que ces sujets avaient tendance à surinvestir leur activité professionnelle pour « sublimer la libido qu’ils ne peuvent pas diriger vers son but naturel ». Kretschmer a décrit des tempéraments cycloïdes parmi lesquels le typus triste qui caractérise des sujets calmes, sensibles, facilement accablés. Fonctionnaires ou employés, ils sont assidus, dévoués, consciencieux et supportent mal les périodes troublées et inhabituelles qui amènent la décompensation dépressive.

Cependant, le travail de Tellenbach domine de très haut ces diverses conceptions. Ce psychiatre allemand, phénoménologue, a posé de façon très claire, sous l’appellation de typus melancholicus, les caractéristiques fondamentales d’un état prédépressif – qu’il ne veut pas appeler personnalité parce qu’il se contente d’observer – et a proposé une psychopathologie qui permet de comprendre le passage vers la décompensation mélancolique (Tellenbach, 1979). Sa réflexion est fondée sur des observations cliniques bien établies. Le sujet typus melancholicus est attaché à l’ordre, en particulier dans le domaine du travail. Il recherche la meilleure rentabilité en qualité et en quantité ; il néglige les loisirs et la détente. Il s’investit socialement, se dévoue pour ses proches, accepte mal que les autres lui rendent service sans les récompenser. Dans ce culte d’un équilibre dynamique dans les relations et le travail, le sujet typus melancholicus supporte mal les accrocs et les disputes qu’il souhaite toujours réparer pour revenir à un état d’équilibre. Il existe ainsi en permanence une peur de faillir et une culpabilité sous-jacente qui s’établissent par rapport à un fonctionnement optimal, à définition sociale. La morale de ces sujets s’est ainsi fondée sur des valeurs qui sont mises en pratique et qui ne sont pas issues de consignes purement culturelles.


Les cliniciens contemporains oublient ou négligent volontiers le typus melancholicus qui n’est ni recherché ni retrouvé dans les études systématiques. Souvent, ce comportement de surinvestissement professionnel se trouve intégré dans le cadre de la personnalité obsessionnelle qui, elle-même, apparaît comme un facteur prédisposant à la dépression. Or, le typus melancholicus et la personnalité obsessionnelle sont des concepts distincts. Nous retrouvons dans les deux cas le surinvestissement professionnel et le souci de la précision, mais ces attitudes sont adoptées pour des raisons différentes. L’obsessionnel, fort égoïste, obéit à des lois sociales et personnelles ; ses scrupules ne renvoient qu’à des transgressions. Le sujet typus melancholicus est en relation, en dette et en devoir vis-à-vis des autres ; faillir, décevoir, abandonner sont pour lui des fautes graves eu égard à une morale fondamentale de projection sur l’autre. L’obsessionnel impose aux autres ses conceptions et ses contraintes ; il est persuadé de détenir la vérité, de connaître pour toute difficulté le meilleur remède. Le sujet typus melancholicus ne cesse de rechercher l’avis de l’autre, dont il guette d’ailleurs avec soin les réactions – ce dont l’obsessionnel n’a cure.






• sombre, pessimiste, sérieux, incapable de joie et de relaxation ;


• calme, passif, indécis ;


• sceptique, hypercritique, se plaignant ;


• se tourmentant, broyant du noir ;


• attaché au devoir, consciencieux, autodiscipliné ;


• doutant de soi, autocritique, se faisant des reproches, autodérogatoire ;


• préoccupé par l’insuffisance, les échecs, les événements négatifs ;


• somnolence, tendance à la passivité, avec une aggravation dans la matinée.

La personnalité dépressive apparut ensuite dans l’annexe B du DSM-IV, puis du DSM-IV-TR, en tant qu’outil destiné à la recherche. Il s’agit d’un mode envahissant de cognitions et de comportements dépressifs apparaissant à l’âge adulte et présent dans divers contextes. Les critères sont alors les suivants :




• l’humeur habituelle est avant tout abattue, morose, sombre, triste ou sans joie ;


• l’image de soi repose sur la croyance de ne pas être à la hauteur, sur des idées de dévalorisation et sur une faible estime de soi-même ;


• est critique envers soi-même, se fait des reproches et se déprécie ;


• propension à ruminer et à se faire du souci ;


• vision négative, critique et réprobatrice d’autrui ;


• pessimisme ;


• tendance à éprouver de la culpabilité ou des remords.

Il est bien souligné que cet état ne survient pas exclusivement pendant les épisodes dépressifs majeurs et qu’il n’est pas mieux expliqué par un trouble dysthymique. Si le DSM-IV, dans son actuelle version révisée, maintient ce cadre dans son annexe B, l’ICD-10, à l’inverse, ne la reconnaît pas et ne conserve que le trouble dysthymique.

Toutefois, on notera qu’à travers ces définitions, la personnalité dépressive s’est peu à peu séparée de la dépression chronique. Il s’agit d’un mode de vie, d’une façon d’être et de considérer le monde qui, d’ailleurs, n’épargne guère les proches et l’environnement immédiat. À une simple tonalité pessimiste, négative et coupable s’ajoute ici une sévérité amère et réprobatrice. Nous sommes dans le domaine d’un ascétisme austère qui se propose comme une doctrine, voire comme un modèle susceptible d’être promu et proposé. Le parti du bonheur draine les naïfs et les paresseux, la vision pessimiste est plus forte, plus ambitieuse. Il y avait déjà un peu de cela chez le typus melancholicus, chevalier noir dans le style de Dürer, samouraï abandonné en quête de cause. Le renoncement au bonheur pourrait ainsi se concevoir comme une solution à la fois économique et valeureuse, destin de misère noble et fanée, alors que le déprimé ordinaire, même chronicisé, demeure hanté par l’existence bienheureuse dont il se souvient et dont il espère le retour.

Utilisé par divers auteurs, le diagnostic de personnalité dépressive a été appliqué à des populations de sujets déprimés.

Donald Klein (1990), utilisant les critères de personnalité dépressive d’Akiskal, a recherché les troubles dépressifs dans une population de sujets présentant ce diagnostic. Il a retrouvé une association significative entre la personnalité dépressive et le trouble dysthymique, sans fréquence notable de troubles dépressifs uni- ou bipolaire. Le même auteur, en 1993, a pris comme échantillon une population d’étudiants. Ceux qui présentaient une personnalité dépressive avaient un antécédent de trouble de l’humeur (61 contre 18 % pour les témoins) ou de trouble dysthymique (19 contre 1 % pour les témoins). Hirschfeld et Holzer en 1994 ont utilisé plusieurs définitions de la personnalité dépressive (les critères du DSM-IV, les critères d’Akiskal, les critères du Diagnostic interview for depressive personality de Gunderson). Parmi les patients qui sont définis comme ayant une personnalité dépressive pour l’une ou l’autre de ces définitions, 75 % ont souffert d’un trouble dépressif majeur, 51 % ont présenté un trouble dysthymique. Parmi 54 sujets présentant des éléments dépressifs légers et persistants, Phillips et coll. (1998) ont distingué 30 sujets répondant aux critères de personnalité dépressive. Soixante-trois pour cent d’entre eux ne présentent pas les critères de dysthymie, 60 % n’ont pas ceux de dépression majeure. Enfin, McDermut et coll. (2003) ont étudié la pathologie psychiatrique de sujets présentant une personnalité dépressive. Ils retrouvent plus de diagnostics sur les deux axes que dans le groupe témoin, ainsi qu’un dysfonctionnement psychosocial plus important.

Nous constatons ainsi que la personnalité dépressive et le trouble dysthymique apparaissent comme deux entités qui ne se recouvrent pas complètement, et il existe ainsi une place pour la personnalité dépressive isolée, ce qui justifie son maintien en tant que diagnostic dans le DSM-IV-TR. Cela dit, le voisinage de la personnalité dépressive et des troubles thymiques a justifié maints modèles théoriques qu’évoquent Klein, Wonderlich et Shea (1993). On peut en effet considérer que personnalité et trouble dépressifs n’ont aucun rapport, proviennent d’une cause commune, génétique ou traumatique, que l’un prédispose à l’autre, que l’un se situe dans le spectre de l’autre, ou encore que l’un et l’autre aboutissent finalement à un mélange des deux, l’un colorant ou influençant l’autre : dépression avec des troubles de personnalité dépressive, ou personnalité dépressive avec troubles dépressifs fréquents.

Au-delà de ces travaux objectifs et théoriques, les réflexions cliniques de MillonMillo et Davis (1996) et les travaux épidémiologiques menés à propos des troubles dépressifs tels qu’ils sont exposés par Tousignant (1992) permettent d’amplifier et de préciser la connaissance de la personnalité dépressive, pathologie qui mérite une approche thérapeutique approfondie et la prise en compte des événements de vie anciens et récents.



Contacts interpersonnels


Les contacts interpersonnels sont marqués par la passivité. Le sujet dépressif est sans défense, vulnérable. Il a tendance à se plaindre, à évoquer sa misère, sa faiblesse, son infériorité, ses défauts. Il dira volontiers : « Je ne vaux rien, je suis incapable, j’ai eu tort, j’aurais dû faire ceci ou faire cela, mes travaux et mes réalisations sont illusoires. » Ces attitudes, systématiquement répétées, semblent avoir pour but de se faire plaindre, mais elles renforcent aussi l’impression d’incapacité et de fuite des responsabilités. Elles mettent le monde à distance, cantonnent le sujet dans un austère renoncement. Des causes lointaines justifient tout cela. Le sujet a été abandonné, traumatisé, trompé, ridiculisé. Une subtile accusation traîne à travers ces plaintes, mettant mal à l’aise l’interlocuteur, rapidement culpabilisé. Toutefois, on ne rencontre pas ici le sentiment d’injustice du paranoïaque, plus tonique, ou la revendication bruyante de l’histrionique, plus sociale. Le sujet dépressif maîtrise son agressivité car il redoute d’être rejeté et à nouveau méprisé. Il craint d’entreprendre quelque action ou projet de peur de rencontrer l’échec et il en reste donc à sa traînerie boudeuse. Il vit dans la plainte et la demande d’assistance, ne veut pas gêner, ni encombrer, s’excuse et se fait petit, mais tout en même temps occupe le terrain et ne donne rien en échange. Il s’avère bien vite incapable de réaliser les conseils et les propositions que pourtant il sollicite sans cesse. L’entourage, évidemment ému et compatissant, s’empresse autour de lui mais réalise bientôt l’inefficacité de ses démarches. La culpabilité du sujet survient ensuite, lancinante et douloureuse, soulignant son allergie au moindre effort, proclamant la démission, décourageant les proches qui se disent une fois de plus qu’ils auraient mieux fait de ne rien suggérer. Cette stratégie de surplace qui promeut la faute et la passivité et finit par diffuser alentour est particulièrement éprouvante. Elle est à différencier de celle du sujet dépendant qui, à être pauvre et sans initiative, tout au moins s’exécute sans mot dire alors que le dépressif résiste et obstrue.


Gestion des affects


La tristesse est l’affect central de la personnalité dépressive. Cette humeur dépressive, présente souvent à bas bruit, occulte les autres sentiments que le sujet redoute et finit par ignorer. Ni l’amour, ni la joie, ni même l’agressivité ou la jalousie ne peuvent plus se manifester, sentiments hors de propos, à la fois dérisoires et inaccessibles. L’humeur dépressive occupe tout et tient lieu de tout. Les relations avec les autres vont s’en trouver conditionnées, les demandes, les échanges et les refus utilisant sans cesse ce domaine. Ainsi va se créer un système dépressif qui dévore et assimile les mouvements de la vie. Le sujet continue à travailler, à fréquenter les autres, à boire de l’alcool, à partir en vacances, à fréquenter des personnages médiocres ou en dessous de sa condition afin que son humeur dépressive et sa culpabilité ne s’aggravent pas plus, afin de donner le change, de laisser paraître un semblant d’existence normale que charpentent encore quelques principes rigides. Toutefois, l’humeur dépressive peut connaître quelques variantes. Elle est volontiers amère et désagréable ; le sujet est irritable, ronchon ; il multiplie les petits conflits, les caprices, les revendications. Rien ne l’intéresse et il dévalorise sans cesse les élans de ses proches. On perçoit alors le ressentiment et l’envie, alimentés par une constante impuissance ou par des projets velléitaires. L’humeur dépressive peut aussi se teinter d’indifférence. Le dépressif est désabusé, démissionnaire, noyant les contours de son existence, atténuant les valeurs et les contrastes : toutes choses ont une égale inimportance. Cet abrasement de tous les reliefs, cet ensablement dans les moyennes et les à-peu-près jouent, même s’il est aimable, un rôle séditieux et destructeur auprès des proches. Une existence erratique peut en résulter : on fait n’importe quoi, on fréquente n’importe qui parce que, de toute façon, c’est toujours la même chose. Les dépenses, les drogues et les alcools, les pseudo-engouements passifs et sans lendemain, le laisser-aller, les aventures peu glorieuses, décadentes, de la personnalité dépressive sont aussi ruineuses que celles du maniaque. Enfin, à l’inverse, ainsi que le suggèrent MillonMillon et Davis (1996), il existe une place pour l’humeur dépressive rétive. La tristesse se mêle ici à l’anxiété pour réaliser une ambiance instable où alternent l’irritabilité, la revendication et les passages à l’acte. La demande violente armée de menaces, la vengeance, les représailles constituent l’arrière-plan d’une humeur dépressive souvent bien installée sur une biographie riche en drames et en déceptions. Toutefois, cette agitation dramatisée demeure stérile et peu sociale, se différenciant de la personnalité histrionique, plus productive et surtout plus hédoniste.

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Jun 29, 2017 | Posted by in GÉNÉRAL | Comments Off on La personnalité dépressive

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