13. La dépression
Diane Purper-Ouakil
L’intérêt pour les troubles dépressifs de l’enfant et de l’adolescent est relativement récent. Exception faite des travaux de Spitz sur la dépression anaclitique [45], les principales études cliniques et épidémiologiques remontent à quelques dizaines d’années. Elles ont permis de souligner le caractère potentiellement récurrent des troubles de l’humeur du sujet jeune, leur continuité possible avec les troubles de l’humeur de l’adulte, l’existence d’une forte comorbidité psychiatrique et le retentissement sur l’adaptation psychosociale actuelle et future. En revanche, beaucoup de questions demeurent, autant dans l’approche clinique que thérapeutique, et les récents débats soulevés par les effets psychocomportementaux des antidépresseurs nous rappellent que la dépression pédiatrique doit être étudiée en tant que telle et non par analogie aux troubles de l’humeur de l’adulte. La morbidité associée à la dépression du sujet jeune justifie une attention particulière vis-à-vis de la reconnaissance précoce de cette affection ainsi que de ses facteurs de risque, et nécessite le développement d’actions thérapeutiques et de prévention spécifiques. Ces dernières doivent tenir compte de l’hétérogénéité clinique, de la comorbidité et du contexte familial, des facteurs particulièrement importants dans les troubles dépressifs du sujet jeune. Dans ce chapitre consacré à la prise en charge des troubles dépressifs de l’enfant, nous reviendrons sur les aspects développementaux de la clinique avant d’aborder les principaux traitements.
ASPECTS DÉVELOPPEMENTAUX DES DÉPRESSIONS DE L’ENFANT
LE TROUBLE DÉPRESSIF MAJEUR
Les études épidémiologiques ont montré que les troubles dépressifs étaient susceptibles de survenir chez l’enfant même s’ils restent rares dans la période prépubertaire (prévalence d’environ 0,5% pour la dépression majeure). À l’adolescence, la prévalence des troubles dépressifs augmente (3-8% en moyenne) et, alors que le sex ratio est équilibré chez l’enfant prépubère, il apparaît une prédominance féminine (3 femmes/1 homme) qui restera constante tout au long de la vie [15]. Les critères des classifications internationales des troubles de l’humeur n’ont pas fait l’objet d’études de fiabilité et de validité spécifiques pour les enfants. Leur validité repose sur plusieurs arguments indirects [17]: la description adéquate des comportements des enfants ayant des perturbations significatives de l’humeur par les classifications diagnostiques, le fait que les enfants répondant aux critères soient aussi repérés par d’autres méthodes d’évaluation, l’évolution de certains troubles dépressifs de l’enfance vers un trouble de l’humeur de l’adulte. Deux aménagements des critères de l’épisode dépressif majeur du DSM-IV existent pour l’enfant et l’adolescent: l’humeur dépressive peut être remplacée par une irritabilité chez l’enfant ou l’adolescent et il peut y avoir une absence d’augmentation de poids chez les enfants au lieu d’une perte de poids (DSM-IV) [3]. Il se pourrait aussi que les classifications internationales ne permettent d’identifier que les dépressions les plus sévères chez l’enfant et l’adolescent. En effet, des symptômes tels que les plaintes somatiques et le retrait social, particulièrement fréquents dans cette catégorie d’âge, ne figurent pas dans les critères, et les dépressions sub-syndromiques sont parfois associées à un retentissement significatif en termes de fonctionnement [3]. Ryan et al. [42] ont tenté de préciser les aspects développementaux des troubles dépressifs en réalisant une analyse factorielle à partir d’instruments d’évaluation de la dépression dans différentes tranches d’âge. Deux facteurs montrent une stabilité au cours du développement: le facteur «endogène» et le facteur «cognitions négatives». Certains symptômes, comme l’asthénie, les troubles de la concentration et du sommeil, apparaissent indépendants de facteurs développementaux. D’autres, tels que le pessimisme, la culpabilité et l’anhédonie augmentent de l’enfance à l’adolescence, tandis que les plaintes somatiques, les hallucinations et l’apparence déprimée sont plus fréquentes chez l’enfant. Avec l’âge, les manifestations comportementales évoluent vers une expression psychopathologique plus «mentalisée». L’étude de Mitchell et al. [34] met l’accent sur la fréquence de la faible estime de soi, des plaintes somatiques et sur la présence d’hallucinations dans la dépression majeure de l’enfant alors que la diminution de l’appétit est plus souvent retrouvée chez l’adulte. Avant 6 ans, l’insomnie et la perte de poids sont fréquents, tout comme l’apathie, l’agitation et le retrait social. À l’inverse, l’augmentation du poids et l’hypersomnie seraient rares [2]. Les travaux de Luby sur la dépression de l’enfant de 3-6 ans ont l’intérêt d’avoir comparé des enfants répondant aux critères de dépression, des enfants ayant un trouble déficit d’attention avec hyperactivité (TDA/H). Il ont montré que l’anhédonie et à un moindre degré le manque d’énergie étaient des symptômes très spécifiques (l’anhédonie est identifiée seulement chez les déprimés), tandis que la tristesse/irritabilité était un symptôme très fréquent (environ 98% des déprimés mais aussi 50% des enfants TDA/H) [31, 32]. L’auteur propose également que l’existence de thèmes morbides dans le jeu ou le discours de l’enfant soit incluse comme critère diagnostique spécifique dans cette tranche d’âge.
Dans une perspective dimensionnelle, il semble que les phénomènes dépressifs aient tendance à se préciser avec l’âge mais également avec la sévérité croissante de la symptomatologie [50].
LA DYSTHYMIE
La dysthymie ou trouble dysthymique est un trouble chronique de l’humeur caractérisé par une dysphorie ou une irritabilité présente la plupart du temps. Dans le DSM-IV, la durée minimum d’évolution requise chez l’enfant et l’adolescent est de 1 an, alors qu’elle est de 2 ans chez l’adulte. La prévalence ponctuelle du trouble dysthymique est estimée entre 0,6 et 4,6% chez l’enfant [37]. En population clinique, la dysthymie du sujet jeune se distingue du trouble dépressif majeur par un âge de début plus précoce (8,7 ans contre 10,9 ans pour l’épisode dépressif majeur [EDM] dans l’étude de Kovacs et al. [30]), et un retentissement psychosocial plus marqué[18]. Plus de 50% des enfants et adolescents ayant un trouble dysthymique rapportent une irritabilité, une faible confiance en soi, un manque d’énergie, des difficultés de concentration et une démoralisation. La comorbidité avec les troubles anxieux est fréquente (trouble anxiété de séparation chez les prépubères, trouble anxiété généralisée et troubles phobiques chez les plus grands), tout comme la co-occurrence de troubles externalisés, surtout chez les garçons [33]. Dans l’étude de Kovacs et al.[30], 38% des enfants et adolescents déprimés majeurs répondaient également aux critères de trouble dysthymique. La «double dépression» qui fait référence à la cooccurrence d’un épisode dépressif majeur et d’une dysthymie est mise en évidence chez environ 20% des déprimés majeurs; elle est associée à un retentissement fonctionnel marqué et à un risque accru de dépression récurrente et de suicidalité[20].
LE TROUBLE DE L’ADAPTATION AVEC HUMEUR DÉPRESSIVE
Le trouble de l’adaptation est une réaction non adaptée à un ou plusieurs facteurs de stress, apparaissant dans un délai de 1 à 3 mois mais ne persistant pas au-delà de 6 mois, sauf en cas de stress chronique. Chez l’enfant, des comportements de régression peuvent être observés (énurésie secondaire, succion du pouce, parler «bébé»…). Des symptômes dépressifs d’intensité légère et ne répondant pas aux critères des autres troubles de l’humeur se retrouvent dans trois des troubles de l’adaptation décrits par le DSM-IV: le trouble de l’adaptation avec humeur dépressive, avec anxiété et humeur dépressive et le trouble de l’adaptation avec perturbation des émotions et des conduites. L’ICD-10 [53] distingue la réaction dépressive brève (durée maximale 1 mois) ou prolongée (durée maximale 2 ans), la réaction mixte anxieuse et dépressive et la réaction avec perturbation des émotions et des conduites. Cette entité clinique est peu étudiée en population pédiatrique. Les rares données longitudinales montrent une évolution naturelle plutôt favorable, avec 76% de guérison à 1 an et une durée moyenne du trouble de 8 mois. Par rapport aux témoins, le trouble de l’adaptation n’est pas associé à une comorbidité psychiatrique plus élevée ou à un retentissement psychosocial durable [29].
FACTEURS DE RISQUE
Les études d’agrégation familiale montrent que le risque de trouble dépressif est 2 à 4 fois plus important chez les apparentés de premier degré des patients par rapport aux apparentés de témoins [51]. Les études de jumeaux montrent que la variance de la dépression majeure du sujet jeune est expliquée en proportion égale par les facteurs d’environnement partagé (commun à la fratrie) et les facteurs génétiques (héritabilité), mais que l’influence respective de ces risques peut varier au cours du développement [43]. Il existe également une cotransmission entre vulnérabilité dépressive et symptômes anxieux, ce qui indique que des caractéristiques individuelles telles que la sensibilité au stress pourraient fragiliser le sujet vis-à-vis de son environnement.
Le nombre total de troubles mentaux chez les parents, la durée cumulée des épisodes dépressifs majeurs chez les parents et le nombre de troubles mentaux antérieurs à l’évaluation chez l’enfant sont liés à la survenue d’un épisode dépressif ultérieur chez l’enfant; en effet, le risque relatif de trouble de l’humeur double lorsque plusieurs de ces prédicteurs sont présents [7]. Les troubles dépressifs majeurs chez les enfants d’âge scolaire ont été associés à des niveaux élevés d’émotionnalité2 dans l’année précédant le trouble [22, 41]: des scores élevés d’émotionnalité chez les garçons et les filles ainsi que des scores bas de sociabilité chez les filles sont prédictifs de scores élevés d’anxiété et de dépression à 7 ans. L’émotionnalité de la petite enfance explique 4% de la variance des troubles internalisés chez les garçons et 9% chez les filles. Hammen et al. [25] ont montré que l’existence d’attitudes cognitives dysfonctionnelles chez des enfants «à risque», de parents uni-ou bipolaires, augmentait le risque de dépression dans les suites d’événements de vie négatifs. De la même façon, un style d’attribution négatif (le fait d’attribuer les événements négatifs à des facteurs internes et stables et les événements positifs à des facteurs externes) a été relié à l’existence d’une symptomatologie dépressive chez l’enfant et l’adolescent [4]. Par ailleurs, plusieurs troubles mentaux de l’enfant tels que les troubles anxieux et le TDA/H peuvent se compliquer de troubles dépressifs.
2.L’émotionnalité, dimension proche du trait névrotique, désigne une réactivité émotionnelle intense.
Parmi les facteurs de risque environnementaux impliqués dans le risque de dépression, dont certains sont en relation avec une psychopathologie parentale, citons les interactions parents-enfants indifférentes ou hostiles, la maltraitance ou négligence, les ruptures affectives dans les relations précoces. Pour la plupart, ces facteurs de risque sont peu spécifiques puisqu’ils augmentent également la proportion de troubles externalisés, post-traumatiques et d’abus de substances [39]. Dans les troubles dépressifs du sujet jeune, la communication semble jouer un rôle particulier. En effet, l’existence de troubles de la communication familiale et dans le groupe des pairs [22, 23] est prédictive de la survenue d’un trouble dépressif alors que la symptomatologie dépressive elle-même est susceptible d’altérer le fonctionnement social. Le manque de support social et les difficultés de communication interagissent également avec des facteurs cognitifs tels que l’estime de soi et le sentiment d’incompétence [12].
ÉVALUATION
L’évaluation initiale permet de préciser les symptômes, leur intensité et de repérer d’éventuels troubles associés à l’épisode dépressif.
Les questionnaires d’autoévaluation apprécient le vécu de l’enfant. Ils peuvent être appliqués au dépistage de sujets «à risque», mais ces instruments ne suffisent pas pour le diagnostic de trouble dépressif.
Le Children Depression Inventory (CDI) [28] est un questionnaire de 27 items destiné aux 7-17 ans. Les items sont cotés de 0 à 2 selon leur sévérité et correspondent à l’état du sujet pendant les 2 semaines précédant l’évaluation. Un score seuil de 19 permet d’identifier correctement 88% de patients hospitalisés pour dépression et 90% des témoins. En population clinique, la valeur discriminante du CDI est moindre [5, 19]. Le CDI est traduit en français et utilisé dans les études de suivi sous traitement. La CES-DC (Center for Epidemiological Studies Depression Scale for Children) [17] est un instrument de dépistage en population générale. En population clinique, la CES-DC ne permet pas de différencier les enfants déprimés de ceux qui on un trouble mental non thymique. Le Mood and Feelings Questionnaire (MFQ) [14] possède une échelle à 33 items développée pour le dépistage des adolescents et enfants déprimés en population générale qui évalue les critères DSM-III-R et CIM-10 au cours des 2 semaines précédentes. Un score supérieur à 29 est évocateur de dépression majeure. Le Dominic-R [47] est un questionnaire en images informatisé destiné aux enfants âgés de 6 à 11 ans.
Parmi les hétéroquestionnaires fréquemment utilisés, la Children Depressive Rating Scale-Revised (CDRS-R) [38] est un hétéroquestionnaire rempli à partir de sources multiples d’information. Il est constitué de 17 items d’une intensité allant de 1 à 7. Il existe une forte corrélation entre le score total de la CDRS-R et l’existence d’un diagnostic clinique de dépression, surtout à partir d’un total de 40.
Les entretiens diagnostiques structurés comprennent des questions précises et à choix forcé, ce qui permet de limiter la discordance interjuges. Le Diagnostic Interview Schedule For Children-Revised (DISC-R) [44] existe en version enfants et parents (264 items chacun) et est traduit en français mais non validé.
Les entretiens semistructurés sont nécessairement utilisés par un clinicien, car la formulation des questions est indicative. Le Schedule for Affective Disorders and Schizophrenia for school-age children-Present and Lifetime version (K-SADS-PL) permet des diagnostics actuels et sur la vie entière selon les critères du DSM-IV. Cet entretien est traduit en français mais non validé. Il comporte une section de dépistage et cinq suppléments pour le diagnostic des troubles. L’entretien est réalisé avec les parents puis l’enfant ou l’adolescent. L’échelle de dépression de la K-SADS a une consistance interne et une fidélité test-retest et interjuges satisfaisantes [26].
ASPECTS THÉRAPEUTIQUES
Dans les troubles dépressifs majeurs du sujet jeune, l’efficacité de certaines psychothérapies et de certains antidépresseurs a fait l’objet d’études contrôlées. Les données restent cependant lacunaires dans cette population, puisqu’elles se limitent pour la plupart au traitement de l’épisode aigu de la dépression majeure.
PSYCHOTHÉRAPIES
Compte tenu des taux élevés de réponse au placebo et de l’amélioration d’une proportion significative de jeunes patients par des interventions non spécifiques, les recommandations pour le traitement de première intention des troubles dépressifs majeurs légers à moyens est la psychoéducation (qui combine généralement une guidance parentale et des entretiens de psychothérapie de soutien) [21, 48, 49, 54]. La guidance parentale et la psychothérapie de soutien ont comme objectifs principaux la reconnaissance de la souffrance dépressive, l’écoute et l’éducation de l’enfant et de son entourage familial, l’allègement des tensions intrafamiliales et des facteurs de stress environnementaux.
Cette première phase permet aussi d’évaluer l’indication d’un traitement plus spécifique, une psychothérapie pour les dépressions légères ou moyennes, alors qu’un traitement combiné peut être envisagé pour les cas les plus sévères (symptômes graves d’emblée ou ne répondant pas à quelques semaines de psychothérapie seule). Le choix de la psychothérapie dépend des préférences du patient et de la famille et des possibilités d’accès aux soins. En effet, les thérapies cognitivocomportementales (TCC) et la thérapie interpersonnelle, celles qui ont fait l’objet du plus grand nombre d’études contrôlées, ne sont pas toujours accessibles.
Quelle que soit la modalité de soins retenue, il est recommandé de réévaluer les symptômes dépressifs 6 à 8 semaines plus tard et d’adapter au besoin la stratégie thérapeutique [55].
Les TCC regroupent un ensemble de techniques thérapeutiques structurées, de durée limitée, dont les cibles thérapeutiques sont les conceptions négatives de soi et du monde environnant qui accompagnent la dépression. Les premières étapes de cette démarche thérapeutique comportent une évaluation clinique et une analyse fonctionnelle visant à identifier les cognitions et les comportements à modifier, les circonstances qui contribuent à les maintenir; elles conduisent à l’élaboration d’un contrat thérapeutique mentionnant les objectifs à atteindre. Le traitement dure environ 4 à 6 mois; il peut être pratiqué en individuel ou en groupe. Les TCC des troubles dépressifs débutent par un volet de psychoéducation; l’enfant apprend à identifier ses émotions, ses pensées et comportements pour mieux repérer les schémas dépressogènes. Les séances suivantes combinent des stratégies comportementales (activités plaisantes, amélioration de l’environnement) et cognitives (examen des conséquences émotionnelles des pensées automatiques et restructuration cognitive). Les autres thèmes concernent l’apprentissage de stratégies de résolution de problèmes, le développement de l’autocontrôle, l’affirmation de soi et des techniques de relaxation. Selon les cas, les TCC font une part plus ou moins grande à la participation parentale; il n’est pas démontré que cette dernière soit associée à un gain thérapeutique significatif [49]. Les protocoles les plus utilisés sont le Coping With Depression for Adolescents (CWD-A) [9, 10], utilisé en séances de groupe, et la méthode développée par l’équipe de Pittsburgh [8], en entretiens individuels; le programme utilisé dans l’étude TADS est une prise en charge individuelle qui s’inspire des deux programmes précédents [46].