HISTORIQUE
Le terme de manie n’a pas toujours désigné le syndrome que nous venons de définir. Jusqu’au xixe siècle il a été employé dans un sens beaucoup plus large, recouvrant suivant les époques un secteur nosographique plus ou moins vaste, au point d’avoir été synonyme de « folie ». Il a en tout cas longtemps désigné un « trouble général » des facultés avec une agitation plus ou moins grande.
C’est à la suite des premiers travaux de classification de Pinel (1802), d’Esquirol (1816), et surtout après 1850, que la notion de manie a été comprise comme une crise dont la forme « franche et aiguë » a été intégrée à la psychose périodique ou maniaco-dépressive par les travaux successifs de J.-P. Falret, Baillarger (1854), Magnan (1890), Kraepelin (1899). Depuis Kraepelin, les études psychanalytiques de K. Abraham (1911), de Freud (1915), puis les analyses structurales de Binswanger (1932) et certaines hypothèses physiopathogéniques, enfin la découverte (Schou et Baastrup, 1967) de l’action du lithium, sont venues s’ajouter à nos connaissances de la crise de manie tout en laissant subsister encore beaucoup de questions sans réponse comme nous le verrons au chapitre que nous consacrerons plus loin à la psychose maniaco-dépressive.
Ils ont été bien individualisés vers 1850 et rattachés dans leur forme franche et aiguë aux psychoses périodiques (cf. p. 204).
I. — L’ACCÈS MANIAQUE
Nous prendrons pour type de description, bien qu’il devienne, dans sa forme complète, moins fréquent que naguère, l’accès de manie franche aiguë que l’on rencontre au cours d’une évolution particulièrement typique, celle de la psychose périodique maniaco-dépressive (P. M. D.).
B. — MODES DE DÉBUT
Le début peut être marqué par une phase dépressive (asthénie, fatigabilité, tristesse, irritabilité, céphalées et surtout insomnies), ou par un stade prémonitoire d’exaltation émotionnelle de quelques heures à quelques jours (grossièreté inhabituelle, actes incongrus, parfois scandaleux ou délictuels).
Il arrive parfois que le malade qui a déjà eu plusieurs accès alerte son entourage de sa prochaine rechute par un signal-symptôme, comportement ou idées insolites qui inaugurent chaque nouvelle crise : le médecin peut par exemple être averti par une lettre, un coup de téléphone ou une visite par laquelle le malade exprime intempestivement sa reconnaissance, ou bien c’est le choix de vêtements ou des démarches inconsidérées qui sont des signes avant-coureurs.
Parfois progressif…
D’autres fois enfin, le début est brutal et sans prodromes : la crise éclate d’un seul coup. Le malade se sent envahi par un sentiment euphorique de bien-être et de facilité, un besoin irrésistible d’activité et de mouvement. L’insomnie est totale. Les propos sont de plus en plus abondants et rapides. Le malade fait des projets, des démarches tapageuses. Il s’irrite facilement, emploie des mots souvent grossiers qu’il n’avait pas l’habitude de prononcer et qui choquent son entourage. Il fume et il boit plus que d’habitude ou manifeste une excitation sexuelle excessive.
…le plus souvent soudain.
C. — LA PÉRIODE D’ÉTAT
1° La présentation. — Elle est caractéristique. La tenue du malade est débraillée et extravagante, parfois même il se dénude. Son visage est animé, enjoué ou furieux, les yeux sont brillants, il lance des clins d’œils aguichants ou entendus. Il parle sans arrêt. Au plus fort de son agitation il déclame, il chante, crie, vocifère et sa voix s’enroue. Le contact néanmoins est assez facile avec ce malade généralement agité mais jovial, familier, parfois moqueur. Il est sans cesse en mouvement ; l’agitation peut atteindre une intensité extrême et parvenir à l’état de « fureur maniaque » au cours duquel le malade déménage sa chambre, essaye de tout briser, devient grossier et malpropre. Notons que cette « présentation » du maniaque qui faisait l’objet des pittoresques descriptions et iconographies de jadis tend à être moins spectaculaire et plus rare depuis que l’on met en œuvre des traitements pharmacologiques qui en modifient rapidement l’évolution.
Agitation.
2° Excitation psychique et fuite des idées. — Le maniaque donne l’impression d’une accélération de tous les processus psychiques (association des idées, succession des représentations, mémoire, etc.). Cette accélération du rythme de la pensée ou tachypsychie se manifeste par quelques troubles caractéristiques.
Exaltation et désordre des processus psychiques.
a) L’accélération des représentations mentales. Une représentation, un mot, une image, une idée, un souvenir aussitôt évoqués disparaissent du champ de la conscience pour y être remplacés par d’autres (kaléidoscopie des contenus de la conscience).
b) L’association des idées est superficielle et rapide. Elle s’établit par des liens verbaux fragiles et automatiques sur un mode très élémentaire analogue à celui observé chez le sujet normal dans la fatigue et le surmenage (assonance, rimes, slogans, jeux de mots, etc.).
c) L’impuissance de l’attention se traduit par une distraction perpétuelle due à l’éparpillement de l’attention spontanée incapable de faire un choix et réagissant à toutes les sollicitations extérieures. L’attention volontaire est quasi impossible, le maniaque ne pouvant ni s’arrêter ni réfléchir.
d) Les perceptions ne sont pas foncièrement troublées et dans l’ensemble le maniaque perçoit normalement le monde extérieur. Cependant au cours des formes s’accompagnant d’une plus profonde déstructuration de la conscience on peut suivre la désintégration de l’acte perceptif depuis la perception hâtive et déformée (illusions) et en passant par la fausse reconnaissance, jusqu’à l’activité hallucinatoire (voix, transmission de pensée, visions, etc.) à type surtout de pseudo-hallucinations.
e) L’orientation reste habituellement correcte mais sans importance pour le sujet qui se soucie peu des coordonnées temporo-spatiales ou les plie à sa fantaisie.
f) La mémoire participe à l’excitation psychique générale surtout dans ses modalités d’évocation et de reproduction automatique. Les souvenirs sont évoqués au cours de la crise avec un grand luxe de détails : des textes appris par cœur par exemple sont récités abondamment (hypermnésie). La fixation des souvenirs au cours de la crise est particulièrement déficitaire.
g) L’imagination est aussi exaltée et peut de ce fait aboutir à des productions imaginatives pseudo-délirantes : idées d’invention, de grandeur, auxquelles le malade ne croit pas sérieusement. Bien que dans la forme que nous décrivons il n’existe pas de délire à proprement parler, on peut voir dans les formes avec dissolution plus profonde des productions subdélirantes, des fabulations et même des idées délirantes vraies sur des thèmes de grandeur, de revendication, de persécution, de jalousie, etc.
La fuite des idées est le symptôme principal de cette excitation psychique. Il résume à lui seul tous les autres. C’est un aspect fondamental de la « volatilité » maniaque (Binswanger). La fuite des idées et la tachypsychie ne se réduisent pas à un simple excès de vitesse comme leur nom pourrait le faire croire. Il s’agit d’une exaltation de l’être psychique dans son entier et cette exaltation fait bondir et sauter le maniaque dans une danse frénétique où l’entraîne l’exubérance de ses tendances instinctivo-affectives effrénées (Binswanger).
La fuite des idées résume tous ces signes
3° L’exaltation de l’humeur. — L’expansivité et l’hyperthymie caractérisent l’état affectif du maniaque. Elles se manifestent surtout par l’euphorie et l’optimisme. Le maniaque se sent admirablement bien portant, infatigable, heureux de vivre, prêt à tout entreprendre et à tout réussir. Mais sa tonalité affective est instable et il passe rapidement de la joie aux larmes et des lamentations à la colère. L’angoisse sous-jacente n’est jamais loin, mais le maniaque la fuit dans son excitation. Il est ironique et caustique, il ridiculise volontiers son interlocuteur, récrimine et dénonce, parfois avec pertinence et souvent avec malignité, les imperfections du service hospitalier. Enfin, cette effervescence peut se décharger dans des manifestations d’irritation, de violences et même d’agressivité forcenée.
Déchaînement instinctivo-affectif.
L’excitation érotique est presque toujours vive. Elle peut se borner à des propos, des propositions, à des gestes de coquetterie ou de séduction, mais elle peut se manifester aussi par des attitudes grossières et obscènes, l’exhibitionnisme, la masturbation et, si le malade est libre, par les excès génésiques ou un dévergondage scandaleux.
4° L’excitation psycho-motrice et le jeu. — Le maniaque éprouve un besoin impérieux d’activité. Il va, vient, il gesticule, change le mobilier de place, éclate de rire, applaudit, chante et danse. Les mouvements sont inadaptés, dépassant leur but et se succédant dans un grand désordre.
Jeu.
Le trait dominant de cette activité stérile, c’est le jeu : le maniaque joue des scènes, il improvise des scénarios, imite des personnages connus. La caractéristique de ce jeu est d’emprunter ses éléments au monde extérieur. Le maniaque reste adhérent à la réalité de son environnement et semble s’y ruer avec joie. Il presse les personnes qui l’entourent d’entrer en scène. Tous les objets deviennent des accessoires ou même des partenaires de la comédie qu’il joue pour lui-même et aux autres. Le jeu d’un maniaque ressemble peut-être moins à celui d’un enfant qu’à celui du mauvais théâtre, car il aime à se donner en spectacle sans réussir à se maintenir à la hauteur de son rôle.
Parfois l’activité désordonnée des maniaques les pousse à des réactions dangereuses et médico-légales (excentricités, voies de fait, attentats à la pudeur). Mais il s’agit surtout de réactions tapageuses ou scandaleuses.
Une bonne analyse statistique des symptômes qui entrent dans le tableau clinique de la manie a été donnée par Clayton et coll. (1965). Elle indique 13 symptômes dont les plus fréquents sont : l’hyperactivité, l’euphorie, la fuite des idées, la distraction, la projection dans l’ambiance, la verbosité et l’insomnie. Les idées délirantes se présentent dans environ 73-75 % des cas ; la dépersonnalisation dans 43 % des cas.