14. États de choc d’origine toxique
N. Deye, A. Mohebbi Amoli, B. Cholley and F.-J. Baud
Épidémiologie du choc d’origine toxique
L’incidence et la prévalence des états de choc lors des intoxications aiguës restent difficiles à évaluer. Aucun registre européen ni français ne permet actuellement d’en estimer la fréquence. Aux États-Unis, on recense un taux de mortalité global d’environ 1 % pour l’ensemble des intoxications, incluant principalement des psychotropes [1 and 2]. Cependant, la mortalité peut atteindre 10 à 15 % dans les intoxications par les médicaments cardiotoxiques (par exemple, antiarythmiques de classes I et IV) qui s’accompagnent fréquemment d’état de choc. Les classes de médicaments les plus fréquemment responsables d’intoxications fatales sont les analgésiques, les sédatifs et les antipsychotiques. En deuxième position, arrivent les antidépresseurs polycycliques et principalement l’amitriptyline, responsable d’une toxicité cardiaque propre. Ensuite viennent les drogues récréatives et psychostimulantes, suivies des médicaments à tropisme cardiovasculaire. La défaillance cardiocirculatoire est l’une des causes principales de décès lors des intoxications aiguës [3, 4 and 5]. C’est pourquoi la présence d’un état de choc lors d’une intoxication aiguë est un facteur de surmortalité. Sur 1 554 patients intoxiqués et hospitalisés dans le service de réanimation médicale et toxicologique de l’hôpital Lariboisière à Paris sur une période de 4 ans, le taux de mortalité globale a été de 4 %. Sur les 164 patients présentant un état de choc, le taux de mortalité s’élevait à 22 %.
Mécanismes physiopathologiques des états de choc toxiques
Le mécanisme du choc d’origine toxique n’est pas univoque. Il peut être cardiogénique, vasoplégique ou même hypovolémique (hémorragie des caustiques, déshydratation des diarrhées toxiques, rhabdomyolyse étendue). Enfin, l’état de choc peut être secondaire à un sepsis (le plus souvent par pneumopathie d’inhalation), une anaphylaxie ou un effet antabuse ou toxique. De nombreux médicaments possèdent une toxicité cardiaque ou vasculaire (tableaux 14-1 et 14-2).
BAV : bloc auriculoventriculaire ; BB : bloc de branche ; BBD : bloc de branche droit ; BIV : bloc intraventriculaire ; C : cardiogénique ; CPA : coeur pulmonaire aigu ; DHP : dihydropyridines ; DTDVD : diamètre télédiastolique du ventricule droit ; DTDVG : diamètre télédiastolique du ventricule gauche ; EP : embolie pulmonaire ; ESM : effet stabilisant de membrane ; ESV : extrasystole ventriculaire ; FC : fréquence cardiaque ; FEVG : fraction d’éjection ventriculaire gauche ; FV : fibrillation ventriculaire ; H : hypovolémique ; IC : index cardiaque ; ITVAo : intégrale temps-vitesse aortique ; N : normale ; SDRA : syndrome de détresse respiratoire aiguë ; TV : tachycardie ventriculaire ; V : vasoplégique. | ||||||
Classe médicamenteuse | Principaux noms commerciaux | Principales propriétés | Type de choc (fréquence du choc, exprimée en +) | Échocardiographie | Anomalies ECG | QRS élargis |
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Inhibiteurs calciques | Tildiem®, Isoptine® DHP : Loxen®, Amlor®, Adalate®, Icaz®, Flodil®, Caldine®, Nidrel®, etc. | Blocage des canaux calciques de type L voltagedépendant | V (++++) et/ou C (++ : diltiazem, vérapamil, DHP à fortes doses) | FEVG ↑, N puis ↓ Précharge ↓ puis N Anomalies de la cinétique segmentaire (arythmies) | Brady- ou tachycardie sinusales, BAV, BIV, BB, TV, FV, asystolie | ++ |
Digitaliques | Digoxine, digitaline (digitoxine) | Blocage de pompe Na/KATPase membranaire | C (± : si terminal ou retard Fab) | Dysfonction diastolo-systolique. FEVG N, ITVAo N avec Ic ↓ Anomalies de cinétique segmentaire (rare) | Bradycardie sinusale, BAV, ESV, rythmes jonctionnels, TV, FV, asystolie | + |
Médicaments avec ESM – Antiarythmiques de classe I (a, b, c) de la classification de Vaughan Williams – Chloroquine, quinine – Certains ®- bloquants – Antidépresseurs tricycliques et tétracycliques – Cocaïne – Dextropropoxyphène – Carbamazépine – Certaines phénothiazines – Inhibiteurs de la recapture de sérotonine – Lithium | Flécaïne®, Cipralan®, Rythmol®, Rythmodan®, Longacor®, Quinimax®, Cardioquine®, Mexitil®, Dihydan®, Dilantin®, etc. Nivaquine®, Plaquenil®, etc. Avlocardyl®, Sectral®, Corgard®, Trandate®, Visken®, Trasicor®, etc. Anafranil®, Tofranil®, Laroxyl®, Prothiaden®, Ludiomil®, etc. Di-Antalvic® Tégrétol® Largactil®, Melleril® Effexor®, Citalopram® Téralithe® | Blocage des canaux sodiques (responsables du courant sodique entrant dans la phase 0 du potentiel d’action dans les cellules cardiaques, vasculaires et nerveuses) | C (++++), V (+++) et H (++++) | FEVG N puis ↓↓ voire < 10 % Précharge ↓ puis N puis ↑ (selon remplissage) DTDVG N ou ↑ Troubles de cinétique segmentaire +++ (territoire coronaire : cocaïne ; pas de territoire coronaire : ESM, avec à l’extrême un aspect de cardiomyopathie « arythmique ») | Tachycardie sinusale (sauf ®-bloquants), BIV, BAV, BB, ondes T plates (si hypoK+) Tachyarythmies, bradyarythmies à complexes larges Bigéminisme ESV, TV, FV (antiarythmiques++), torsade de pointe Asystolie | +++++ |
Autres ®-bloquants | Ténormine®, Aténolol®, Célectol®, Détensiel®, Soprol®, Sotalex®, etc. | Blocage des récepteurs – adrénergiques | C (++) chronotrope et/ou inotrope négatif | FEVG ↓ ou N ITVAo N avec Ic ↓ (Fc basse) DTDVG N ou ↑ | Bradycardie sinusale, BAV QT long et torsade de pointes si sotalol | + |
Intoxication compliquée d’EP ou de SDRA (inhibiteurs calciques, antidépresseurs tricyliques, quinine) | V et C droit (si SDRA ou EP) | FEVG N ou ↓ (septum paradoxal) avec CPA, DTDVD ↑ | T négatives V1 à V3, BBD |
ACR : arrêt cardiorespiratoire ; BAV : bloc auriculoventriculaire ; BB : bloc de branche ; BBD : bloc de branche droit ; BIV : bloc intraventriculaire ; C : cardiogénique ; CMD : cardiomyopathie dilatée ; CPA : coeur pulmonaire aigu ; DTDVD : diamètre télédiastolique du ventricule droit ; DTDVG : diamètre télédiastolique du ventricule gauche ; ESA : extrasystole auriculaire ; ESM : effet stabilisant de membrane ; ESV : extrasystole ventriculaire ; FA : fibrillation auriculaire ; FC : fréquence cardiaque ; FEVG : fraction d’éjection ventriculaire gauche ; FV : fibrillation ventriculaire ; H : hypovolémique ; HTA : hypertenseurs ; IC : index cardiaque ; IEC : inhibiteurs de l’enzyme de conversion ; ITVAo : intégrale temps-vitesse aortique ; N : normale ; OAP : oedème aigu pulmonaire ; PEP : pression expiratoire positive ; SDRA : syndrome de détresse respiratoire aiguë ; TV : tachycardie ventriculaire ; V : vasoplégique ; VES : volume d’éjection systolique ; VG : ventricule gauche. | |||||
✽Ondes T négatives diffuses, ondes U. | |||||
Classe médicamenteuse | Principaux noms | Type de choc (fréquence du choc) | Anomalies électrocardiographiques | Échocardiographie | Éléments thérapeutiques |
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Neuroleptiques (sans ESM) | V, H (±) | Arythmies supra- ou ventriculaires | FEVG N ou ↑ | Remplissage, choc électrique | |
Carbamates | Équanil®, Mépronizine® | V (+) et/ou C (+++) | Bradycardie (si hypothermie), N ou tachycardie sinusale | FEVG N ou ↓, VES ↓, IC ↓, Précharge N ou ↑, DTDVG N | Remplissage, catécholamines inotropes + |
IEC, antagoniste de l’angiotensine 2 | Renitec®, Lopril®, etc. Cozaar®, Aprovel®, etc. | V, H | Tachycardie sinusale | FEVG N ou ↑ | Noradrénaline, adrénaline |
Anti-HTA centraux | Catapressan®, Aldomet® | H (±) | Bradycardie sinusale | FEVG (↓) N ou ↑, précharge ↓ | Noradrénaline, adrénaline |
Diurétiques | Lasilix®, Burinex® | H | Tachycardie sinusale, hypokaliémie* | FEVG N ou ↑, précharge ↓↓ | Remplissage |
Alpha 1-bloquants, nitrés | Eupressyl®, Risordan® | V, H (±) | Tachycardie sinusale | FEVG N ou ↑, précharge ↓ | Noradrénaline, adrénaline |
®-2 mimétiques | Salbutamol®, Théophylline® | V, H (±) | Tachycardie, arythmie (rare), hypokaliémie* | FEVG ↑, précharge ↓ | Remplissage, ®-bloquants |
Agoniste dopaminergique | Bromocriptine® | V (±) | Tachycardie sinusale, infarctus | FEVG ↑, précharge ↓ | |
Barbituriques | Gardénal®, Penthotal® | H (±) | Bradycardie (si hypothermie) | FEVG N, précharge ↓ | Remplissage, diurèse alcaline |
Colchicine | Colchimax®, Colchicine® | H (+++) puis C (++) V (+ si sepsis) | Tachycardie sinusale | Précharge ↓ IC et FEVG N à ↑ ou IC et FEVG ↓ | Remplissage Vasopresseurs Inotropes positif |
Organophosphorés | C | Brady- puis tachycardie sinusale, QT long, torsade de pointes, FV | FEVG globale N puis ↓ Myocardite | Atropine, Conthration® | |
Éthylène glycol | C, ACR | Tachycardie sinusale, trouble conductif | Myocardite : FEVG ↓ | ||
Cyanures | C, ACR | FEVG ↓↓ ou N (si antidotes) | Hydroxocobalamine | ||
Hydrates de chloral | C (±) | Hypokaliémie*, ESV, TV, FV | Akinésies segmentaires VG | ®-bloquants | |
Baryum | H, C | Hypokaliémie*, ESA/ V, bradycardie sinusale, QT ↑, FV | FEVG N ITVAo N avec IC ↓ (FC basse) | Magnésium | |
Antimoine | C ou V (SDRA) | BAV, QT ↑, T plates, FA, ES, TV | FEVG N ou ↓ (myocardite) | ||
Arsenic | C et H | BAV, QT ↑, T plates, excitabilité ↑ | FEVG N ou ↓ (myocardite) | ||
Anthracyclines | Cérubidine®, Rubidazone®, Adriblastine®, etc. | C | Microvoltage, anomalies de repolarisation | Anomalies des fonctions diastolique et systolique, CMD | |
Antimétabolites | Adrucil® | C | Trouble repolarisationrythme, infarctus | Anomalie segmentaire coronaire | |
Toxiques compliqués d’OAP lésionnel (SDRA) | Héroïne, aspirine | V et C droit | T négatives V1 à V3, BBD incomplet | FEVG N ou ↓ (septum paradoxal), CPA, DTDVD N | Dobutamine, PEP |
▪ Atteinte de la fonction cardiaque
L’atteinte de la fonction cardiaque est la conséquence d’un effet inotrope négatif (inhibiteurs calciques, β-bloquants ou bloqueurs des canaux sodiques) ou d’une contraction ventriculaire inefficace, comme au cours de troubles du rythme ventriculaire malins (médicaments pro-arythmogènes). La dysfonction diastolique est rare au cours des intoxications aiguës (digitaliques), mais s’observe dans les toxicités médicamenteuses cumulatives, comme après certaines chimiothérapies (anthracyclines). Une myocardite aiguë d’origine toxique est possible avec l’éthylène glycol (précipitation de cristaux d’oxalate de calcium), la colchicine (poison du fuseau bloquant la dépolymérisation des microtubules) ou les organophosphorés (blocage des choline-estérases cellulaires).
Enfin, un mécanisme de nécrose des myocytes est possible : le monoxyde de carbone (CO) peut être responsable d’une insuffisance coronaire aiguë par anoxie cellulaire (hypoxie tissulaire liée à la formation de carboxyhémoglobine) et par toxicité cellulaire directe (interaction avec les cytochromes oxydases mitochondriales et P450). De même, la cocaïne peut être responsable d’un syndrome adrénergique, qui peut lui-même entraîner une insuffisance coronaire aiguë par vasoconstriction coronaire.
Médicaments à effet stabilisant de membrane
L’intoxication par des médicaments ayant un effet stabilisant de membrane (ESM) est responsable d’une défaillance cardiovasculaire sévère, grevée d’une lourde mortalité [6 and 7]. Ces médicaments entraînent une inhibition des canaux sodiques rapides responsables du courant sodique entrant rapide lors de la phase 0 du potentiel d’action [8 and 9]. Cet effet concerne toutes les cellules excitables pour lesquelles le potentiel d’action joue un rôle important. Le blocage du flux sodique entraîne une diminution de la vitesse d’ascension du potentiel d’action, un allongement de sa durée, un ralentissement de sa vitesse de propagation et une prolongation des périodes réfractaires [10]. Il en découle une augmentation des seuils d’excitabilité et des risques de troubles du rythme, une diminution de la capacité de conduction et de l’automaticité. L’ESM intéresse les cellules musculaires contractiles et le tissu nodal conductif du myocarde, ainsi que certaines cellules musculaires lisses et du système nerveux central. Le blocage de la conduction intraventriculaire peut s’associer à des troubles de la conduction auriculoventriculaire et à une vasoplégie. Tous les antiarythmiques de la classe I et certains de la classe II de la classification de Vaughan Williams [11] peuvent être concernés (tableau 14-1). De nombreux psychotropes sont également impliqués : antidépresseurs polycycliques (amitriptyline, clomipramine, dosulépine, maprotiline, imipramine, trimipramine), inhibiteurs de la recapture de la sérotonine, thymorégulateurs, neuroleptiques de type phénothiazinique.
β-bloquants
Les β-bloquants appartiennent à la classe II de la classification des antiarythmiques de Vaughan Williams et exercent sur le myocarde une action chronotrope, inotrope, dromotrope, et bathmotrope négative [12]. Ils inhibent l’entrée du sodium et du calcium à la phase 0 de la dépolarisation myocardique en réduisant la quantité d’AMPc intracellulaire. Leur action sur la contractilité du myocarde est secondaire à l’inhibition de la libération du calcium à partir du réticulum sarcoplasmique. Seul le sotalol possède des propriétés de la classe III des antiarythmiques, avec augmentation de la durée du potentiel d’action et de la période réfractaire, qui est responsable d’un allongement de l’espace QT sur l’électrocardiogramme. Certains β-bloquants sont également à l’origine d’un ESM : propranolol, acébutolol, nadolol, pindolol, penbutolol, labétalol, métoprolol, alprénolol et oxprénolol.
Inhibiteurs calciques
Les inhibiteurs calciques font partie de la classe IV de la classification des antiarythmiques de Vaughan Williams et peuvent bloquer les canaux calciques lents, indispensables à la genèse et à la conduction du potentiel d’action dans le tissu contractile cardiaque et les cellules musculaires lisses vasculaires. Aux doses toxiques, tous les inhibiteurs calciques provoquent un effet inotrope négatif en plus de la vasodilatation périphérique, responsable d’un état de choc mixte, à la fois cardiogénique et vasoplégique [13]. L’atteinte des structures de conduction du cœur explique la bradycardie et l’apparition de blocs de conduction sino-auriculaire, auriculoventriculaire ou intraventriculaire, à l’origine d’un élargissement des complexes QRS à l’électrocardiogramme. La différence de sélectivité tissulaire aux doses pharmacologiques opposant vérapamil et diltiazem d’une part (tropisme cardiovasculaire) et les dihydropyridines d’autre part (tropisme essentiellement vasculaire) s’atténue largement aux doses toxiques. Ces médicaments (nifédipine principalement, mais également amlodipine, félodipine, isradipine, lacidipine, nicardipine et nitrendipine) peuvent à fortes doses s’accompagner d’une dysfonction myocardique et d’un choc cardiogénique, parfois initialement masqué par la vasoplégie.
Digitaliques
Les effets toxiques des digitaliques sont liés à l’inhibition de l’ATPase membranaire des cellules myocardiques avec augmentation de l’automaticité des fibres de Purkinje, baisse de la vitesse de conduction et de la période réfractaire effective des cellules cardiaques avec déplétion potassique intracellulaire. Les intoxications digitaliques induisent des troubles de conduction, de l’automatisme (rythme jonctionnel accéléré avec foyers ectopiques ou réentrées, etc.), de la repolarisation (cupule digitalique, QT court, etc.) et des troubles du rythme, notamment ventriculaires avec anomalies de conduction mais sans défaut d’inotropisme. Les décès surviennent par fibrillation ventriculaire (65 % des cas), asystolie (25 % des cas) ou choc réfractaire (10 % des cas). La mise à disposition des fragments Fab des anticorps antidigoxine a remplacé les indications de l’entraînement électrosystolique (échec de l’atropine) et considérablement modifié le pronostic de ces intoxications en traitant les événements potentiellement fatals, comme le choc cardiogénique [14 and 15]. Ainsi, les chocs cardiogéniques réfractaires d’origine rythmique provoqués par les digitaliques sont le plus souvent observés en cas d’indisponibilité des fragments Fab, et de retard ou d’absence de traitement par ces anticorps [16]. La connaissance des facteurs pronostiques de ces intoxications a permis de simplifier considérablement les indications de ces antidotes [17].
Profils hémodynamiques des chocs toxiques
L’échocardiographie transthoracique (ETT) ou transœsophagienne (ETO) est très utile pour identifier le mécanisme prépondérant de l’état de choc qui accompagne l’intoxication aiguë. L’état de choc cardiogénique réfractaire est souvent lié à une intoxication par médicament à ESM [18].
▪ Distinction entre choc cardiogénique et choc vasoplégique
Cette distinction reste primordiale dans la caractérisation de l’état de choc, même si ces deux entités sont en pratique souvent intriquées. Le diagnostic de choc cardiogénique toxique répond aux critères cliniques et hémodynamiques usuels : index cardiaque inférieur à 2 [19] ou 2,2l/min/m2 [20, 21 and 22] qui n’augmente pas après remplissage vasculaire. Cette définition impose donc d’avoir corrigé ou éliminé au préalable une hypovolémie. Le diagnostic de choc vasoplégique toxique répond aux critères cliniques et hémodynamiques du choc septique réanimé : résistances vasculaires systémiques diminuées avec des pressions de remplissage basses et un index cardiaque normal (> 2,8l/min/m2), ou le plus souvent augmenté (> 4l/min/m2) si le patient a reçu un remplissage vasculaire [23]. En effet, avant tout apport liquidien, une vasoplégie s’accompagne d’une baisse de retour veineux et de débit cardiaque.
▪ Distinction entre dysfonction gauche, droite ou bilatérale
Le ventricule le plus défaillant responsable de l’état de choc peut être identifié en échocardiographie. Cette information conditionne la thérapeutique. Dans l’état de choc toxique, la défaillance est le plus souvent biventriculaire par cardiotoxicité directe du médicament. La défaillance ventriculaire droite isolée est le plus souvent secondaire à une embolie pulmonaire ou à un syndrome de détresse respiratoire aiguë, lui-même lié à une toxicité pulmonaire directe (inhibiteurs calciques, chloroquine, antidépresseurs polycycliques) ou à une pneumopathie d’inhalation.
▪ Choc cardiogénique réfractaire
Une définition du choc cardiogénique réfractaire pour les intoxications avec ESM a été récemment proposée (tableau 14-3) [18]. Le caractère réfractaire d’un choc cardiogénique toxique se caractérise par une hypoperfusion tissulaire à type d’insuffisance rénale aiguë et/ ou de défaillance respiratoire sévère persistante malgré l’optimisation d’un traitement médical maximal incluant la ventilation mécanique, la perfusion de bicarbonate de sodium molaire, un remplissage vasculaire adapté et des doses élevées de catécholamines. L’usage de ces différentes modalités thérapeutiques est guidé au mieux par le profil hémodynamique obtenu par échocardiographie. Cette définition n’est applicable qu’aux médicaments présentant un ESM, même si des critères proches viennent d’être proposés pour les inhibiteurs calciques avec effet cardiaque. En cas d’intoxication par β-bloquants, il est indispensable de tester préalablement l’effet de la dobutamine et du glucagon. En cas de bradycardie, l’intérêt d’une accélération de la fréquence cardiaque, éventuellement par le biais d’un entraînement électrosystolique, doit être testé, de même que la réalisation d’un choc électrique externe en cas de trouble du rythme. Pour certains auteurs, une cardiopathie préexistante (ischémie myocardique) pourrait également intervenir dans la décision de mise en place d’une assistance ventriculaire en cas de choc cardiogénique réfractaire toxique [4]. En plus des critères spécifiques pour chaque type de toxique à tropisme cardiaque ou cardiovasculaire, l’échocardiographie occupe dans notre pratique une place majeure dans la prise de décision de mise en place d’une assistance ventriculaire.
IC : index cardiaque ; PAS : pression artérielle systolique. |
Critères diagnostiques |
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A. État de choc : PAS ≤ 90mmHg, malgré remplissage vasculaire ≥ 1 000ml (cristalloïdes, colloïdes) + bicarbonates molaires ≥ 375ml + adrénaline intraveineuse en pousse-seringue électrique ≥ 3mg/h (et glucagon ≥ 5mg/h si ®-bloquants) |
B. De type cardiogénique : à l’échocardiographie (fraction de raccourcissement de surface < 30 % et IC < 2,5l/min/m2 avec précharge optimisée) |
C1. Avec une défaillance respiratoire : PaO2/FiO2 ≤ 150mmHg en ventilation contrôlée sous sédation |
C2. Et/ou une défaillance rénale : diurèse ≤ 20ml/h ou créatininémie ≥ 120μmol/l (homme) ou 90μmol/l (femme) |
Intérêts de l’échocardiographie en toxicologie
▪ Généralités
La réalisation précoce d’une échocardiographie est systématique devant toute intoxication aiguë par un produit à tropisme cardiovasculaire présentant un état de choc. Le choix de réaliser une ETT ou une ETO repose sur les critères habituels d’échogénicité et de contre-indication éventuelle à l’intubation œsophagienne (voir chapitre 2). Dans un contexte d’urgence vitale immédiate comme le choc réfractaire menaçant ou l’arrêt cardiorespiratoire persistant, l’ETT a l’avantage de sa rapidité d’exécution, tout en conservant son impact thérapeutique immédiat. Dans d’autres circonstances, comme en cas d’assistance circulatoire chez un patient ventilé, on privilégie l’ETO qui fournit une qualité d’image supérieure, donc des informations plus précises (position des canules, etc.).
La répétition de l’examen dépend principalement du type de toxique responsable de l’état de choc. Même en cas d’évolution initiale favorable, la présence de formes galéniques à libération prolongée, de médicaments connus pour provoquer un bézoard médicamenteux intragastrique responsable d’une redistribution secondaire (antidépresseurs polycycliques ou carbamates), de stupéfiants ingérés sous la forme de boulettes persistantes dans le tube digestif car non encore éliminées (cocaïne chez les body-packers), peut entraîner une défaillance cardiocirculatoire prolongée voire récurrente. Bien qu’un toxique à tropisme cardiovasculaire ait des effets hémodynamiques en rapport avec la dose ingérée, cette relation n’est pas linéaire [24]. De plus, les intoxications polymédicamenteuses sont fréquentes et peuvent associer des toxiques à effet hémodynamique s’opposant ou se conjuguant. Pour toutes ces raisons, une évaluation par échocardiographie doit être réalisée de manière itérative au moindre événement clinique dans l’évolution d’une intoxication aiguë par des produits à toxicité cardiovasculaire.
▪ Échocardiographie à visée diagnostique
La démarche diagnostique initiale face à un choc toxique n’a pas de spécificité (figure 14-1). La première question à résoudre est de savoir si le débit cardiaque est élevé (patient vasoplégique ayant reçu du remplissage) ou bas. Si le débit cardiaque est bas, il faut savoir si les cavités cardiaques sont vides (hypovolémie, vasoplégie avant remplissage) ou si elles sont congestives. Dans ce dernier cas, il faut savoir si la congestion prédomine à droite, à gauche, ou bien si elle est globale. L’objectif de cette démarche diagnostique est d’identifier la défaillance prépondérante afin de mettre en route un traitement symptomatique adapté (vasoconstricteurs, remplissage, diurétiques, inotropes positifs, etc.). En effet, une décision thérapeutique inadaptée peut aggraver l’état hémodynamique et retarder la correction de l’hypoperfusion tissulaire. Or, la rapidité de la correction de l’insuffisance circulatoire est un élément pronostique majeur au cours des états de choc. D’apparence simple, l’algorithme décrit ci-dessus n’est cependant pas toujours facile à appliquer sur la base des seules données cliniques, car les états de choc toxiques ont souvent des mécanismes intriqués et des présentations cliniques trompeuses. Néanmoins, l’échocardiographie est reconnue comme l’outil le plus performant pour identifier le mécanisme prépondérant de l’état de choc, car elle peut répondre à toutes les questions évoquées précédemment au lit du patient et de façon non invasive. Les informations utiles sont souvent évidentes et sans ambiguïté : ventricules hypo- ou hyperkinétiques permettant d’apprécier immédiatement si un mécanisme cardiogénique est au premier plan ou non et guidant le traitement symptomatique.
Figure 14-1 |
Dans le cas d’un état de choc survenant lors d’une intoxication avérée, l’échocardiographie permet d’imputer le choc au toxique causal, ou au contraire de réorienter le diagnostic vers une cause associée [25]. Par exemple, la présence d’une hypothermie profonde, fréquente en cas d’intoxication vue tardivement, peut induire ou aggraver la survenue d’un choc cardiogénique (arythmie, nécrose myocardique, bradycardie), d’un choc hypovolémique (hyperdiurèse) ou d’un choc septique (immunosuppression induite).
Fréquemment, l’échocardiographie d’un patient en état de choc qui a des antécédents psychiatriques et n’est pas interrogeable peut identifier une pathologie associée sans rapport avec une éventuelle récidive d’intoxication volontaire. Par exemple, la fréquence de la maladie thrombo-embolique est plus élevée en cas de traitement par antipsychotiques [26 and 27] et le diagnostic d’embolie pulmonaire massive est facilement accessible à l’échocardiographie (voir chapitre 9). Dans ce cas, les dosages toxicologiques seront normaux.
Dans le cas où l’étiologie toxique d’un état de choc n’est pas connue initialement, l’intérêt de l’échocardiographie est surtout remarquable lors des intoxications aux médicaments ayant un ESM. En dehors de la présence d’une hyperkaliémie (et surtout en cas d’hypokaliémie biologique), un élargissement des QRS à l’électrocardiogramme associé à une anomalie de la cinétique segmentaire ventriculaire à type de « reptation cardiaque » est très évocateur d’un surdosage majeur en médicaments à ESM comme les antiarythmiques. Ces anomalies échocardiographiques qui reflètent la présence de troubles de conduction intraventriculaire sont évocatrices pour deux raisons : elles ne correspondent pas à un territoire coronaire et elles se distinguent d’une fibrillation ventriculaire par leur régularité, d’où l’impression donnée de « reptation » ventriculaire. L’existence d’anomalies semblables de la cinétique segmentaire et d’un syndrome de Brugada sur l’électrocardiogramme (principalement de type 1 en dôme) est également très évocatrice.
L’apport de l’échocardiographie est parfois moins discriminant en cas d’arrêt cardiaque réanimé, car l’examen ne permet pas de distinguer sidération myocardique secondaire à l’inefficacité cardiaque et dysfonction systolique secondaire à l’intoxication aiguë. Cependant, dans ces deux situations, l’échocardiographie orientera la thérapeutique en authentifiant l’existence d’un choc cardiogénique réfractaire. L’intérêt diagnostique de l’échocardiographie Doppler dans l’arrêt cardiaque a été largement décrit, quelle qu’en soit sa cause [28, 29, 30 and 31].
▪ Échocardiographie à visée « thérapeutique »
L’échocardiographie Doppler permet des évaluations répétées (monitorage) pour suivre l’évolution de l’état de choc toxique et mesurer l’impact des interventions thérapeutiques. Elle permet ainsi de guider les choix thérapeutiques, d’en évaluer l’efficacité (remplissage vasculaire, introduction de catécholamines, etc.) et la tolérance. L’examen peut ainsi être répété en fonction de l’évolution de l’état clinique, au moins quotidiennement pour aider le sevrage des médicaments ou assistances.
Intoxications potentiellement responsables d’un effet stabilisant de membrane
Pour certaines intoxications fréquentes ou potentiellement graves, des algorithmes thérapeutiques ont été proposés [18]. L’échocardiographie fait partie intégrante de ces algorithmes, notamment pour les intoxications aux β-bloquants, aux inhibiteurs calciques et aux médicaments présentant un ESM (Figure 14-2, Figure 14-3 and Figure 14-4). De même, l’échocardiographie est utile dans l’algorithme thérapeutique des chocs cardiogéniques d’origine toxique, quelle qu’en soit l’étiologie (figure 14-5). La survenue d’un remodelage précoce de la cavité ventriculaire gauche est possible dans les heures qui suivent l’ingestion, notamment dans les intoxications aiguës par β-bloquants ou cocaïne [32 and 33]. Ces anomalies sont transitoires, avec normalisation des paramètres de fraction d’éjection et du volume du ventricule gauche sous traitement ou après élimination du toxique.
Figure 14-2 |
Figure 14-3 |
Figure 14-4 |
Figure 14-5 |
Catécholamines et chocs toxiques réfractaires
Les catécholamines sont prescrites dès que le collapsus persiste malgré la perfusion de bicarbonate molaire en cas d’ESM, ou bien en cas de collapsus sans élargissement des QRS à l’électrocardiogramme [34]. La catécholamine de référence est l’adrénaline à la dose initiale de 0,3μg/kg/min (≈1mg/h) chez l’adulte, éventuellement associée à la noradrénaline en cas de vasoplégie associée persistante. L’utilisation d’autres catécholamines est possible, en seconde intention selon le tableau hémodynamique observé.