Pied de la maladie de Charcot-Marie-Tooth
Introduction
Décrite simultanément en 1886 par Charcot et Marie en France ainsi que par Tooth en Angleterre, la maladie de Charcot-Marie-Tooth (CMT) est la plus fréquente des neuropathies héréditaires sensitivomotrices. Il est difficile d’évaluer la fréquence de la maladie CMT en France du fait de la très grande variabilité d’expression clinique ; la prévalence estimée serait de 2 à 5/10 000. Cette affection neurologique est évolutive, avec aggravation lente et progressive des troubles neurologiques avec le temps. Les manifestations motrices de cette affection concernent essentiellement les pieds et les mains, mais il existe également d’autres atteintes cliniques. Les déformations du pied constituent une préoccupation très fréquente pour le chirurgien orthopédiste s’occupant de patients atteints de la maladie CMT [1]. Différentes déformations du pied peuvent survenir au cours de l’évolution de cette affection [2]. Le déficit sensitif, affectant en particulier la sensibilité profonde et rarement important, peut contribuer à la sévérité des complications orthopédiques à l’âge adulte.
Classification génétique
- • la forme CMT1, la plus fréquente, représentant plus de 50 % des cas, est autosomique dominante. La forme CMT1A (environ 30 % des patients CMT), résultant d’une duplication d’une région du chromosome 17 contenant le gène PMP22 codant pour une protéine de la myéline, a récemment fait l’objet d’essai thérapeutique évaluant l’effet de la vitamine C à forte dose ;
- • la forme CMT2, représentant environ 20 % des patients, est également autosomique dominante. Ses manifestations cliniques sont généralement moins sévères et débutent plus tardivement que les CMT1 ;
- • la forme CMT-X, avec une transmission dominante liée à l’X, représente 10 à 20 % des patients, avec des manifestations cliniques surtout chez les hommes ;
- • la forme CMT4, autosomique récessive, est rare (maladie de Déjerine-Sottas, démyélinisante, précoce et sévère).
- • la forme CMT2, représentant environ 20 % des patients, est également autosomique dominante. Ses manifestations cliniques sont généralement moins sévères et débutent plus tardivement que les CMT1 ;
Déformations du pied et Charcot-Marie-Tooth
Classiquement, la maladie CMT comporte une faiblesse des muscles intrinsèques des mains et des pieds avec un pied creux varus, ainsi qu’une faiblesse et une atrophie des muscles de la loge fibulaire. Cependant, il existe une très grande variabilité des atteintes selon les patients, y compris au sein d’une même famille. Les conceptions pathogéniques de l’apparition des déficits moteurs ont varié selon les auteurs. Selon Sabir et Lyttle [3], la dénervation serait centrifuge, affectant initialement les fléchisseurs puis les extenseurs des orteils, suivie des muscles fibulaires, tibial postérieur et enfin tibial antérieur. La paralysie du muscle tibial antérieur ne peut donc être retenue pour l’apparition du pied creux médial, car cette atteinte tardive apparaît alors que le pied est déjà déformé [4]. Le muscle long fibulaire serait moins concerné que les muscles court fibulaire et tibial antérieur [5,6]. Le muscle long extenseur de l’hallux est parfois respecté. Les muscles de la loge postérieure sont en général épargnés, excepté à des stades évolués de la maladie.
La paralysie des muscles intrinsèques du pied est la clé de la physiopathologie du pied creux médial, encore appelé « pied creux varus » ou « pied cavovarus ». L’atteinte précoce des muscles intrinsèques du pied et de la main constitue l’élément cardinal de la maladie [3,7]. La fonction des muscles intrinsèques du pied est de stabiliser les articulations métatarsophalangiennes lors de la flexion dorsale de cheville et de l’extension des orteils.
Les déformations des pieds sont une des principales manifestations de la maladie, du fait de leur fréquence et de leur sévérité [2]. Le pied creux médial est une déformation présente dans 80 % des cas de patients atteints de CMT. Ce chapitre sera essentiellement focalisé sur cette déformation caractéristique de l’affection. Les lecteurs sont priés de se rapporter aux chapitres correspondants pour les autres déformations qui sont moins spécifiques. Un pied plat valgus abductus a été rencontré dans 10 % des cas. Le pied varus adductus équin, apanage des formes graves, est caractérisé par leur survenue précoce et par une adduction globale et médiotarsienne marquée, souvent un creux médial, un varus de l’arrière-pied, et un équin significatif avec pied tombant du fait de la parésie des muscles de la loge antérieure. Le chaussage est difficile et la marche précaire. Le pied tombant est avant tout secondaire à la paralysie des muscles interosseux au début de l’évolution puis à la faiblesse des muscles de la loge antérieure, alors que les muscles de la loge postérieure sont épargnés. Dans 10 % des cas, les pieds peuvent être normaux.
Éléments diagnostiques du pied creux varus
Anatomie pathologique
Le pied creux médial est une déformation rare dont l’étiologie est dans la très grande majorité la maladie CMT [8]. Le mécanisme du pied creux médial est déterminé à partir des travaux de la littérature et de l’observation des pieds plats valgus dans le cadre de cette maladie, qui passent progressivement en 3 à 6 ans vers un pied creux médial. Le pied creux médial est caractérisé cliniquement par un creux médial alors que l’arche latérale reste au sol. L’avant-pied est le siège d’une pronation irréductible alors qu’il existe un varus de l’arrière-pied réalisant une véritable torsion du bloc calcanéopédieux (BCP). Un degré variable d’adduction du BCP sous l’unité talo-tibio-fibulaire (UTTF) et/ou médiotarsienne confère à cette déformation son caractère tridimensionnel.
La cause du pied creux médial est une paralysie des muscles intrinsèques du pied : interosseux et lombricaux. Leur activité est nécessaire lors de l’extension active des orteils ou de la cheville par la stabilisation des articulations métatarsophalangiennes. La paralysie de ces muscles entraîne une extension de l’articulation métatarsophalangienne. La physiopathologie est résumée dans la figure 1. L’aponévrose plantaire s’insérant sur l’extrémité proximale de la 1re phalange, l’extension de l’articulation métatarsophalangienne entraîne une mise en tension de cette aponévrose et donc l’apparition d’un creux. La caractéristique anatomique de cette aponévrose ainsi que le diamètre décroissant de médial en latéral de la poulie que constituent les têtes métatarsiennes expliquent l’apparition d’un creux médial dont l’apex se situe au niveau des os cunéiformes. Le creux médial s’accompagne d’une pronation irréductible de l’avant-pied. Afin de maintenir un appui tripode du pied au sol sur la tubérosité du calcaneus et les têtes du 1er et du 5e métatarsiens, apparaît une bascule complète du BCP en supination [9]. Ce phénomène associe deux éléments : d’une part, un vrillage du BCP lui-même, avec pronation de l’avant-pied et supination de l’arrière-pied et donc varus du talon ; d’autre part, une rotation latérale de l’UTTF sur le BCP. Cette conception est différente des conceptions classiques, même rapportées récemment [10,11].
Examen clinique
Si le diagnostic de maladie CMT n’a pas été fait, plusieurs éléments anamnestiques et cliniques peuvent amener à l’évoquer. Tout d’abord, la maladie CMT est la cause la plus fréquente des pieds creux médiaux [2]. Cependant, il existe d’autres étiologies de pied creux neurologiques : les dégénérescences spinocérébelleuses (comme la maladie de Friedreich), la poliomyélite, une syringomyélie, les atteintes lombosacrées (spina bifida), les atteintes pyramidales, en particulier la paralysie cérébrale. Des antécédents familiaux peuvent être retrouvés mais les mutations de novo sont fréquentes ou du fait de la pénétrance variable, certains parents peuvent être porteurs peu ou pas symptomatiques. Un syndrome cérébelleux (maladie de Friedreich), des signes centraux comme la spasticité, des signes de dysraphisme sont absents. L’organisation d’une consultation de neuropédiatrie est indispensable.
Ces enfants sont souvent adressés à la consultation avant l’âge de 5 ans pour un pied plat valgus. L’examen neuro-orthopédique est alors fondamental et permet de faire le diagnostic de maladie CMT. Le test utilisé est celui de la marche sur les talons. Chez l’enfant normal, la marche sur les talons se fait sans difficulté avec une flexion dorsale de cheville et une extension harmonieuse des orteils. L’alignement sagittal tronc-hanche-genou est maintenu. En cas de paralysie des muscles intrinsèques, on observe une hyperextension des orteils avec visualisation à la face antérieure du cou-de-pied des tendons extenseurs y compris celui du tibial antérieur mais sans aucune dorsiflexion de la cheville. Cela s’accompagne d’une rétroposition du tibia et d’un recurvatum du genou et/ou d’une projection du tronc en avant. L’enfant constate alors et dit bien qu’il ne peut pas marcher sur les talons. Lors de cette manœuvre apparaît un creux dynamique médial qui est très évocateur de pathologie neurologique. L’examen en charge statique apprécie le creux médial, l’adduction et le varus du talon (figure 2). La réductibilité de cette déformation tridimensionnelle est évaluée avec le « block test » de Coleman [12]. Ce test clinique consiste à supprimer l’effet de la pronation de l’avant-pied en mettant ce dernier dans le vide alors que le talon repose sur une planchette d’une hauteur de 5 cm. L’observateur peut alors noter une disparition plus ou moins complète du varus du talon révélant la réductibilité de l’adduction et de la supination du BCP. D’autres auteurs évaluent la réductibilité des anomalies transversales du pied en positionnant l’enfant à genoux au bord de la table d’examen avec les pieds dans le vide [13]. Cette méthode permet de tester la mobilité des articulations transverse du tarse et sous-talienne, mais n’est pas réalisée en charge. Elle est donc complémentaire de la technique de Coleman. Un examen clinique analytique en décubitus dorsal quantifie la pronation de l’avant-pied, peut révéler des anomalies cutanées plantaires en regard de la tête du 1er métatarsien et de la base du 5e métatarsien avec hyperkératose révélatrice d’appuis excessifs. Il existe souvent un défaut de flexion dorsale de cheville, voire parfois un équin. L’examen clinique doit être complété, en particulier au niveau des mains, par une recherche de l’amyotrophie des muscles interosseux et particulièrement du premier interosseux dorsal (très facile à tester par l’étude de la pince pouce-index terminolatérale), et l’examen du rachis.
Imagerie
Radiographie du pied de profil en charge
Le creux, qui est antérieur, est quantifié avec l’angle de Méary [14], formé par les axes longitudinaux du talus et du 1er métatarsien. Paradoxalement, les radiographies de profil sous-estiment cet angle et donc le cavus. Cela est dû au fait que les anomalies architecturales dans le plan transversal décrites ci-dessus altèrent l’interprétation des radiographies, puisque les axes longitudinaux du talus et du premier métatarsien ne se situent pas dans le même plan sagittal. La parade est de corriger les désordres transversaux avec le « block test » décrit par Coleman [12], qui a été modifié sous forme de « test de la planchette oblique » [15] (figure 3a). Cela consiste à mettre sous le bord latéral du médio/avant-pied une cale maintenant la pronation de l’avant-pied dont l’effondrement en appui sur le sol entraîne des perturbations dans le plan transversal. Ainsi, la radiographie de profil devient interprétable (figures 3b et 3c). L’angle de Djian est utilisable en fin de croissance.
Radiographie de face dorsoplantaire
Cette incidence apprécie les désordres secondaires dans le plan transversal. La rotation latérale de l’UTTF au-dessus du BCP est révélée par une diminution de la divergence talocalcanéenne. Cette anomalie peut être corrigée plus ou moins complètement avec le « test de la planchette oblique » (figures 3d et 3e). L’adduction médiotarsienne résiduelle (angle calcaneus-5e métatarsien) correspond à une structuralisation avec subluxation calcanéocuboïdienne, de même que des déformations du naviculaire et du cunéiforme médial.
Radiographie de face des chevilles cerclées selon Méary
Une radiographie de face des chevilles cerclées selon Méary est l’incidence radiologique utilisée en France pour mesurer le varus de l’arrière-pied (les Anglo-Saxons lui préférant l’incidence de Cobey [16] et plus récemment celle de Saltzman [17] : se rapporter au chapitre « Radiologie et imagerie », page 47). Elle peut également dépister une dégradation arthrosique avec instabilité en varus de la cheville et bâillement articulaire latéral permanent en charge.
Scanner
Un scanner est utile dans certains cas, en particulier pour des pieds déjà opérés, afin de mieux analyser les déformations. L’imagerie par résonance magnétique (IRM) permet de préciser la dégénérescence graisseuse des muscles atteints (tibial antérieur et court fibulaire) et de confirmer le respect de certains comme le long fibulaire [6,7].
Classifications fonctionnelles
Il existe dans la littérature deux systèmes de cotation du résultat du traitement du pied cavovarus. La classification de Paulos [18] repose sur des critères cliniques (correction de l’avant-pied et de l’arrière-pied) et subjectifs (satisfaction du patient). La classification de Wicart et Seringe [8] (tableau 1) fait appel à des critères fonctionnels (entorses ou douleurs plantaires), cliniques (orientation de l’arrière-pied), radiologiques (angle de Méary) et évolutifs (la triple arthrodèse est synonyme d’échec de la prise en charge).
Résultat | Symptômes | Examens clinique et radiographiques |
---|---|---|
Très bon | Aucun | VG et 0° ≤ angle de Méary ≤ 15° ou N ou VR et 0° ≤ angle de Méary ≤ 5° |
Bon | VG et 15° < angle de Méary ≤ 20° ou N et 5° < angle de Méary ≤ 20° ou VR et 5°< angle de Méary ≤ 15° ou –15 ≤ angle de Méary < 0 (hypercorrection mineure) | |
Moyen | VG ou N et angle de Méary > 20° ou VR et angle de Méary > 15° ou angle de Méary < –15° (hypercorrection majeure) | |
Mauvais | Douleur ou entorse | Récidive de la déformation requérant une triple arthrodèse |
Axe du talon : VG = valgus, N = neutre, VR = varus.