1. Aperçu historique des prescriptions médicamenteuses en psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent
Daniel Bailly
Un aperçu historique se doit d’être bref. Cela est d’autant plus aisé que la psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, en tant que science médicale, est une discipline relativement jeune. De plus, plongeant ses racines dans un passé riche en expériences pédagogiques et éducatives, elle a longtemps privilégié les approches thérapeutiques de type rééducatif ou psychothérapique [1]. Le Traité de psychiatrie de l’enfant de Kanner, premier ouvrage de référence dans la discipline, nous en fournit un bon exemple: sur les 735 pages que comporte sa quatrième édition, publiée en 1972, seules deux sont consacrées à la psychopharmacologie [17]. Cependant, Kanner concluait ce court chapitre par une citation de Bender: «Il semble que nous sommes au début d’une nouvelle ère de compréhension de l’utilisation des drogues dans la pratique psychiatrique.» En fait, 5 et 6 ans plus tard paraissaient trois ouvrages spécifiquement consacrés à la psychopharmacologie chez l’enfant et l’adolescent [31, 32, 33].
DE LA PRATIQUE ÉDUCATIVE À L’APPROCHE PLURIDIMENSIONNELLE DE LA PSYCHIATRIE DE L’ENFANT
Les précurseurs de la psychiatrie de l’enfant, qu’ils soient médecins ou non, sont surtout des pédagogues et des rééducateurs des déficiences sensorielles et des arriérations. Dès le XVIe siècle, Ponce de Léon, père bénédictin, entreprend les premiers essais d’éducation des sourds-muets. Le XIXe siècle va voir cette pratique s’enrichir considérablement. Pereire instaure l’éducation sensorielle. Pestalozzi fonde à Yverdon, en Suisse, un institut d’éducation pédagogique où il applique la méthode intuitive et naturelle qu’il oppose à l’éducation abstraite et dogmatique en vigueur à cette époque. Seguin crée en France la première école de rééducation et publie un livre sur le traitement moral des idiots et autres enfants arriérés. De son travail avec Esquirol va naître l’idée, à la fin du XIXe siècle, des premières collaborations médicopédagogiques. Bourneville ouvre ainsi le premier centre médicopédagogique, réservé aux arriérés. Dans le même temps, en 1898, à Genève, Claparède intègre dans l’enseignement public des «classes spéciales» spécifiquement vouées à l’enseignement des enfants déficients. En collaboration avec le neurologue Naville, il ouvre, entre 1904 et 1908, une consultation médicopédagogique destinée à établir les critères d’admission et à sélectionner les enfants pour les classes spéciales. Associés au projet, Binet et Simon publient en France, en 1905, la première échelle de mesure du développement de l’intelligence. Dès lors, ce qu’on appelait alors la «neuropsychiatrie de l’enfant» va pouvoir prendre son essor [1].
Les 40 premières années du XXe siècle peuvent se définir, selon Kanner [16], en quatre périodes. La première décennie se caractérise, comme on l’a vu, par l’introduction de la psychométrie, mais aussi par l’apparition, avec Freud, des théories psychodynamiques, et par le développement, sous l’impulsion de Beers, des mouvements d’hygiène mentale. La seconde décennie voit s’ouvrir les premiers centres pour enfants délinquants, et des foyers pour enfants en danger moral sont créés. Parallèlement, les écoles spéciales se développent. Au cours de la troisième décennie, éducateurs, psychologues et médecins tentent de définir de nouvelles méthodes éducatives plus appropriées aux divers problèmes que posent les enfants en difficulté. Les premiers centres de guidance infantile voient le jour, animés par des médecins, des psychologues et des travailleurs sociaux. Enfin, la quatrième décennie est marquée par la mise au point et la généralisation des méthodes psychothérapiques. Ainsi va-t-on progressivement passer d’une réflexion essentiellement centrée sur la pratique à une tentative de compréhension des difficultés spécifiques de l’enfant, envisagé comme un être en évolution et dépendant de ses environnements. Développant peu à peu ses propres méthodes, la «psychiatrie infantojuvénile» va se dégager, en tant que spécialité, de la psychiatrie de l’adulte et de la pédiatrie.
Au carrefour de plusieurs disciplines – pédiatrie, psychiatrie générale, neurologie, psychologie, éthologie, pédagogie, sociologie – la psychiatrie de l’enfant va, à partir du début de la seconde moitié du XXe siècle, intégrer ces influences diverses dans ses modèles de compréhension des troubles psychopathologiques et dans ses approches thérapeutiques. Un matériel considérable va être apporté par les études directes du développement de l’enfant et de son fonctionnement dans son milieu à partir des points de vue cognitiviste, psychanalytique, éthologique, comportementaliste, anthropologique, sociologique, auxquels s’adjoindront bientôt les recherches épidémiologiques. Parallèlement, les approches thérapeutiques vont se nuancer et se diversifier avec le développement des rééducations et des psychothérapies d’inspiration pédagogique ou psychanalytique, ainsi que la diffusion des thérapies fondées sur les théories de l’apprentissage.
Dans ce contexte, la neurobiologie et la psychopharmacologie vont longtemps tenir une place «à part». Issue de la psychiatrie générale, la psychiatrie de l’enfant va, comme elle, longtemps évoluer entre deux tendances a priori contradictoires: celle de l’organogenèse et celle de la psychogenèse. Cette opposition va marquer l’évolution de la psychiatrie dès sa naissance. Ainsi, dès le début du XIXe siècle, Reil, qui passe pour le premier à avoir généralisé la pratique systématique de la psychothérapie, affirmait que les troubles émotionnels ne pouvaient être guéris par des traitements physiques, tandis que Griesinger, l’un des premiers à avoir intégré la psychiatrie dans le champ naissant de la neurologie expérimentale, affirmait que les troubles mentaux étaient au final attribuables à un dysfonctionnement du cerveau [2]. De fait, il faudra attendre les années soixante-dix et le développement de la psychiatrie biologique pour que ces deux tendances apparaissent non pas exclusives l’une de l’autre mais complémentaires.
LES PREMIERS PAS DE LA PSYCHOPHARMACOLOGIE EN PSYCHIATRIE DE L’ENFANT
L’histoire de la psychopharmacologie chez l’enfant et l’adolescent a emprunté des chemins divers et variés. Selon Taylor [29], l’introduction des traitements médicamenteux en psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent s’est faite de trois façons différentes au moins.
Comme chez l’adulte [3], c’est au hasard, ou plutôt à la capacité d’observation dont ont fait preuve certains cliniciens, que revient la plus grande part. Ainsi l’introduction de nombreux médicaments en psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent résulte-t-elle de l’observation clinique non préméditée de leurs effets thérapeutiques alors qu’ils étaient utilisés dans d’autres indications. L’exemple le plus célèbre est celui des amphétamines, maintenant couramment utilisées dans le traitement du trouble hyperactivité avec déficit de l’attention. En 1937, Bradley publie l’observation suivante: utilisant la benzédrine pour soulager les maux de tête survenant après une ponction lombaire, il remarque que, sous l’influence du traitement, les enfants se montrent moins agités, moins opposants et moins «neurotiques»[7]. Après cette observation, Bradley publiera les premières études sur l’utilisation des amphétamines dans le traitement des troubles du comportement de l’enfant [8]. Dans le même ordre d’idée, on peut citer l’utilisation, dès les années cinquante, des anticonvulsivants dans le traitement des troubles du comportement chez les enfants présentant des anomalies électroencéphalographiques non spécifiques [24].
D’autres traitements médicamenteux ont été introduits chez l’enfant directement à partir de leur utilisation et de leurs indications dans les troubles mentaux de l’adulte. C’est le cas, par exemple, des neuroleptiques, également utilisés dès les années cinquante dans le traitement des enfants «sévèrement perturbés» [12, 13, 15]. De même, après la reconnaissance, dans les années soixante-dix, de l’existence d’authentiques troubles dépressifs chez l’enfant et l’adolescent, est-il apparu logique d’utiliser, dans cette indication, les antidépresseurs [25, 26].
Enfin, plus récemment, d’autres essais médicamenteux encore ont été réalisés sur la base des résultats de recherches ayant mis en évidence des perturbations neurochimiques associées à certains troubles mentaux de l’enfant. Par exemple, la découverte d’anomalies du métabolisme de la sérotonine dans l’autisme a conduit à utiliser la fenfluramine, un agoniste sérotoninergique, dans le traitement de ce trouble [14]. Comme le remarque Taylor [29], contrairement à ce que l’on pourrait croire, cette démarche ne garantit pas l’efficacité du traitement proposé, et la plupart des médicaments actuellement utilisés en psychiatrie de l’enfant ont vu leurs indications se préciser sur la base d’observations cliniques et non à partir de données de laboratoire.
Si les traitements médicamenteux apparaissent relativement précocement dans l’histoire de la psychiatrie de l’enfant, leur utilisation a longtemps reposé sur des données purement empiriques. Les premières études de Bradley ont été plusieurs fois répliquées entre 1937 et 1970, mais ce n’est qu’à partir de cette date que les recherches ont permis de préciser les indications spécifiques des psychostimulants, leurs effets thérapeutiques, leurs paramètres pharmacocinétiques et leurs posologies optimales [34]. Dans le même ordre d’idée, les publications sur l’utilité des neuroleptiques en psychiatrie de l’enfant furent nombreuses entre 1953 et la fin des années soixante, mais elles portaient toutes sur des groupes très hétérogènes de patients, étudiés de façon sommaire [34]. En fait, il faudra attendre les années quatre-vingt et les travaux de Campbell et de son équipe [9] pour que se précisent les indications des neuroleptiques dans les troubles mentaux de l’enfant (troubles psychotiques, autisme, comportements agressifs) et que soient analysés leurs effets secondaires à court et long terme. Plusieurs raisons peuvent rendre compte de ce décalage. Pendant longtemps, la psychiatrie de l’enfant a utilisé les concepts et les outils hérités de la psychiatrie de l’adulte, et l’utilisation des traitements médicamenteux chez l’enfant découlait le plus souvent de leurs indications chez l’adulte. L’absence de systèmes de classification et d’instruments d’évaluation standardisés adaptés à cet âge de la vie rendait difficile la réalisation d’études spécifiquement centrées sur l’enfant. De plus, les laboratoires pharmaceutiques se sont longtemps montrés réticents à la réalisation de telles études. Enfin, la prédominance des théories psychogénétiques en psychiatrie de l’enfant a conduit, pendant longtemps, à privilégier les traitements exclusivement psychologiques [29].
Ces données peuvent aussi rendre compte des conditions dans lesquelles les médicaments psychotropes étaient prescrits chez l’enfant et l’adolescent. Du fait de leurs indications chez l’adulte, la plupart des médicaments psychotropes ont été couramment utilisés chez l’enfant avant même que la preuve de leur efficacité à cet âge de la vie soit apportée. De même étaient-ils prescrits «hors label», les laboratoires pharmaceutiques se contentant d’indiquer qu’en l’absence de données, leur utilisation chez l’enfant n’était pas recommandée. De fait, les prescriptions médicamenteuses chez l’enfant ont longtemps reposé uniquement sur des habitudes personnelles ou nationales [29]. Les psychostimulants nous en fournissent un bon exemple. Ils ont vu, dans les années soixante et soixante-dix, leur utilisation chez l’enfant s’accroître considérablement aux États-Unis et dans d’autres pays traditionnellement sensibles aux progrès de la psychopharmacologie. Environ 1% des enfants recevaient alors des psychostimulants pour une hyperactivité[6]. En revanche, la Grande-Bretagne et la France n’ont jamais connu un tel accroissement. Dans ces pays, l’utilisation des psychostimulants est longtemps restée rare. À cette époque, le méthylphénidate n’était pas encore commercialisé en Grande-Bretagne et son utilisation en France a longtemps été soumise à des conditions extrêmement restrictives. Taylor [29] y voit deux raisons essentielles: d’une part, l’organisation des soins, d’autre part, la prédominance, dans ces pays, des théories psychogénétiques, ces deux paramètres étant par ailleurs liés. Ainsi, en 1991, dans le premier ouvrage français consacré à la psychopharmacologie chez l’enfant [21], Mouren-Siméoni notait que «l’efficacité du méthylphénidate chez 75% des enfants hyperactifs était encore ignorée par de nombreux pédopsychiatres».