Chapitre 9 Traumatismes crâniens
À la fin de ce chapitre, le lecteur devra être capable :
✓ de relier la cinématique des traumatismes au risque potentiel de lésion cérébrale traumatique ;
✓ d’incorporer la reconnaissance des manifestations physiopathologiques et les données « historiques » relatives à une lésion cérébrale traumatique à l’examen du patient traumatisé, afin de dégager une impression générale sur le terrain ;
✓ sur le terrain, d’établir une stratégie de prise en charge des patients présentant une lésion cérébrale traumatique selon les délais de transport courts ou longs ;
✓ de comparer la physiopathologie, la prise en charge et les conséquences potentielles de chaque type de lésion cérébrale traumatique primaire mais aussi secondaire ;
✓ d’identifier les critères de décisions thérapeutiques chez les patients présentant une lésion cérébrale traumatique, au regard du mode de transport, des niveaux de soins préhospitaliers et hospitaliers ;
✓ de comprendre le rôle de l’hyperventilation chez le patient présentant une lésion cérébrale traumatique.
Chaque année, approximativement 1,4 million de personnes consultent un service d’urgences aux États-Unis pour traumatismes crâniens. Si 80 % de ces patients présentent seulement des lésions cérébrales légères, près de 235 000 sont hospitalisés chaque année et près de 50 000 décèdent de leurs blessures [1]. Les lésions cérébrales traumatiques contribuent au décès de la moitié des patients traumatisés. Des lésions cérébrales traumatiques modérées à sévères sont identifiées chez environ 100 000 d’entre eux par an. Les taux de mortalité des traumatismes cérébraux modérés à sévères sont respectivement de 10 et 30 %. Pour les survivants de ces traumatismes, entre 50 et 99 % présentent des séquelles neurologiques permanentes de degrés variables.
Anatomie
Le crâne (voûte crânienne) est composé de plusieurs os qui, dans l’enfance, fusionnent en une boîte dans laquelle est enfermé le tissu cérébral. Plusieurs ouvertures (foramens) permettent le passage des vaisseaux sanguins et des nerfs crâniens. L’ouverture la plus grande est située dans la région occipitale de la base (figure 9-1). Cette ouverture est le trou occipital ou foramen magnum ; une partie du tronc cérébral et de la moelle épinière passe à travers cet orifice. Chez le nourrisson, on peut sentir deux endroits souples (fontanelles) entre les os. Il n’a pas de protection osseuse au-dessus du cerveau au niveau des fontanelles jusqu’à la fusion osseuse, qui se produit typiquement vers l’âge de 2 ans.
Le crâne épais et solide protège le tissu cérébral de la plupart des blessures externes directes. Mais l’os crânien étant particulièrement mince dans les régions temporale et ethmoïdale, ces régions peuvent se fracturer plus facilement. Le crâne donne au cerveau une protection certaine. La base du crâne présente des irrégularités (voir figure 9-1) qui peuvent entraîner des contusions et des plaies du tissu cérébral lorsque le crâne et le cerveau sont soumis à des forces brusques.
Le tissu cérébral est couvert de trois différents types de membranes appelés méninges (figure 9-2). La méninge la plus externe est la dure-mère. C’est un tissu fibreux résistant, épais, non élastique, qui tapisse la face interne de la voûte du crâne. Dans des circonstances normales, l’espace situé entre la dure-mère et la table interne du crâne, l’espace extradural (appelé, au niveau du rachis, espace péridural), n’existe pas ; c’est un espace virtuel. La dure-mère adhère intimement à la voûte crânienne en la tapissant. Les artères méningées moyennes sont localisées au niveau des os temporaux, à l’extérieur de la dure-mère, dans cet espace. Un traumatisme de cet os temporal, qui est fin, peut entraîner une fracture et une plaie de l’artère ménin gée moyenne, ce qui est une cause fréquente d’hématome extradural.
Le tissu cérébral occupe à peu près 80 % de l’espace intracrânien et est divisé en trois parties : le cerveau (cerebrum), le cervelet et le tronc cérébral (encadré 9-1). Le cerveau est divisé en deux hémisphères gauche et droit. Chaque hémisphère est séparé en plusieurs lobes. Le cerveau contient les fonctions sensitives et motrices ainsi que les fonctions supérieures telles que l’intelligence et la mémoire. Le cervelet est situé dans la fosse postérieure de l’espace intracrânien, sous le cerveau. Il entoure le tronc cérébral et coordonne les mouvements. L’aire du cerveau responsable de la conscience est appelée système réticulaire activateur ; il est localisé dans le tronc cérébral. Des traumatismes crâniens peuvent détériorer le système réticulaire activateur, conduisant à une perte de connaissance transitoire initiale. Cela arrive chez des patients victimes d’une commotion cérébrale. La tente du cervelet, qui est une partie de la dure-mère, sépare les hémisphères cérébraux du cervelet et présente une ouverture, l’incisure tentoriale, à la hauteur du cerveau moyen.
Encadré 9-1 Le cerveau
Cerveau
Le cerveau est constitué de différents lobes :
frontal : contient les émotions, la fonction motrice et l’expression de la parole dans le côté dominant ;
pariétal : contient les fonctions sensorielles et l’orientation spatiale ;
temporal : régule certaines fonctions de la mémoire ; contient les aires de compréhension et d’intégration de la parole chez tous les droitiers et chez la majorité des gauchers ;
Il y a 12 paires de nerfs crâniens qui prennent leur origine dans l’encéphale ou le tronc cérébral (figure 9-3). Le nerf oculomoteur, 3e paire de nerfs crâniens, contrôle la motricité des pupilles qui est un outil important dans l’évaluation des fonctions cérébrales chez les patients chez qui l’on suspecte un traumatisme crânien.
Physiologie
Débit sanguin cérébral
Autorégulation du débit sanguin cérébral
Pour comprendre l’autorégulation, il faut se rappeler que, pour tout fluide :
Dans le cas du cerveau, cela se traduit par :
ou
Comme, pour le cerveau, le facteur déterminant est le DSC, il est plus facile d’écrire :
Malheureusement, la meilleure manière de mesurer le DSC n’est pas très pratique, et de ce fait, la PPC est utilisée pour estimer la normalité du DSC. La mesure de la PPC nécessite un moniteur tensionnel (pour obtenir la PAM) et un moniteur de pression intracrânienne (PIC). En l’absence de moniteur de la PIC, la meilleure pratique est d’essayer de maintenir une PAM normale élevée. La majorité des références de la littérature médicale concernant le devenir des patients traumatisés crâniens se fondent sur la pression artérielle systolique (PAS) plutôt que sur la PAM ; la PAS est donc utilisée pour évaluer la qualité de la perfusion cérébrale en l’absence de moniteur de la PIC. Ces références suggèrent que des PAS supérieures à 90 mmHg sont bénéfiques pour les patients souffrant de traumatismes craniocérébraux [2–6].
Hyperventilation
L’hyperventilation diminue la PIC mais a également un impact sur le DSC. En fait, les données disponibles semblent montrer que l’hyperventilation diminue de manière plus fiable et plus constante le DSC que la PIC. Elle réduit la PIC en diminuant la pression partielle en dioxyde de carbone (PaCO2) en augmentant son élimination pulmonaire lors des expirations (la fréquence respiratoire étant augmentée). Cette baisse de la PaCO2 (hypocapnie) modifie l’équilibre acidobasique au niveau du cerveau et provoque une vasoconstriction. Cette vasoconstriction cérébrale réduit le volume intravasculaire cérébral, diminuant ainsi le volume sanguin cérébral et donc aussi, souvent, la PIC [7,8].
Physiopathologie
Lésion cérébrale secondaire
Avant l’avènement des scanners, le mécanisme le plus fréquent de lésion cérébrale secondaire était les saignements intracrâniens ignorés. La littérature fait référence à ces patients qui « parlent et qui meurent », autrement dit à ces patients parfaitement lucides après un traumatisme crânien qui se dégradent progressivement, s’enfonçant dans un coma de plus en plus profond, et qui finissent par décéder d’un engagement suite à un saignement intracrânien passé inaperçu. Clairement, dans ces cas, si le processus hémorragique avait pu être diagnostiqué et contrôlé, leur vie aurait pu être sauvée [9–11]. L’hypertension intracrânienne, l’effet de masse et l’engagement sont toujours de nos jours des causes de lésions cérébrales secondaires, mais leur prise en charge a été révolutionnée par la démocratisation des scanners, des moyens de mesurer la PIC et, au bout du compte, la plus grande promptitude à opérer le patient. Dans l’environnement préhospitalier, l’identification, la prise en charge et le transport précoce des patients à haut risque d’engagement vers une structure adaptée sont les objectifs essentiels.
Avec la multiplication des scanners, il est plus facile de nos jours de diagnostiquer les lésions intracérébrales. Cependant, il est également devenu évident que d’autres mécanismes aggravent les lésions cérébrales primaires, et ce bien après l’événement traumatique. De grandes études à la fin des années 1980 ont montré que l’hypoxie et l’hypotension, quand elles ne sont pas reconnues ni traitées, sont des facteurs tout aussi délétères pour le cerveau que l’hypertension intracrânienne. D’autres études ont montré qu’une diminution de l’apport d’oxygène au niveau du cerveau ou que le manque en combustible énergétique (le glucose notamment) avaient des effets beaucoup plus dévastateurs sur un cerveau déjà traumatisé que sur un cerveau sain. De ce fait, en plus des hématomes intracrâniens, l’hypoxie et l’hypotension sont deux autres causes de lésions cérébrales secondaires [5,6,12–14].
Les mécanismes des lésions secondaires sont les suivants.
1. Effet de masse avec élévation de la PIC, pouvant aboutir à un engagement, avec pour corollaire un taux de mortalité et de morbidité élevé en l’absence de prise en charge adéquate.
2. Hypoxie qui provoque une diminution de l’apport en oxygène au tissu cérébral (hypoxie cellulaire neuronale), que la cause en soit respiratoire ou circulatoire ou encore secondaire à l’effet de masse.
3. Hypotension et DSC inadéquats, qui peuvent entraîner une diminution des apports en oxygène au tissu cérébral ; un DSC bas peut aussi être responsable d’une diminution des apports en glucose au niveau des neurones.
4. Mécanismes cellulaires, dont les déficits en énergie (ATP), les phénomènes inflammatoires, les cascades de mort cellulaire, qui peuvent être déclenchés au niveau cellulaire et qui sont appelées apoptose.
Causes intracrâniennes
Effet de masse et engagement
Ce sont les mécanismes lésionnels secondaires les plus fréquemment reconnus. Ces mécanismes sont le résultat d’interactions complexes décrites dans la doctrine de Monro-Kellie [15]. Le cerveau est enfermé dans un espace clos (une fois que les fontanelles sont fermées), espace totalement occupé par le cerveau, du sang et du LCR. Si n’importe quelle autre masse, telle qu’un hématome, un œdème ou une tumeur, occupe plus de volume, certaines des autres structures vont être poussées vers l’extérieur du crâne (figure 9-4).
Si la masse expansive se situe le long de la grande convexité, comme dans le cas d’un hématome extradural en regard du lobe temporal, le lobe temporal sera tout d’abord poussé vers la partie centrale du cerveau appelée tente du cerveau. Ces mouvements poussent la partie médiane du lobe temporal, l’uncus, vers le IIIe nerf crânien, vers le tractus moteur, vers le tronc cérébral et le système réticulaire activateur (SRA), situés du même côté. Ce tableau est appelé engagement uncuéal, et se caractérise par une atteinte du nerf crânien III, ce qui provoque une mydriase du côté du processus expansif (figure 9-5). Il existe également dans ce cas une paralysie ou une baisse de la force motrice (compression du tractus moteur) du même côté, ce qui entraîne une faiblesse du côté opposé à la lésion intracrânienne. À un stade plus avancé, le SRA est comprimé et le patient sombre dans le coma, ce qui est de très mauvais pronostic.
Un autre type d’engagement, l’engagement tonsillaire ou des amygdales cérébelleuses, survient quand le cerveau est poussé vers le bas, vers le foramen magnum, et force le cervelet ainsi que la médulla dans la même direction. Les amygdales cérébelleuses (structure la plus caudale du cervelet) et la médulla s’engagent dans le foramen magnum, et la médulla est littéralement écrasée. Les lésions de la partie basse de la médulla provoquent des arrêts respiratoires et cardiaques, qui sont le stade ultime de l’engagement [16] (figure 9-6).
Syndromes cliniques d’engagement
Différents signes cliniques peuvent permettre de suspecter que le patient est en train d’engager. Classiquement, la mydriase unilatérale est un signe d’engagement uncuéal. Des anomalies de la fonction motrice peuvent aussi accompagner un engagement. Ainsi, une faiblesse musculaire controlatérale peut être associée à un engagement uncuéal. Si l’engagement s’aggrave, des structures du tronc cérébral comme le noyau rouge et le noyau vestibulaire peuvent être lésées. Cela se traduit soit par un tableau de décortication (flexion des membres supérieurs, extension et rigidité des membres inférieurs), soit, à un stade plus avancé, par un tableau de décérébration (tous les membres sont en extension, le patient peut même se mettre en pont, c’est l’opisthotonos). Le tableau de décérébration survient quand le tronc cérébral est lésé ou endommagé. Après l’engagement, à la phase terminale du processus, les membres deviennent flasques et paralytiques [17,18].
À un stade final, les engagements provoquent souvent des anomalies du rythme respiratoire, voire des apnées, ce qui a pour effet d’aggraver l’hypoxie neuronale et de perturber la capnie (CO2). La dyspnée de Cheyne-Stokes se traduit par la succession de rythmes lents, avec des respirations profondes amples qui s’accélèrent progressivement puis redeviennent lentes et amples. De brefs épisodes d’apnée peuvent survenir entre les cycles. Les dyspnées centrales correspondent à des ventilations amples et rapides, alors que les dyspnées ataxiques correspondent à des respirations complètement irrégulières sans rythme déterminable. Si l’engagement se poursuit, la ventilation cesse du fait de la compression du tronc cérébral [16].
Causes extracrâniennes (systémiques)
Hypotension
L’ischémie cérébrale est habituelle en cas de TCC. Des signes d’ischémie sont retrouvés chez 90 % des patients qui décèdent d’un TCC, et parmi les survivants, beaucoup ont des lésions ischémiques [19]. De ce fait, une baisse du DSC a un impact net sur le devenir de ces patients, et la prise en charge de ce facteur est un élément primordial pour limiter la survenue de lésions cérébrales secondaires d’origine systémique.
Dans la banque de données nord-américaine sur les TCC, les deux facteurs prédictifs d’un pronostic sombre sont le temps écoulé avec une PIC supérieure à 20 mmHg et avec une PAS inférieure à 90 mmHg. En fait, un seul épisode de PAS inférieure à 90 mmHg peut grever franchement le pronostic [20]. Plusieurs études ont confirmé l’impact capital qu’avait l’hypotension sur le devenir des TCC.
En plus des hémorragies, un second facteur peut altérer le DSC. Le DSC cortical habituel est de 50 ml/100 g de tissu cérébral/minute. Après un TCC sévère, cette valeur peut chuter jusqu’à 30 voire 20 ml/100 g/minute, notamment dans les traumatismes les plus graves. La physiopathologie de ce phénomène n’est pas exactement connue. Cette baisse du DSC peut être due à une perte des phénomènes d’autorégulation, ou à un mécanisme de protection pour diminuer l’activité générale du cerveau. Quelle qu’en soit la cause exacte, les effets, combinés avec ceux d’un état de choc hémorragique, augmentent le risque de survenue de lésions ischémiques cérébrales [8,9,20,21].
De plus, comme nous l’avons vu précédemment, le système d’autorégulation est défectueux. Le résultat est qu’une PPC plus élevée est nécessaire pour maintenir un DSC adéquat. Les zones sévèrement touchées du cerveau peuvent perdre toute leur capacité d’autorégulation. Dans ces zones, les vaisseaux sanguins se dilatent, détournant ainsi le sang de zones intactes saines qui pourraient le rester si la PPC locale était maintenue [22,23]. Enfin, une hyperventilation énergique peut aggraver la situation et augmenter le risque de processus ischémiques du fait de la vasoconstriction qu’elle provoque.
Hypoxie
Un des éléments les plus importants apportés par la circulation au cerveau lésé est l’oxygène. Des lésions cérébrales définitives peuvent survenir en 4 à 6 minutes seulement d’anoxie. Des études ont également montré l’impact certain qu’avait une saturation en oxygène inférieure à 90 % chez les patients souffrant de TCC [2,5,14]. Un nombre non négligeable de patients ne sont pas pris en charge de façon adéquate sur le terrain [14]. De plus, plusieurs études ont mis en évidence que certains de ces patients avaient une SaO2 trop basse [13]. Les efforts demandés dans la prise en charge des voies aériennes et dans l’oxygénation de ces patients découlent de ces études.
Des travaux utilisant des monitorages de l’oxygénation du tissu cérébral ont montré l’impact de l’état de choc hémorragique sur l’apport d’oxygène au cerveau. Limiter l’hypotension est un élément clé pour assurer une bonne oxygénation du cerveau traumatisé [24].