12: Traumatismes abdominaux

Chapitre 12 Traumatismes abdominaux





Scénario


Vous venez d’arriver dans un appartement où un jeune homme d’une vingtaine d’années a besoin d’aide. Il vous raconte qu’il sortait son chien lorsqu’il a eu un épisode syncopal. Il souffre de douleurs modérées en bas à gauche de la cage thoracique lorsqu’il inspire profondément. Il respire avec difficulté. Il sent un peu l’alcool. Après questionnement, vous apprenez qu’il a passé la soirée en compagnie d’un ami à jouer au billard et à boire quelques bières au bar du coin. À un moment de la soirée, lui et son ami en sont venus aux mains et il se souvient d’une douleur en bas des côtes à gauche. Il est rentré tout de suite après et s’est endormi jusqu’à ce que son chien le réveille environ 6 heures plus tard. Tout en promenant son chien, il s’est senti étourdi et faible. Il a réussi à rentrer et à appeler les secours.


Le patient est couché en décubitus dorsal sur un canapé. Il a les voies aériennes libres, une ventilation à 28 mouvements par minute, un pouls à 120 battements par minute et une pression artérielle de 94/58 mmHg. Sa peau est pâle et couverte de sueurs. La palpation est sensible en partie basse des côtes à gauche. Son abdomen est souple à la palpation mais on sent une défense en regard du cadrant supérieur gauche. Il n’y a pas d’ecchymose ou d’emphysème cutané présents.


Quelles sont les lésions possibles ? Quelles sont les priorités de prise en charge chez ce patient ? Les signes d’une péritonite sont-ils présents ?


Les lésions intra-abdominales non identifiées sont l’une des principales causes de décès chez les patients traumatisés. Parce qu’elles sont difficiles à diagnostiquer en préhospitalier, la bonne prise en charge consiste à transporter rapidement ces patients vers l’hôpital approprié le plus proche.


La mortalité précoce due à un traumatisme abdominal résulte typiquement d’une hémorragie massive, consécutive aussi bien à un traumatisme fermé qu’à un traumatisme pénétrant. Pour tout patient en état de choc inexpliqué, il faut suspecter une hémorragie intra-abdominale jusqu’à preuve du contraire. Les complications tardives et les décès peuvent être liés à des lésions passées inaperçues du foie, de la rate, du côlon, de l’intestin grêle, de l’estomac ou du pancréas. L’absence de signes locaux de traumatisme abdominal ne doit pas faire exclure la possibilité de lésions sévères, en particulier quand la conscience est altérée par la prise d’alcool, de drogue ou par un traumatisme crânien. Un niveau de suspicion élevé, fondé sur le mécanisme de l’accident, devrait alerter les intervenants préhospitaliers sur le risque potentiel de traumatisme abdominal et d’hémorragie intra-abdominale. Un intervenant préhospitalier ne doit pas se focaliser sur l’étendue exacte du traumatisme abdominal : il doit examiner son patient dans la globalité.



Anatomie


L’abdomen contient les principaux organes des systèmes digestif, endocrinien et urogénital, ainsi que les principaux vaisseaux du système circulatoire. La cavité abdominale est située en dessous du diaphragme, ses limites étant la paroi abdominale antérieure, le pelvis, la colonne vertébrale et les muscles de l’abdomen ainsi que les flancs. La cavité abdominale est divisée en deux espaces. L’espace péritonéal (la « vraie » cavité abdominale) contient l’intestin grêle et le gros intestin, la rate, le foie, l’estomac, la vésicule biliaire et les organes de reproduction chez la femme (figure 12-1). L’espace rétropéritonéal (espace virtuel derrière la « vraie » cavité abdominale) contient les reins, les uretères, la vessie, les organes de la reproduction, la veine cave inférieure, l’aorte abdominale, le pancréas, et une portion du duodénum, du côlon ainsi que du rectum (figure 12-2). La vessie et les organes reproducteurs chez l’homme (pénis, testicules et prostate) sont des organes sous-péritonéaux.




Une partie importante de l’abdomen se trouve dans la partie inférieure du thorax. Cette partie supérieure de l’abdomen, appelée par les chirurgiens la partie thoracoabdominale, est protégée en avant par les côtes, et en arrière par la colonne vertébrale. Cette partie contient le foie, la vésicule biliaire, la rate, l’estomac, le lobe inférieur du poumon séparé par le diaphragme. Du fait de leur localisation, les forces causant une fracture de côte peuvent léser le poumon, le foie ou la rate. La relation de ces organes abdominaux avec la partie inférieure de la cavité thoracique change avec le cycle respiratoire. À la fin de l’expiration, le dôme détendu du diaphragme s’élève au niveau du quatrième espace intercostal (niveau du mamelon chez l’homme), offrant une plus grande protection aux organes abdominaux de la cage thoracique. Inversement, au sommet de l’inspiration, le dôme du diaphragme contracté se situe dans le sixième espace intercostal, les poumons sont gonflés, remplissent le thorax et poussent les organes hors de la cage thoracique. Ainsi, les lésions, lors de traumatismes pénétrants dans cette partie thoracoabdominale, peuvent différer en fonction du moment de la phase de respiration (figure 12-3). La partie inférieure de l’abdomen est protégée sur toutes ses faces par le pelvis. Cette zone contient le rectum et la majeure partie de l’intestin grêle (surtout quand le patient est debout), la vessie et les uretères, et chez la femme, les organes de la reproduction. Les hémorragies retropéritonéales associées à une fracture du bassin sont une complication majeure des lésions de cette partie de la cavité abdominale. L’abdomen entre les côtes et le pelvis est seulement protégé par les muscles abdominaux. En arrière, une meilleure protection est assurée par la colonne lombaire, les muscles psoas et les muscles paravertébraux (figure 12-4).




Pour faciliter l’examen clinique, on peut diviser la surface de l’abdomen en quatre quadrants. Ces quadrants sont déterminés en traçant deux lignes : une ligne verticale partant de la pointe de la xiphoïde sternale jusqu’à la symphyse pubienne, et une seconde ligne, perpendiculaire à la première, et passant par l’ombilic (figure 12.5). Il convient de connaître les repères anatomiques en raison de l’importante corrélation entre la localisation des organes et la réaction douloureuse. Le quadrant supérieur droit inclut le foie et la vésicule biliaire ; le quadrant supérieur gauche contient la rate et l’estomac ; et les quadrants inférieurs droit et gauche contiennent principalement les intestins. Une partie du tractus intestinal existe dans les quatre quadrants. La vessie est située au niveau de la ligne médiane entre les quadrants inférieurs.




Physiopathologie


Séparer les organes abdominaux en différents groupes – pleins, creux et vasculaires – permet de comprendre la physiopathologie des traumatismes abdominaux. Lorsqu’ils sont lésés, les organes pleins et les vaisseaux (foie, rate, aorte, veine cave) saignent, alors que les organes creux (intestins, vésicule biliaire, vessie) vident leur contenu dans la cavité péritonéale ou dans l’espace rétropéritonéal. Le saignement dans la cavité péritonéale ou l’espace retropéritonéal peut contribuer, isolément ou en association à d’autres lésions, au développement d’un choc hypovolémique. Par ailleurs, la rupture d’organes creux aboutit à un tableau de péritonite (inflammation du péritoine) ou de sepsis (infection massive) si elle n’est pas rapidement traitée chirurgicalement. Parce que la bile et les urines sont normalement stériles et qu’elles ne contiennent pas d’enzymes digestives, la rupture de la vésicule biliaire ou de la vessie ne provoque pas de péritonite aussi rapidement que la perforation du tube digestif. Le saignement induit par la lésion du tube digestif est généralement faible, sauf si les gros vaisseaux mésentériques sont atteints.


Les blessures de l’abdomen peuvent être causées par des traumatismes fermés et/ou pénétrants. Les traumatismes pénétrants, tels que les blessures par armes à feu ou par armes blanches, sont plus facilement identifiables que les traumatismes fermés. Des lésions multiples des organes peuvent exister en cas de traumatisme pénétrant, bien que cela soit moins commun avec les plaies par armes blanches qu’avec celles par armes à feu. La visualisation mentale de la trajectoire d’une lame ou d’une balle peut permettre d’identifier certaines lésions possibles.


Le diaphragme remonte dans sa portion antérieure jusqu’au 4e espace intercostal, latéralement jusqu’au 6e et, postérieurement, jusqu’au 8e espace intercostal en expiration maximale (voir figure 12-3). Les patients présentant des plaies pénétrantes du thorax sous cette ligne peuvent donc présenter des lésions abdominales. Les plaies pénétrantes des flancs ou des fesses peuvent également impliquer des organes intra-abdominaux. Ces lésions pénétrantes peuvent provoquer une hémorragie par atteinte des gros vaisseaux ou d’un organe plein, ou encore perforer un segment des intestins, l’organe le plus fréquemment touché lors de traumatismes pénétrants.


Les traumatismes fermés de l’abdomen constituent une menace vitale plus importante que les traumatismes pénétrants, en raison d’un diagnostic souvent plus difficile. Les traumatismes fermés des organes intra-abdominaux sont généralement secondaires à des mécanismes de compression ou de cisaillement. Lors des phénomènes de compression, les organes de l’abdomen sont écrasés entre des objets solides (par exemple le volant d’une voiture) et la colonne vertébrale. Les forces de cisaillement provoquent des ruptures d’organes pleins ou des ruptures vasculaires lorsque ces forces d’étirement s’exercent sur un pédicule vasculaire ou sur un ligament sustenteur d’organe. Le foie et la rate peuvent se déchirer et saigner facilement, avec pertes de sang importantes. L’augmentation de la pression intra-abdominale produite par une compression, par exemple lorsque le patient percute le volant, peut entraîner une rupture du diaphragme avec ascension des organes abdominaux dans le thorax (voir chapitres 4 et 11). La présence d’organes intra-abdominaux dans le thorax peut induire une détresse ventilatoire et cardiaque du fait notamment de la gêne à l’expansion du poumon et du remplissage du cœur (figure 12-6). Bien que chaque coupole du diaphragme puisse être lésée, la coupole gauche est la plus souvent atteinte.



Les fractures du pelvis peuvent être associées à des hémorragies majeures causées par la rupture de nombreuses artères et veines présentes au niveau du petit bassin. Les lésions de la vessie, des uretères, du rectum, du vagin chez la femme et de l’urètre chez l’homme sont également des complications des fractures du bassin.



Évaluation


L’évaluation du blessé qui présente un traumatisme de l’abdomen peut être difficile, en particulier en raison du manque de moyens diagnostiques en préhospitalier. Le niveau de suspicion de lésions intra-abdominales doit être fondé sur l’appréciation du mécanisme de l’accident, sur les données de l’interrogatoire des témoins ou du patient, et sur les données de l’examen clinique.



Éléments de cinématique


Comme pour tous les traumatismes, la connaissance du mécanisme lésionnel permet de suspecter les lésions abdominales potentielles. Les lésions abdominales peuvent provenir d’un traumatisme fermé et/ou pénétrant.




Traumatismes pénétrants


La majeure partie des traumatismes pénétrants dans le contexte civil sont dus à des blessures par arme blanche ou par arme à feu. Cette énergie cinétique faible à modérée lacère ou coupe les organes abdominaux sur leur trajet. Les lésions à haute vélocité, telles que celles causées par des fusils de chasse ou des armes de guerre, provoquent plus de lésions en raison d’une cavitation temporaire plus importante, produite par le projectile qui se déplace à travers la cavité péritonéale. Les projectiles peuvent percuter les os (côtes, colonne vertébrale ou pelvis), provoquant une fragmentation qui peut également perforer des organes internes. Les coups de couteaux pénètrent moins souvent dans la cavité péritonéale que les projectiles d’armes à feu.


Lorsque le péritoine est atteint, les coups de couteaux touchent plus souvent le foie (40 %), l’intestin grêle (30 %), le diaphragme (20 %) et le côlon (15 %), alors que les plaies par balles endommagent l’intestin grêle (50 %), le côlon (40 %) le foie (30 %) et les vaisseaux abdominaux (25 %) [1]. Du fait de la musculature dorsale importante, les traumatismes pénétrants du dos entraînent moins souvent de lésions intrapéritonéales que sur la partie antérieure. D’une façon générale, seuls 15 % des patients ayant des plaies par arme blanche nécessiteront une exploration chirurgicale, alors que 85 % de ceux ayant des plaies par arme à feu nécessiteront une chirurgie. Les plaies par arme blanche sont moins volontiers péritonéales que les plaies par arme à feu. Même si la plaie par arme blanche touche finalement le péritoine, les lésions des organes sont moins délabrantes que lors des plaies par balle, du fait d’une moindre énergie cinétique.



Traumatismes contondants


De nombreux mécanismes lésionnels peuvent aboutir à des lésions d’organes par compression et/ou cisaillement. Les organes abdominaux sont le plus souvent touchés par des mécanismes lésionnels avec décélération ou compression importante, même si des mécanismes lésionnels en apparence moins importants peuvent conduire aux mêmes lésions (bagarres, chutes d’escalier, accidents de sport). Tout élément de protection utilisé par le patient devrait être noté, comme la ceinture de sécurité, les airbags ou autre protection sportive.


La compression d’un organe solide peut entraîner le fractionnement de sa structure (par exemple lacération hépatique) alors que de telles forces appliquées à une structure creuse, comme une boucle de l’intestin, peuvent engendrer un éclatement de la structure (rupture). Les forces de cisaillement peuvent entraîner des déchirures de structures sur leurs sites d’attache, comme l’endroit le plus mobile de l’intestin grêle, là où il rejoint le côlon ascendant qui est fixé au rétropéritoine. Les organes les plus fréquemment blessés suite à traumatisme contondant sont la rate (40 à 50 %), le foie (35 à 45 %) et l’intestin grêle (5 à 10 %). Une intervention chirurgicale n’est pas toujours nécessaire pour des lésions d’organes solides (encadré 12-1).



Encadré 12-1 Traitement non opératoire des lésions des organes solides


Aujourd’hui, il n’est plus nécessaire d’avoir recours immédiat-ement à une intervention chirurgicale en cas de suspicion de lésion de la rate, du foie ou du rein. L’expérience nous a démontré qu’avec nombre de ces lésions le saignement va s’arrêter avant le développement du choc, et qu’elles vont ensuite guérir sans intervention chirurgicale. La recherche de ces 15 dernières années a montré que même des lésions importantes peuvent être laissées sous haute surveillance, à condition que le patient ne soit pas en choc hypovolémique ou avec une péritonite. Les patients sont en soins intensifs, avec surveillance étroite de leurs signes vitaux, de leur numération sanguine et avec examen de l’abdomen. La rate jouant un rôle important dans la lutte contre les infections, son ablation (splénectomie) prédispose à certaines infections bactériennes, en particulier chez les enfants. La prise en charge non chirurgicale réussie de ces lésions a d’abord été rapportée pour des blessures spléniques chez les enfants, mais cette approche est aujourd’hui adoptée avec des patients adultes ayant des lésions au foie et aux reins. Suite à un traumatisme contondant, des données récentes indiquent qu’environ 50 % des blessures spléniques et environ 67 % des blessures du foie peuvent être traitées de cette manière, avec des taux de succès de 70 à plus de 90 % [13].


Le risque d’échec de cette technique (resaignement avec développement de choc nécessitant une intervention chirurgicale) est le plus fort dans les 7 à 10 premiers jours après la blessure. Les agents préhospitaliers doivent connaître cette approche car ils peuvent être appelés auprès de patients qui ont subi une récidive hémorragique après la sortie d’hôpital.


May 27, 2017 | Posted by in GÉNÉRAL | Comments Off on 12: Traumatismes abdominaux

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