Chapitre 9 Sclérodermies Systémiques
Les sclérodermies sont des pathologies caractérisées par une fibrose cutanée et qui regroupent plusieurs entités : des sclérodermies localisées, maladies purement cutanées et qui ne s’accompagnent ni d’un phénomène de Raynaud ni du risque de complications viscérales, et les sclérodermies systémiques dont l’expression cutanée peut être limitée ou diffuse, qui sont des maladies vasculaires car elles débutent dans l’immense majorité des cas par un phénomène de Raynaud, souvent associées à des occlusions artérielles, des ulcérations pulpaires ou des nécroses digitales. La pathogénie des sclérodermies systémiques est imparfaitement comprise, mais elle fait appel à des anomalies vasculaires au niveau de la microcirculation et aussi probablement au niveau des artères de moyen et gros calibres.
PHYSIOPATHOLOGIE DE LA SCLÉRODERMIE SYSTÉMIQUE
Vasculopathie
PROLIFÉRATION MICROVASCULAIRE FIBRO-INTIMALE, AUGMENTATION DE LA PERMÉABILITÉ VASCULAIRE
Une prolifération microvasculaire fibro-intimale est observée essentiellement au niveau des petits vaisseaux de la peau et des organes internes mais aussi peut être rencontrée dans des vaisseaux de plus gros calibres. Elle est occasionnée par des cytokines profibrotiques dont en premier lieu l’interleukine 4 et le TGF-β. Le TGF-β contribue aussi à la différenciation de fibroblastes de la paroi vasculaire en myofibroblastes. L’élévation des taux sériques de facteur Von Willebrand, d’activateur du plasminogène tissulaire et d’ICAM, VCAM reflète les lésions des cellules endothéliales dans la ScS [1].
Dysrégulation immunitaire
L’IMMUNITÉ CELLULAIRE DANS LA SCLÉRODERMIE
Des biopsies de peau chez des patients présentant une ScS débutante trouvent des infiltrats composés de lymphocytes T, macrophages, mastocytes et lymphocytes B. Les lymphocytes T seraient essentiellement des CD4 + produisant de l’IL-4, IL- 10, IL-13, IL-17 augmentées dans la ScS, l’IL-4 et IL-13 entraînant une stimulation de la production de collagène par les fibroblastes et la production de TGF-β.
MICROCHIMÉRISME
Durant la grossesse, il existe un trafic bidirectionnel entre mère et fœtus de cellules allogèniques et brins d’ADN. Contrairement à l’ADN, les cellules fœtales peuvent persister plusieurs années dans le sang maternel (et inversement) entraînant un microchimérisme. Ces cellules étrangères pourraient s’activer ultérieurement et initier une réaction du greffon contre l’hôte, qui se manifesterait sous la forme d’une ScS. L’identification de séquences de chromosome Y dans les cellules de biopsies cutanées de femmes sclérodermiques ayant précédemment donné naissance à un garçon renforce ces arguments [2].
Dysfonctionnement des fibroblastes
À l’exception des rares formes de ScS sine scleroderma, l’accumulation de collagène dans le derme est constante chez les patients atteints de ScS. En dehors de la peau, de nombreux viscères peuvent être atteints : poumons, tractus digestif, cœur, reins, etc. Les fibroblastes synthétisent en excès des constituants de la matrice extracellulaire comme le collagène type IV, les protéoglycanes, la fibronectine ainsi que des inhibiteurs tissulaires de métalloprotéases. Les mécanismes régulant l’extension de la fibrose restent inconnus mais semblent impliquer TGF-β, CTGF, un défaut d’apoptose des fibroblastes, une synthèse en excès de radicaux libres oxygénés et de cytokines stimulant de façon autocrine la multiplication des fibroblastes, la synthèse de collagène en grande partie sous la dépendance du PDGF [3], les anticorps antifibroblastes.
Autres acteurs potentiels dans la ScS
TOXIQUES
Le rôle potentiel de certains toxiques dans la pathogénie de la ScS a été documenté : en particulier l’exposition à des particules de silice, aux polymères de chlorure de vinyle et à des solvants organiques [4] (tableau 9-1).
EXPOSITION TOXIQUE | ÉTUDES | SYNTHÈSE |
---|---|---|
Silice | 5 études cas-témoins depuis 1995 | Imputabilité forte Tableau 25bis des maladies professionnelles |
Solvants (tous confondus) | 2 méta-analyses (Aryal 2001, Kettaneh 2007) 5 études cas-témoins depuis 1998 | Imputabilité forte |
Fumées de soudage | Diot (2002) | Données insuffisantes Imputabilité faible |
Silicone | 1 méta-analyse | Imputabilité non retenue |
Vibrations | Bovenzi (2004) | Imputabilité pour l’instant non retenue |
Résines époxy | Diot (2002) | Données hétérogènes et insuffisantes Imputabilité pour l’instant non retenue |
(Magnant 2005)
VIRUS
Ce sont essentiellement deux virus : le parvovirus et le cytomégalovirus qui ont été détectés chez des patients sclérodermiques. Le plus convaincant est le cytomégalovirus (CMV) pour une possible implication dans la ScS : il existe une homologie de structure entre la protéine virale UL94 et une protéine membranaire exprimée par les cellules endothéliales et les fibroblastes. Des anticorps anti-UL94 seraient capables de se lier aux cellules endothéliales et aux fibroblastes et d’induire leur activation avec transcription de molécules d’adhésion, de cytokines, de plus ils induiraient une apoptose des cellules endothéliales.
VEGF : médiateur proangiogénique clé dans la sclérodermie
Parmi les facteurs angiogéniques, le VEGF a été identifié comme un des principaux médiateurs dans l’angiogenèse et la vasculogenèse. Il induit la différenciation, la prolifération et la migration des cellules endothéliales, contribuant ainsi à la formation de nouveaux vaisseaux sanguins et joue un rôle clé dans le contrôle des différentes étapes de l’angiogénèse. Le VEGF intervient aussi en augmentant la perméabilité vasculaire. Une réduction de la concentration d’environ 50 % du VEGF, mais aussi de ses récepteurs mène à des malformations vasculaires létales dès les premiers stades embryonnaires. L’angiogenèse étant défectueuse dans la ScS avec réduction de la densité capillaire ou formation de mégacapillaires et déstructuration complète de l’architecture, nous pouvions nous attendre à un déficit en facteurs proangiogéniques dans la ScS, mais au contraire, nous constatons une surexpression du VEGF chez les patients. Les patients ayant les taux les plus importants ont significativement moins d’ulcérations digitales. Cependant, cette élévation de VEGF n’est pas suffisante pour prévenir après quelques années l’apparition de territoires avasculaires. Distler O et al suggèrent un rôle délétère du VEGF : une surexpression prolongée entraînerait une formation des vaisseaux incontrôlée avec une déstructuration complète de l’architecture vasculaire, une augmentation de la perméabilité vasculaire et même possiblement des lésions de fibrose [5]. Un travail récent montre que du VEGF en excès est contenu dans les plaquettes des sclérodermiques et que les plaquettes des sclérodermiques activent les cellules endothéliales [6].
Contribution de la plaquette sanguine dans la physiopathologie de la sclérodermie
La contribution des plaquettes dans la physiopathologie de la ScS est suspectée depuis longtemps car de nombreux arguments sont en faveur d’une activation plaquettaire, comme des taux élevés plasmatiques de β-thromboglobuline (β-TG), de Platelet-Factor 4 (PF-4) et une augmentation de l’agrégation plaquettaire chez les patients sclérodermiques [6]. Un « éventail supranormal » de multimères du facteur Von Willebrand a été retrouvé dans le plasma de patients sclérodermiques, or ces multimères sont des inducteurs potentiels de l’agrégation plaquettaire, de leur adhésion au sous-endothélium responsables en partie de l’occlusion des artérioles dans la microcirculation. L’ET-1, le t-Plasminogen Activator, le PAI-1, la β-TG, le PDGF et le TGF–β1 sont augmentés de façon significative dans le sérum des patients sclérodermiques comparés aux contrôles : sujets sains et phénomènes de Raynaud primitifs. Cependant, les sujets présentant un phénomène de Raynaud primitif ont eux aussi mais de façon bien plus modeste des taux plus élevés de ces facteurs que les sujets sains. Ces données suggèrent fortement l’implication de la plaquette dans la lésion de l’endothélium vasculaire dans la pathogénie de la ScS [7]. Des observations récentes décrivent une contribution possible d’une liaison anormale de la plaquette au collagène par augmentation de l’expression de son récepteur à la surface plaquettaire avec une augmentation de l’activité phosphitidylinositol-3 kinase dans les lysats plaquettaires des patients sclérodermiques entraînant une altération de la synthèse du NO et des RLO conduisant à une réactivité élevée des plaquettes au niveau de l’endothélium [59]. La raison de l’activation plaquettaire, secondaire à la lésion endothéliale ou à la présence d’anticorps antiplaquettes (antiglycoprotéine IlIa et anti-GPIIb/IIIa) n’est pas encore élucidée. Les chémokines libérées par les plaquettes activées, vont attirer les neutrophiles et monocytes sur le site de l’agrégation plaquettaire et avec l’IL-1? et autres cytokines moduler la fonction immunitaire. Les facteurs proangiogéniques libérés par les plaquettes activées vont jouer un rôle sur l’angiogenèse comme le VEGF. D’autres sur les cellules musculaires lisses (PDGF, TGF–β), sur les fibroblastes (PDGF, TGF–β, CTGF) et pouvant stimuler la synthèse de collagène et les composants de la MEC. IL semblerait donc que la plaquette soit impliquée dans la physiopathologie de la ScS. Elle est source de nombreuses molécules bioactives affectant le tonus vasculaire, l’inflammation, l’immunité, l’angiogénèse et le tissu conjonctif.
ÉPIDÉMIOLOGIE ET FACTEURS ENVIRONNEMENTAUX
ÉpidÉmiologie
La prévalence de la ScS est difficile à évaluer en raison des différences de méthodologie. En France, l’étude de capture-recapture de le Guern (2004) trouve une prévalence de 15,8 pour 100 000 habitants [8]. Des foyers de plus forte prévalence ou incidence ont été décrits. C’est au sein de la tribu des Indiens Choctaw que la plus forte prévalence a été décrite (66 cas pour 100 000 habitants) soulevant l’implication d’un facteur génétique. La constatation, dans une province rurale de Rome, d’un foyer de 5 cas de ScS dans une population de 572 habitants ainsi qu’une prévalence plus forte dans 3 zones aéroportuaires du Sud et de l’Ouest de Londres suggère l’influence de facteurs environnementaux.
Rôle des toxiques professionnels et occupationnels
RELATION SCLÉRODERMIE SYSTÉMIQUE ET EXPOSITION AUX FACTEURS TOXIQUES
Silice
La silice est surtout nocive sous sa forme cristalline, hypothèse soulevée dès 1914 où était notée une fréquence anormalement importante de ScS chez des tailleurs de pierre. En 1957, Erasmus rapportait 16 cas de ScS dans un groupe de 8 000 ouvriers travaillant dans des mines d’or d’Afrique du Sud; six d’entre eux avaient une silicose. L’association « exposition à la silice (avec ou sans silicose) et ScS » porte ainsi le nom de « syndrome d’Erasmus ». Depuis, plusieurs études en particulier « cas-témoins » confirment ces données. Pour certains, ce lien n’est présent que chez les hommes exposés, pour d’autres que chez les femmes [4]. La disparité de ces résultats tient probablement du profil de la population concernée et de la méthodologie.
Solvants
Dès 1957, la responsabilité des solvants est soulevée. Depuis, les études publiées sont en faveur d’une forte imputabilité de l’exposition aux solvants organiques comme facteur de risque de ScS sans toutefois incriminer de façon fiable un type particulier de solvants. Cinq études cas-témoins viennent renforcer cette hypothèse en retrouvant des odds ratios moyens en cas d’exposition aux solvants de 2,6 [4]. Deux méta-analyses [9, 10] analysant, pour la plus récente, 11 études cas témoins (soit 1 291 ScS et 3 435 témoins) concluent à une association de la ScS aux solvants. Le mécanisme physiopathologique serait double, la pénétration se faisant au travers de la peau et par inhalation, du fait d’une haute volatilité. Après pénétration, les solvants se lieraient aux acides nucléiques et aux protéines et déclencheraient les mécanismes de réponse immunitaire cellulaire et humorale.
RELATION EXPOSITION AUX TOXIQUES – GRAVITÉ DE LA MALADIE
Le lien avec le sexe masculin est controversé, constaté cependant dans la méta-analyse de Kattaneh [11], Par contre, l’exposition aux toxiques occupationnels est plus volontiers associée à une forme de mauvais pronostic de la maladie définie par les marqueurs de sévérité que sont l’extension de la sclérose cutanée, la présence d’une atteinte pulmonaire infiltrante et la positivité des antitopo-isomérase I, paramètres souvent associés. Les produits les plus impliqués sont les solvants et la silice. Ceci peut s’expliquer par le mode de pénétration de ces agents, inhalation pour la silice, transcutané pour les solvants [12].
DIAGNOSTIC
Le phénomène de Raynaud est généralement inaugural et un enjeu majeur dans ce cas est d’apprécier le risque d’évolution vers une sclérodermie même en l’absence de signe cutané. Le diagnostic est évident lorsqu’existe une sclérose cutanée. Les signes cliniques associés peuvent être des arthralgies de rythme inflammatoire, une symptomatologie de reflux gastro-œsophagien ou de dysphagie, une toux, une dyspnée ou un tableau d’insuffisance cardiaque témoignant d’emblée d’une complication. La confirmation du diagnostic est nécessaire et généralement facile. En présence d’un phénomène de Raynaud isolé, il est possible de prédire avec précision le risque d’évolution vers une sclérodermie. Deux types d’explorations sont ici utiles : la capillaroscopie périunguéale et le dosage des anticorps antinoyau [13]. Ces autoanticorps sont presque toujours présents, leur spécificité antigénique apporte des arguments pour le diagnostic de sclérodermie mais a aussi un intérêt pour évaluer le pronostic. Ainsi, les anticorps anticentromères sont associés aux formes systémiques limitées, les anticorps anti-Scl 70 (topo-isomérase I) et anti-RNA polymérase III sont associés aux formes diffuses et à un plus grand risque de complications viscérales.
HISTOIRE NATURELLE,FACTEURS PRONOSTIQUES
L’atteinte initiale est le phénomène de Raynaud qui précède souvent de plusieurs années l’atteinte cutanée dont la diffusion conditionne le pronostic. Cette atteinte cutanée peut être mesurée par le calcul d’un score (score de Rodnan modifié) [14] (tableau 9-2), la mesure de la distance entre les index en position mains jointes, la distance interincisives en position bouche ouverte au maximum.
Schématiquement, on peut distinguer deux types évolutifs :