Chapitre 8 États de choc
À la fin de ce chapitre, le lecteur devra être capable :
✓ d’expliquer comment la précharge, la postcharge et la contractilité cardiaque affectent le débit cardiaque ;
✓ de classer les états de choc sur une base étiologique ;
✓ d’expliquer la physiopathologie du choc et son évolution en différentes phases ;
✓ de relier la production d’énergie, l’étiologie, la prévention et le traitement des états de choc ;
✓ de décrire les retentissements physiologiques des états de choc ;
✓ de différencier les différents états de choc en fonction de signes cliniques ;
✓ d’indiquer les limites de la prise en charge sur le terrain d’un état de choc ;
✓ de reconnaître la nécessité d’un transport rapide et d’un traitement définitif précoce au cours de différentes formes de choc ;
✓ d’appliquer les principes de la prise en charge du choc chez le patient traumatisé.
Bien que l’état de choc d’origine traumatique ait été décrit depuis plus de trois siècles, la définition de Samuel Gross en 1872 – « une grave défaillance de la machinerie de la vie » [1] – et celle de John Collins Warren – « une pause momentanée dans la survenue de la mort » [2] – insistent bien sur le rôle central et continu de l’état de choc comme cause essentielle de morbidité et de mortalité chez le patient traumatisé. Un diagnostic, une réanimation et un traitement définitif, tous rapides, sont autant d’actions qui vont conditionner le devenir des patients traumatisés en état de choc. L’intervenant préhospitalier est confronté à des défis importants lors des différentes étapes de la prise en charge de ce type de patient. Afin d’améliorer la prise en charge et le devenir des patients en état de choc, il est essentiel de comprendre la définition, la physiopathologie et les signes cliniques des états de choc.
Définition de l’état de choc
Physiologie
Le métabolisme : le moteur de la vie
La sensibilité des cellules à l’hypoxie et aux conséquences du métabolisme anaérobie varie d’un organe à l’autre. Les organes les plus sensibles à l’ischémie (manque d’oxygène) sont le cerveau, le cœur et les poumons. Pour ces organes, 4 à 6 minutes d’hypoxie peuvent suffire à entraîner des lésions irréversibles. La peau et le tissu musculaire ont une sensibilité moins importante à l’hypoxie ; l’ischémie s’installe en 4 à 6 heures. Les organes abdominaux se situent, en termes de sensibilité à l’hypoxie, entre les deux groupes précédents : ils sont capables de survivre au métabolisme anaérobie pendant 45 à 90 minutes (tableau 8-1).
Organe | Durée d’ischémie supportée |
---|---|
Cœur, cerveau, poumons | 4–6 minutes |
Rein, foie, tractus digestif | 45–90 minutes |
Muscles, os, peau | 4–6 heures |
(American College of Surgeons Committee on Trauma : Advanced trauma life support for doctors, student course manual, ed 7, Chicago, 2004, ACS.)
Principe de Fick
l’oxygénation adéquate des globules rouges (hématies) au niveau pulmonaire ;
le transport des globules rouges vers les cellules ;
la délivrance de l’oxygène des globules rouges aux cellules.
Dans ce processus, il est primordial que le patient ait suffisamment de globules rouges disponibles pour fournir une quantité suffisante d’oxygène aux cellules dans tout l’organisme, de façon à ce que celles-ci puissent produire de l’énergie. En outre, les voies aériennes du patient doivent être parfaitement perméables et la ventilation efficace (voir chapitre 7).
maintenir les voies aériennes libres et la ventilation, et s’assurer ainsi d’un apport adéquat d’oxygène aux globules rouges ;
utiliser de façon judicieuse l’oxygène pour la ventilation du patient ;
Le premier volet de cette prise en charge (la ventilation et l’oxygénation des globules rouges) est traité dans le chapitre 7. Le deuxième volet du principe de Fick implique une perfusion sanguine adéquate (acheminement du sang aux cellules). Afin de faciliter la compréhension de ce mécanisme, il peut être intéressant d’utiliser une analogie. Supposons que les globules rouges soient des camions, les poumons des entrepôts, les vaisseaux sanguins des routes et autoroutes et, enfin, les cellules comme étant la destination finale. Un nombre insuffisant de camions, des obstacles le long des routes et/ou des camions trop lents peuvent contribuer à la diminution d’apport en oxygène et au final à une hypoxie cellulaire.
Classification des états de choc
1. Hypovolémique – hémorragique en premier lieu dans le cas de la traumatologie, en relation avec une perte de volume circulant. C’est la cause la plus fréquente de choc dans le cadre de la traumatologie.
2. Distributif (ou vasoplégique) – en relation avec une anomalie du tonus vasculaire dont les causes sont multiples.
3. Cardiogénique – en relation avec une altération de la pompe cardiaque.
Anatomie et physiopathologie
Réponses cardiovasculaires, hémodynamiques et endocriniennes
Cœur
Le cœur est constitué de deux cavités réceptrices (les oreillettes), et de deux cavités de pompage (les ventricules). Le rôle des oreillettes est d’accumuler et de stocker du sang pour que les ventricules puissent s’en remplir rapidement, diminuant ainsi le temps nécessaire à un cycle cardiaque. À chaque contraction du ventricule droit (figure 8-1), le sang est envoyé à travers les poumons où il est oxygéné (figure 8-2). Le sang des poumons retourne alors vers l’oreillette gauche. Ce sang oxygéné est ensuite propulsé par le ventricule gauche vers le reste du système vasculaire jusqu’aux cellules (figure 8-3).
Bien que ce soit un organe, le cœur peut se décomposer en deux sous-systèmes :
l’oreillette droite (qui réceptionne le sang venant des organes) et le ventricule droit (qui éjecte le sang vers les poumons) ; ce sous-système est communément appelé « cœur droit » ;
l’oreillette gauche (qui réceptionne le sang oxygéné venant des poumons) et le ventricule gauche (qui éjecte le sang dans l’organisme) ; ce sous-système est communément appelé « cœur gauche » (figure 8-4).
La PAM est la pression moyenne dans le système vasculaire et est calculée comme suit :
Vaisseaux sanguins
Les vaisseaux sanguins contiennent le sang et permettent son acheminement vers les différentes parties et cellules du corps. Ce sont les autoroutes de ce que l’on appelle la circulation. L’aorte est l’artère principale à la sortie du cœur. Elle se divise en d’autres artères plus petites dont les plus fines sont des capillaires de taille infime qui vascularisent les différents tissus (figure 8-5). Un capillaire peut n’avoir que l’épaisseur d’une cellule ; l’oxygène et les nutriments peuvent donc diffuser vers les cellules des tissus adjacents (figure 8-6a). Chaque cellule dispose d’une couverture membraneuse appelée membrane cellulaire. Cette diffusion se fait à travers la paroi capillaire et la membrane cellulaire. L’espace entre la paroi capillaire et la membrane cellulaire est occupé par le liquide interstitiel. Si la quantité de liquide interstitiel est faible ou normale, la cellule et le capillaire sont très proches l’un de l’autre, et les échanges (en oxygène notamment) sont faciles à réaliser (figure 8-7). Si la quantité de liquide (œdème) augmente (comme cela se produit souvent dans le cadre des réanimations liquidiennes aux cristalloïdes), l’espace entre les capillaires et les cellules s’élargit, ce qui diminue le transfert de l’oxygène et des nutriments (figure 8-6b).
Sang
L’eau représente 60 % du poids d’un homme adulte. Un homme de 70 kg est constitué d’environ 40 litres d’eau. Ce volume est divisé en deux composantes : le liquide intracellulaire (45 % du poids du corps) et le liquide extracellulaire, qui est divisé en deux parties (figure 8-8). La première est le liquide interstitiel qui baigne les tissus cellulaires ; le liquide synovial et le liquide céphalorachidien en font partie. Ils représentent environ 10,5 % du poids du corps. La seconde est le liquide intravasculaire, qui comporte essentiellement le sang et représente environ 4,5 % du poids du corps.
La vitesse à laquelle se déplacent les quantités de liquides (débit ou flux) à travers les capillaires est déterminée : 1) par la différence entre la pression hydrostatique régnant au sein du capillaire (Pc, qui tend à pousser les liquides vers l’extérieur) et la pression hydrostatique régnant en dehors du capillaire (Pif, qui tend à faire entrer les liquides dans le lit capillaire) ; 2) par la différence de pression oncotique exercée par la concentration en protéines au sein du capillaire (πp, qui tend à attirer les liquides) et la pression oncotique régnant à l’extérieur du capillaire (πif, qui tend à pousser hors du capillaire les liquides) ; et 3) le coefficient de perméabilité (δ) du capillaire (figure 8-9). Les pressions hydrostatique et oncotique et la perméabilité des capillaires sont toutes des facteurs qui sont modifiés par les états de choc eux-mêmes, mais aussi par la quantité et par le type de remplissage utilisé. Cela conduit à des modifications du volume sanguin circulant, de l’état hémodynamique, et à l’apparition d’œdèmes tissulaires ou pulmonaires.
Figure 8-9 Pressions qui dirigent les liquides au travers des capillaires.
(D’après Guyton AC, Hall JE : Textbook of medical physiology, ed 10, Philadelphie, 2000, Saunders.)
Les mouvements de liquides entre les espaces intracellulaire et interstitiel se font à travers la membrane cellulaire ; ils sont déterminés en premier lieu par les effets osmotiques. L’osmose est un processus qui gouverne les mouvements d’eau entre deux secteurs séparés par une membrane qualifiée de semi-perméable. L’eau va du compartiment à la concentration la plus basse vers celui à la concentration la plus haute afin de maintenir un équilibre osmotique de part et d’autre de la membrane semi-perméable (figure 8-10).
Les différents types d’état de choc
Il existe trois types d’état de choc.
Choc hémorragique
Le choc hémorragique (choc hypovolémique résultant d’une perte sanguine) peut être catégorisé en quatre sous-classes, en fonction de l’importance de l’hémorragie (tableau 8-2).
1. Hémorragies de classe I. Elles représentent une perte de sang allant jusqu’à 15 % du volume sanguin chez l’adulte (jusqu’à 750 ml). À ce niveau, on observe peu de manifestations cliniques. La tachycardie est souvent minime, et il n’y a pas de modifications mesurables de la pression artérielle, de la pression artérielle différentielle ou de la fréquence ventilatoire. La plupart des patients en bon état général supportent ces pertes sans problème et n’ont besoin, si le saignement est stoppé, que d’un modeste remplissage. Les mécanismes compensateurs de l’organisme sont capables de restaurer la quantité de liquides perdus afin de maintenir la pression artérielle basale.
2. Hémorragies de classe II. Elles représentent une perte de 15 à 30 % du volume sanguin (750 à 1 500 ml). Beaucoup d’adultes peuvent compenser la perte de cette quantité de sang par l’activation du système nerveux sympathique. Les signes cliniques incluent une augmentation de la fréquence ventilatoire, une tachycardie et un pincement de la PAd. Le patient est en état de choc compensé. Il montre souvent des signes d’anxiété ou de peur. La diurèse, même si elle n’est pas mesurée en préhospitalier, chute un peu (entre 20 et 30 ml/heure) chez l’adulte. Parfois, ces patients peuvent nécessiter une transfusion sanguine ; cependant, la plupart répondront positivement à une perfusion de cristalloïdes si l’hémorragie est contrôlée.
3. Hémorragies de classe III. Elles représentent une perte de 30 à 40 % du volume sanguin chez l’adulte (1 500 à 2 000 ml). Lorsque les pertes sanguines atteignent ce niveau, la plupart des patients ne sont plus capables de compenser cette perte sanguine, et l’hypotension apparaît. Les signes classiques du choc sont évidents et incluent une tachycardie (fréquence cardiaque > 120 battements/minute), une tachypnée (fréquence ventilatoire entre 30 et 40 cycles/minute) et une anxiété marquée ou un état confusionnel. La diurèse chute à des valeurs de 5 à 15 ml/heure. La plupart de ces patients nécessitent une transfusion de sang et une intervention chirurgicale pour assurer une réanimation adéquate.
4. Hémorragies de classe IV. Elles représentent des pertes de plus de 40 % du volume sanguin chez l’adulte (plus de 2 000 ml). Ce niveau de choc sévère est caractérisé par une tachycardie marquée (fréquence cardiaque > 140 battements/minute), une tachypnée (fréquence ventilatoire > 35 cycles/minute), une confusion profonde ou un état léthargique, et une pression artérielle systolique effondrée, typiquement autour de 60 mmHg. Ces patients n’ont vraiment plus que quelques minutes à vivre. La survie dépend du contrôle immédiat des hémorragies (chirurgical pour les hémorragies internes) et des mesures énergiques de réanimation qui doivent inclure la transfusion de sang.
Des études sur l’état de choc ont montré que, pour les pertes sanguines, le ratio de remplacement avec des solutés électrolytiques devrait être de 3 litres de soluté pour chaque litre de sang perdu [3]. Cela est dû au fait que seulement {1/3} à {1/4} du volume d’un cristalloïde isotonique reste dans le secteur intravasculaire 30 à 60 minutes après la perfusion de celui-ci. La perfusion d’un volume limité d’une solution d’électrolytes avant que du sang soit disponible est une bonne approche pendant le transport vers l’hôpital. Un remplissage trop important favorise l’œdème et par conséquent une diminution de la délivrance en oxygène aux tissus cellulaires. L’objectif de la réanimation liquidienne en préhospitalier est d’apporter un volume suffisant pour maintenir la perfusion des organes sensibles (cœur, cerveau, poumons) et non pas de normaliser la pression artérielle. Le meilleur soluté cristalloïde pour le traitement du choc hémorragique est la solution de Ringer lactate. Le sérum salé (NaCl) est un autre soluté cristalloïde isotonique qui peut être utilisé pour le remplacement liquidien, mais son emploi peut entraîner des hyperchlorémies et des acidoses secondaires.
Les dernières études [4,5] ont montré que, lors d’hémorragies importantes, la quantité de liquide apportée doit être aussi proche que possible de la quantité de sang perdue. La première étape consiste en l’administration de concentrés globulaires et de plasma en respectant le ratio 1 : 1 ou 1 : 2. Ces produits ne sont malheureusement disponibles qu’à l’hôpital. Selon le cas, des concentrés plaquettaires, du fibrinogène ou d’autres facteurs de coagulation peuvent être associés. Le plasma contient un grand nombre de facteurs de coagulation nécessaires à l’activation de la cascade de la coagulation (13 facteurs).
Choc distributif (vasogénique)
Choc neurogénique
Tout comme dans le choc hypovolémique décompensé, la pression artérielle systolique chute. Toutefois, les signes cliniques ainsi que le traitement pour chacun de ces deux types d’état de choc sont différents (tableau 8-3). On retrouve, lors d’un choc neurogénique, une baisse simultanée des pressions artérielles systolique et diastolique. La pression artérielle différentielle n’est pas modifiée ou légèrement augmentée (elle est pincée dans le choc hypovolémique). En cas d’hypovolémie, la peau est froide, marbrée, moite, cyanosée et le temps de recoloration capillaire est augmenté. Dans le choc neurogénique, la peau est chaude, rouge (vasodilatation) et sèche, surtout sous le niveau lésionnel. En cas d’hypovolémie, le pouls est faible, filant et rapide. Dans le choc neurogénique, on retrouve plus volontiers une bradycardie du fait de l’activité parasympathique ; le pouls peut être difficile à percevoir. En cas d’hypovolémie, le niveau de conscience est souvent altéré ou, du moins, le patient est anxieux voire agité. Dans le choc neurogénique (en l’absence de lésions cérébrales associées), le patient est souvent conscient, alerte et retrouvé en décubitus dorsal (encadré 8-1).
Choc cardiogénique
Causes intrinsèques
Atteintes valvulaires
Un traumatisme violent et soudain du thorax ou de l’abdomen (voir chapitre 4) peut endommager les valves cardiaques. Il peut alors en résulter une régurgitation massive de sang, qui retourne dans les cavités d’où il vient juste d’être expulsé. Ces patients développent, généralement, une défaillance cardiaque d’installation rapide, avec un tableau associant un œdème pulmonaire et un choc cardiogénique. La découverte d’un souffle cardiaque jusque-là inconnu est un signe très évocateur.
Complications du choc
Troubles hématologiques (coagulopathies)
Le terme coagulopathie renvoie à des défaillances du processus de coagulation. Ce peut être la conséquence d’une hypothermie, d’une dilution des facteurs de la coagulation par perfusion de solutés de remplissage en grande quantité, d’une déplétion en facteurs de la coagulation, par consommation de ces facteurs afin d’essayer de réaliser une hémostase au cours d’un événement hémorragique (appelée également coagulopathie de consommation). La cascade de la coagulation implique plusieurs enzymes et aboutit au final à la formation de fibrine, une molécule qui sert de matrice pour fixer les plaquettes afin de former un caillot. Le fonctionnement de ces enzymes est optimal dans une fourchette de température corporelle étroite (aux alentours de la température corporelle normale). Si cette température corporelle chute (hypothermie), ces enzymes fonctionnent au ralenti, ce qui peut entraîner des hémorragies incontrôlables. Les facteurs de la coagulation peuvent aussi être tous consommés quand l’organisme essaie de contrôler une hémorragie persistante. L’hypothermie diminue les capacités de coagulation, ce qui tend à entretenir le saignement, qui lui-même tend à accentuer l’hypothermie. Ainsi, au même titre qu’une réanimation inadéquate, l’hypothermie est un facteur aggravant important. Plusieurs études ont montré la diminution des coagulophathies avec l’emploi de plasma au cours de la réanimation [4].