Psychiatrie et justice : modèle intégratif versus modèle ségrégatif
Le modèle intégratif français
Naissance
En 1986, les soins psychiatriques intracarcéraux sont ainsi confiés au ministère de la Santé avec la création des services médicopsychologiques régionaux (SMPR), désormais directement rattachés à la psychiatrie générale (Senon, 2004). La réforme des soins aux détenus du 18 janvier 1994 consolide ce modèle et étend la protection sociale à l’ensemble des personnes détenues. L’hôpital pénètre ainsi au sein du milieu carcéral dans une véritable intégration des champs sanitaires et judiciaires, favorisée par une politique à vocation préventive fondée sur la solidarité et la réinsertion.
Ressources
Ce modèle intégratif entraîne également certaines innovations, notamment au sujet des auteurs de violences sexuelles avec la loi du 17 juin 1998, première loi d’articulation santé-justice associée à un fondement clinique (Dubret, 2006). Le suivi sociojudiciaire y est créé, auquel une injonction de soin peut être adjointe si une expertise psychiatrique conclue à son indication, dans l’élaboration d’une complémentarité entre punir et soigner.
L’articulation de la psychiatrie avec le champ judiciaire permet en outre une lecture clinique des passages à l’acte violents de malades mentaux et la mise en évidence de symptômes pouvant en constituer des facteurs de risque, tels que l’arrêt des traitements psychotropes, la perte du lien social, la prise de substances psychoactives et des symptômes spécifiques à certaines pathologies. Cette « dangerosité psychiatrique » peut alors être prise en charge dans une démarche empathique et déstigmatisante qui favorise l’insertion sociale et pourrait contribuer à prévenir de nouvelles décompensations de ce type.
Vers un modèle ségrégatif de défense sociale ?
Au XIXe siècle, l’école positiviste définit des principes de défense sociale dans une volonté de prévention du crime par la neutralisation des individus dangereux, et soumet pour cela le droit pénal à la science. La notion de dangerosité remplace alors celle de responsabilité et entraîne l’assimilation progressive du crime à la folie et de la punition au traitement, plusieurs expériences « pénitentiaropsychiatriques » apparaissant notamment en France.
Aujourd’hui, notre pays reste moins touché par les effets du positivisme que d’autres en Europe, où des orientations politiques de défense sociale ont mis en place des modèles ségrégatifs instaurant des filières psychiatriques spécifiques aux personnes placées sous main de justice, hors du circuit sanitaire de la population générale. Des « hôpitaux-prisons » y visent à protéger la société des malades comme des criminels « dangereux », où la psychiatrie est perçue comme un simple facteur de réduction des risques pour la sécurité publique.
Une évolution ségrégative de l’articulation santé-justice se dessine depuis 2002 avec la création d’une filière psychiatrique spécifique aux détenus, les unités hospitalières spécialement aménagées (UHSA), qui coupent pour ces personnes tout lien avec leurs secteurs psychiatriques d’origine. Cette évolution remet en question les objectifs de continuité des soins et de réinsertion du modèle intégratif, et accroît le risque d’un clivage entre psychiatrie générale et psychiatrie exercée en milieu pénitentiaire en différenciant leurs champs cliniques et leurs budgets.
Les nouvelles politiques entraînent de plus une augmentation de l’incarcération des malades mentaux en favorisant la judiciarisation des petits délits et en rendant souvent facultative l’expertise psychiatrique présentencielle. Le rôle de l’expert psychiatre est réorienté vers l’évaluation pronostique d’une « dangerosité » et s’éloigne ainsi des missions diagnostiques et d’évaluation de responsabilité capitales pour l’orientation thérapeutique des malades mentaux dans un modèle intégratif cohérent (Zagury, 2009).
La loi du 10 août 2007 « sur la récidive, les peines plancher et l’obligation de soin » implique encore davantage la psychiatrie dans la protection de la société par un mouvement de « psychologisation » des crimes les plus graves. L’injonction de Soin y perd tout son sens car elle est désormais associée de façon quasi-automatique au suivi sociojudiciaire dans des buts de surveillance et de « traitement psychique » des crimes. La loi du 25 février 2008 relative à « la rétention de sûreté et à la déclaration d’irresponsabilité pénale pour cause de trouble mental » amplifie encore ces attentes, des mesures de sûreté pouvant désormais être mises à exécution à l’issue de la peine devant la persistance d’une « dangerosité », si besoin par une rétention en centre « socio-médico-judiciaire » renouvelable sans limite.