Chapitre 7 Gui
GUI EN TANT QU’ESPRIT, EN TANT QUE FANTÔME
GUI EN TANT QUE MOUVEMENT DE L’ÂME ÉTHÉRÉE ET DE L’ÂME CORPORELLE
GUI EN TANT QUE FORCE CENTRIPÈTE QUI SÉPARE ET FRAGMENTE
GUI EN RELATION AVEC L’ÂME CORPORELLE
GUI EN TANT QUE SYMBOLE DE CONTRACTION, L’OPPOSÉ DE SHEN (EXPANSION)
GUI EN TANT QUE FORME TÉNÉBREUSE DE LA PSYCHÉ ET SA RELATION AVEC L’OMBRE JUNGIENNE
Gui
Après avoir présenté la nature et les fonctions de l’Esprit (Shen), de l’Âme Éthérée (Hun) de l’Âme Corporelle (Po), de l’Intellect (Yi) et de la Volonté (Zhi), la présentation de la façon dont la médecine chinoise envisage la psyché ne serait pas complète sans l’évocation de la nature et des fonctions de gui. Comme nous l’avons vu au chapitre 3, gui signifie « esprit » ou « fantôme », et il renvoie à la forme sans corps d’une personne décédée (Fig. 3.1 et 3.2).
Comme il y a différentes façons de considérer gui en médecine chinoise, la présentation de gui sera scindée en différents thèmes.
• Gui en tant qu’esprit, en tant que fantôme.
• Gui en tant que mouvement de l’Âme Éthérée et de l’Âme Corporelle.
• Gui en tant que force centripète qui sépare et fragmente.
• Gui en relation avec l’Âme Corporelle.
• Gui en tant que symbole de contraction, l’opposé de Shen (expansion).
• Gui en tant que forme ténébreuse de la psyché et sa relation avec l’Ombre jungienne.
• Les points d’acupuncture comportant « gui » dans leur nom.
Gui en tant qu’esprit, en tant que fantôme
Comme nous l’avons vu au chapitre 3, l’ancien pictogramme de gui représente la tête sans corps d’une personne décédée qui monte vers le Ciel dans un tourbillon ou qui baigne dans le royaume des esprits et des fantômes. Il montre ainsi que l’esprit de la personne défunte survit après la mort. À l’origine, il n’y avait pas de connotations négatives liées à ce terme, c’est-à-dire qu’on considérait que les esprits des défunts n’étaient ni bienveillants, ni malveillants. Après l’introduction du bouddhisme en Chine, ce mot a servi à désigner des démons ou pretas.
La croyance en les esprits des défunts est une pierre angulaire de la culture chinoise, même encore aujourd’hui, après presque 60 ans de marxisme-léninisme. La famille se compose de deux parties : la communauté des vivants et celle des morts. Cette conception est à la base du culte des ancêtres qui est typique de la Chine, même encore aujourd’hui1.
En fait, sous la dynastie des Shang, le caractère même du mot « médecine » était constitué d’un carquois de flèches, du mot « faire sortir » et du pictogramme d’un shaman, comme illustré ci-dessous :
« frapper », « tuer », une ancienne arme faite en bambou
Il est intéressant de constater qu’à partir des Royaumes Combattants (476-221 AEC), on a modifié le caractère signifiant « médecine » en remplaçant le radical du « shaman » qui figurait dans la partie inférieure de l’idéogramme par celui de « vin de plantes », ce qui voulait montrer que le traitement n’était plus du ressort du shaman mais de celui d’un herboriste.
Avant les Royaumes Combattants (476-221 AEC), le caractère signifiant « médecine » comportait le radical du « shaman » ; après les Royaumes Combattants, ce radical a été remplacé par celui de « vin de plantes ».
Plus tard, la dynastie des Zhou (1112-476 AEC) et surtout la période des Royaumes Combattants (476-221 AEC) ont vu le début d’un humanisme qui a atteint son apogée sous la dynastie des Han et, plus tard, celle des Song-Yuan et des Ming. Sous la dynastie des Shang, l’influence des esprits gui sur l’humanité était presque totale et rien d’important ne pouvait être entrepris sans avoir d’abord recherché leur approbation. Sous la dynastie des Zhou, on prenait les gui en considération, mais ils ne dominaient plus la vie.
Le peuple des Shang honorait les esprits, les servait et les mettait au premier rang des cérémonies, … le peuple des Zhou honorait les cérémonies, … il servait les esprits gui mais les tenait à distance. Il restait proche des humains, envers qui il était loyal.
Confucius a aussi découragé la croyance en des fantômes et des esprits ou, au moins, il affirmait que ceux-ci ne devaient pas gouverner notre vie et que notre vie ne devait être gouvernée que par la stricte adhésion à des principes éthiques. Les Analectes disent :
Fan Chi s’est renseigné sur la sagesse. Le Maître a répondu : « Se dévouer à ce qui est approprié (Yi) pour les gens et montrer du respect envers les fantômes et les esprits tout en les gardant à distance est ce qu’on peut appeler la sagesse2.
Les esprits et les fantômes logeaient dans des trous ou des grottes ; le mot chinois pour dire « acupuncture » est « xue », qui signifie en fait « trou » ou « grotte ». C’est là un autre lien possible entre la médecine démoniaque et l’acupuncture ; les points d’acupuncture étaient des « trous » dans lesquels les esprits résidaient, provoquant des maladies et demandant que l’on perce la peau pour les faire sortir.
Certains termes de la terminologie de l’acupuncture attestent aussi du lien avec la médecine démoniaque. Par exemple, le mot xie qi (que l’on traduit aujourd’hui par « facteur pathogène ») signifie littéralement « mauvais Qi », et il est dérivé du mot xie gui, c’est-à-dire « esprit malin ». Avec la transition entre la médecine démoniaque et la médecine naturelle qui s’est faite pendant la période des Royaumes Combattants, on a considéré que les maladies n’étaient plus provoquées par des « esprits malins » mais par un « mauvais Qi ».
En fait, le tout début du premier chapitre des Questions simples confirme cette idée. Lorsque l’Empereur Jaune demande à Qi Bo pourquoi, autrefois, les gens vivaient jusqu’à 100 ans alors que « maintenant » ils sont déjà vieux à 50 ans, Qi Bo a répondu :
Les sages de l’ancien temps connaissaient le Tao, se calquaient sur le Yin et le Yang, cultivaient leur santé, mangeaient et buvaient avec modération, respectaient un équilibre entre le travail et le repos et évitaient le surmenage3.
En fait, même les plus grands médecins chinois croient aux esprits malins et recommandent diverses incantations et autres méthodes pour les neutraliser. Par exemple, Sun Si-Miao (l’auteur des Préparations importantes qui valent mille pièces d’or, datant de la dynastie des Tang) prescrivait le traitement suivant en cas d’une maladie oculaire appelée « cécité de l’hirondelle » :
Laisser la personne qui souffre de cécité de l’hirondelle observer l’endroit où les hirondelles se reposent au crépuscule. Chauffer alors quelque chose pour qu’elles s’envolent effarouchées. Lorsque les hirondelles s’envolent, prononcer cet exorcisme : « Lord Pourpre, Lord Pourpre ! Je te renvoie la cécité ! Renvoyez-moi la vision ! ». Faire cela trois fois chaque nuit ; les yeux vont alors retrouver la clarté. Cela a été testé et s’est révélé efficace4.
Le terme Ji qui signifie « maladie » témoigne aussi d’une pensée démoniaque dans la médecine. Ce caractère se compose du radicale du « lit » et de celui d’une « flèche » ; son sens d’origine est celui d’une « personne clouée au lit en raison d’une blessure par flèche infligée par des tierces personnes ». La « flèche » est ici le symbole d’une « frappe » par un esprit malin.
Au cours des siècles suivants, la médecine démoniaque en est venue à se fondre insensiblement dans la médecine naturelle et les médecins chinois, y compris des médecins célèbres et éminents comme Sun Si-Miao et Li Shi-Zhen, intégraient sans problème la pratique de l’acupuncture et de la médecine par les plantes et celle de l’exorcisme et des incantations.
On a même des exemples de médecins de l’ancien temps qui ont donné une interprétation tout à fait naturaliste (plutôt que surnaturelle) de gui. Certains, par exemple, prétendent que même lorsque la maladie est provoquée par un esprit malveillant, cette attaque n’a été possible qu’en raison d’un déséquilibre organique préexistant. Cette position représente un mariage intéressant et surprenant de la médecine naturelle et de la médecine démoniaque.
Dans la tradition médicale pragmatique traditionnelle de la Chine, certains médecins de l’ancien temps pensaient tout simplement que si une personne souffrait d’un vide de Yang, elle serait envahie par le Froid, et que si elle souffrait d’une déficience de l’Esprit, elle serait envahie par des gui.
Xu Chun Fu (1570) dit qu’une faiblesse préexistante du Qi de la personne rend possible l’invasion par un esprit malin et conseille, dans un passage particulièrement intéressant, d’associer le traitement par les plantes à des incantations :
Si l’on associe ces deux modes de traitement [le traitement par les plantes et les incantations], l’intérieur et l’extérieur ne font plus qu’un, ce qui permet une guérison rapide de la maladie. Quiconque a recours à un exorciste mais refuse de prendre des médicaments sera incapable d’éliminer la maladie car il manque un des principes favorables qui pourraient amener la guérison. Quiconque ne prend que des médicaments et ne fait pas appel aux services d’un exorciste pour chasser les doutes existants va se trouver guéri mais le soulagement sera long à venir. C’est pourquoi il faut traiter l’intérieur et l’extérieur ensemble ; c’est le seul moyen pour obtenir un succès rapide5.
La distinction entre méthode de traitement « intérieure » et « extérieure » (respectivement le traitement par les plantes et des exorcismes) est intéressante et la recommandation d’associer les deux est significative ; il est tentant de remplacer « exorciste » par « psychothérapeute » et de conclure que Xu Chun Fu préconisait d’associer la thérapie physique comme le traitement par les plantes à la psychothérapie.
Il est aussi intéressant de noter la différence de résultat lorsqu’un seul mode de traitement est utilisé : si la personne a uniquement recours à un exorciste, elle « sera incapable d’éliminer la maladie », alors que si elle consulte un phytothérapeute, elle « va se trouver guérie », même si la guérison demandera plus de temps que si elle avait loué en même temps les services d’un phytothérapeute et ceux d’un exorciste.
Zhang Jie Bing dit quelque chose de similaire lorsqu’il affirme que l’invasion par les esprits n’est rendue possible que par un vide de l’Esprit (Shen). C’est une interprétation intéressante car elle voit l’invasion par les esprits comme un phénomène naturel ; tout comme le Froid envahit le corps en cas de vide de Yang, les esprits envahissent le corps en cas de « vide » de l’Esprit.
Dans le Classique des catégories (Lei Jing, 1624), Zhang Jie Bing a contribué à intégrer un peu plus la médecine démoniaque et la médecine naturelle. Il affirme que les démons existent bel et bien mais qu’ils sont des créations de l’esprit humain provenant d’un déséquilibre interne entre le Qi et le Sang. Il établit aussi un lien entre la couleur sous laquelle le démon apparaît au patient et un déséquilibre des Cinq éléments, par exemple, si l’élément Terre est faible, le patient va voir des démons verts (parce que le vert est la couleur du Bois et que le Bois agresse la Terre).
Dans le Classique des catégories (Lei Jing, 1624), Zhang Jie Bing a contribué à intégrer un peu plus la médecine démoniaque et la médecine naturelle. Il affirme que les démons existent bel et bien mais qu’ils sont des créations de l’esprit humain provenant d’un déséquilibre interne entre le Qi et le Sang. Il établit aussi un lien entre la couleur sous laquelle le démon apparaît au patient et un déséquilibre des Cinq éléments, par exemple, si l’élément Terre est faible, le patient va voir des démons verts (parce que le vert est la couleur du Bois et que le Bois agresse la Terre).
Zhang Jie Bing dit, au chapitre 43 du Classique des catégories (Lei Jing, 1624), qui s’intitule « Technique d’aiguille en cas d’invasion externe de gui due à une perte du Shen à la place normale des 12 organes » :
Huang Di demande : « Lorsque le corps est faible et que le Shen s’échappe et quitte sa place normale, cela permet une invasion externe de gui qui va provoquer une mort prématurée. Comment garder le corps intact ? J’aimerais connaître les techniques d’aiguille pour ce genre de maladies afin de garder le corps intact et de garder le Shen intact ». Lorsque le Shen est intact, les esprits mauvais ne peuvent envahir le corps. L’association d’un corps faible et de l’invasion d’esprit malveillants peut provoquer une mort prématurée6.
• Si le Foie souffre de vide, l’Âme Éthérée n’a plus de résidence et elle s’échappe, elle « flotte au loin » et le corps est envahi par un gui blanc. Commencer par piquer le point Source (Yuan) de la Vésicule Biliaire, VB-40 Qiuxu, puis le point Shu du dos du Foie, V-18 Ganshu, en même temps que l’on prononce une incantation.
• Si le Cœur souffre de vide, le Feu Empereur et le Feu Ministre n’assument pas leurs fonctions habituelles et le corps est envahi par un gui noir. Piquer le point Source (Yuan) du Triple Réchauffeur, TR-4 Yangchi et le point Shu du dos du Cœur, V-15 Xinshu, en même temps que l’on prononce une incantation.
• Si la Rate souffre de vide, le corps est envahi par un gui vert. Piquer le point Source (Yuan) de l’Estomac, E-42 Chongyang, et le point Shu du dos de la Rate, V-20 Pishu, en même temps que l’on prononce une incantation.
• Si le Poumon souffre de vide, le corps est envahi par un gui rouge. Piquer le point Source (Yuan) du Gros Intestin, GI-4 Hegu, et le point Shu du dos de la Rate, V-13 Feishu, en même temps que l’on prononce une incantation.
• Si la Rein souffre de vide, le corps est envahi par un gui jaune. Piquer le point Source (Yuan) de la Vessie, V-64 Jinggu, et le point Shu du dos du Rein, V-23 Shenshu, en même temps que l’on prononce une incantation.
Comme on peut le voir, le choix des points utilisés montre que lorsqu’un organe Yin souffre de vide (par exemple, le Foie), le Dr Zhang pique le point Source (Yuan) de l’organe Yang qui lui est associé (par exemple, VB-40 Qiuxu) et le point Shu du dos de l’organe Yin impliqué (par exemple, pour le Foie, V-18 Ganshu) (voir Fig. 7.2).
La seul exception est le méridien du Cœur, pour lequel le Dr Zhang utilise non pas IG-4 Wangu (comme le voudrait la logique) mais plutôt TR-4 Yangchi, c’est-à-dire non pas le point Source (Yuan) du méridien de l’Intestin Grêle qui lui est associé, mais celui du Triple Réchauffeur.
Il est important de souligner que certains des médecins de l’ancien temps n’étaient pas d’accord pour dire que les maladies pouvaient être dues à des esprits malins. Voilà, par exemple, ce que Wang Tao avait à dire sur les troubles oculaires :
Si quelqu’un souffre d’une maladie oculaire et ne va pas voir un médecin brillant mais tombe à la place sur une nonne taoïste ou une vieille femme bouddhiste, cette personne va être flouée et on va lui dire à tort qu’elle a offensé un esprit ou un fantôme et elle va confiner le démon à l’intérieur en l’entourant d’un cercle de métal, ou faire des fumigations répétées avec de l’ail, ou appliquer des aiguilles ou procéder à une cautérisation avec des fers chauffés dans le feu. Tout cela montre qu’elle ne connaît pas la source de la maladie est que le traitement est contraire à celui qu’il aurait fallu. S’en remettre au Yin et au Yang est bénéfique ; la moindre aberration peut entraîner des dégâts7.
Gui en tant qu’esprit, en tant que fantôme
L’ancien pictogramme de gui représente la tête sans corps d’une personne décédée, qui monte vers le Ciel dans un tourbillon ou qui baigne dans le royaume des esprits et des fantômes. Il montre ainsi que l’esprit de la personne défunte survit après la mort.
Sous la dynastie des Shang (1751-1112 AEC) et même avant, l’influence des esprits dominait toute la vie et toute la médecine. En médecine, la principale cause des maladies était une attaque par des esprits malveillants et le traitement consistait en un exorcisme perpétré par des shamans pour faire sortir les esprits malins.
Plus tard, la dynastie des Zhou (1112-476 AEC) et surtout la période des Royaumes Combattants (476-221 AEC) ont commencé à voir apparaître un humanisme et une médecine naturelle.
La médecine démoniaque, c’est-à-dire la croyance que les maladies étaient provoquées par des influences négatives provenant d’esprits que les hommes avaient mécontentés, et que le traitement dépendait d’exorcismes et d’incantations effectués par un shaman pour délivrer le corps de ces esprits, a été la médecine dominante jusqu’à la période des Royaumes Combattants.
Au cours des siècles suivants, la médecine démoniaque en est venue à se fondre insensiblement dans la médecine naturelle et les médecins chinois, y compris des médecins célèbres et éminents comme Sun Si-Miao et Li Shi-Zhen intégraient sans problème la pratique de l’acupuncture et de la médecine par les plantes et celle de l’exorcisme et des incantations.
Zhang Jie Bing dit quelque chose de similaire lorsqu’il affirme que l’invasion par les esprits n’est rendue possible que par un vide de l’Esprit (Shen). Il affirme que les démons existent bel et bien mais qu’ils sont des créations de l’esprit humain provenant d’un déséquilibre interne entre le Qi et le Sang.

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