Chapitre 6 La psychiatrie transculturelle
une clinique de la modernité
La différence culturelle entre le patient et le thérapeute est-elle une donnée théorique, clinique et pragmatique bonne à penser et pertinente en clinique ?
Toute relation est culturelle
Depuis longtemps déjà, la question de la culture a été posée par la psychiatrie et par la psychanalyse. S. Freud lui-même l’a fait tout au long de son œuvre et tout particulièrement dans Totem et Tabou mais aussi G. Roheim, D.W. Winnicott, W. Bion, J. Lacan, J. Kristeva, etc. Cette question, en effet, se trouve non seulement au cœur de la souffrance de nos patients migrants et de leurs enfants mais elle est aussi déterminante pour la création, en France, de dispositifs de soins pertinents et efficaces pour ces familles venues d’ailleurs. Cette tradition, déjà bien constituée, aurait dû inciter les cliniciens à s’interroger sur les interactions réciproques entre le dehors (la culture au sens anthropologique) et le dedans (le fonctionnement psychique de l’individu) ; et d’une manière plus générale sur la construction de l’identité et des liens qui nous unissent les uns aux autres. La reconnaissance de la dimension culturelle de toute interaction y compris de la relation thérapeutique a été longue et conflictuelle tout particulièrement en France. Ainsi, la psychanalyse et l’anthropologie ont trop longtemps cherché à se distinguer et à éviter le dialogue, même s’il existe des contre-exemples illustres comme le travail collectif mené sous l’impulsion de C. Lévi-Strauss sur l’identité [8]. Malgré cette réticence, les disciplines se sont suffisamment influencées pour qu’un mouvement se cristallise et qu’il admette qu’effectivement la clinique est une anthropologie et que les données culturelles sont des ingrédients de toute relation humaine.
Pourtant, même parmi ceux qui reconnaissent les présupposés culturels constitutifs de la relation thérapeutique au même titre que les éléments affectifs conscients et inconscients, on note deux positions épistémologiques différentes. Certains ont choisi une perspective essentiellement comparatiste : quels sont les invariants que l’on retrouve dans telle culture de nos patients et dans la nôtre ? Cette perspective comparatiste conduit à construire des équivalences et des parallélismes entre des éléments culturels de mondes distincts mais aussi entre des éléments culturels d’un groupe et des conduites pathologiques d’individus appartenant à d’autres groupes. Cette option était présente dans Totem et Tabou de Freud. Sur le plan clinique, cette perspective conduit à introduire la langue du patient dans certains dispositifs voire à apprendre à connaître les représentations culturelles du patient. Mais, tous ces éléments sont posés comme une coloration de la relation clinique, le noyau (la partie efficiente) étant le même que celui que l’on établirait en situation intraculturelle. D’autres ont pris, à la suite de G. Devereux, une perspective complémentariste. Le complémentarisme donnera naissance à l’ethnopsychiatrie, perspective qui servira de base à la question de la clinique culturelle en France : certains vont s’en inspirer et proposer des dispositifs spécifiques pour accueillir et soigner les migrants.
Les fondements de l’ethnopsychanalyse
La rigueur complémentariste
G. Devereux est le fondateur de l’ethnopsychanalyse [4, 5]. Il en a construit les soubassements théoriques, l’a constituée en tant que discipline et en a défini la méthode originale et encore subversive aujourd’hui, le complémentarisme. Il a construit le champ à partir de l’anthropologie et de la psychanalyse. La discipline devrait donc s’appeler ethnopsychanalyse. Or, dès le début, on perçoit une oscillation dans la nomination de la discipline tantôt appelée par lui ethnopsychiatrie, tantôt ethnopsychanalyse. Pour notre part, nous la pensons comme une psychothérapie d’orientation psychanalytique.
G. Devereux [6] reconnaît trois types de thérapies en ethnopsychiatrie : « 1. Intraculturelle : le thérapeute et le patient appartiennent à la même culture, mais le thérapeute tient compte des dimensions socioculturelles, aussi bien des troubles de son patient que du déroulement de la thérapie. 2. Interculturelle : bien que le patient et le thérapeute n’appartiennent pas à la même culture, le thérapeute connaît bien la culture de l’ethnie du patient et l’utilise comme levier thérapeutique […]. 3. Métaculturelle : le thérapeute et le patient appartiennent à deux cultures différentes. Le thérapeute ne connaît pas la culture de l’ethnie du patient ; il comprend, en revanche, parfaitement le concept de “culture” et l’utilise dans l’établissement du diagnostic et dans la conduite du traitement. » Dans les pays anglo-saxons, à partir de cette classification, on distingue la cross-cultural psychiatry (interculturelle) et la transcultural psychiatry (psychiatrie transculturelle ou métaculturelle).
G. Devereux soulignera l’importance pour lui des thérapies métaculturelles. Le terme « métaculturel » se fonde sur « une reconnaissance systématique de la signification générale et de la variabilité de la culture, plutôt que sur la connaissance des milieux culturels spécifiques du patient et du thérapeute » [6]. Ceci permet d’envisager des traitements de patients appartenant « au sous-groupe culturel du thérapeute » ainsi que « d’individus de culture étrangère ou marginale ». G. Devereux est le premier à avoir conceptualisé l’utilisation de leviers culturels à des fins de facilitation de l’introspection et des associations d’idées et donc à des fins thérapeutiques, dès 1951. Cependant, il insiste jusqu’au bout de son œuvre sur l’importance du récit, les leviers culturels ne sont pas des fins en soi et s’effacent lorsqu’ils ne remplissent plus leur rôle de potentialisateurs de récits, de transferts ou d’affects.
La théorie : universalité psychique/spécificité culturelle/diversité humaine
Pour G. Devereux, l’ethnopsychiatrie repose sur deux principes. Le premier est celui de l’universalité psychique : ce qui définit l’être humain c’est son fonctionnement psychique. Il est le même pour tous. De ce postulat découle la nécessité de donner le même statut à tous les êtres humains, à leurs productions culturelles et psychiques, à leurs manières de vivre et de penser mêmes si elles sont différentes et parfois déconcertantes [4] ! Énoncer un tel principe peut paraître une évidence, les implicites de nombreuses recherches dites scientifiques menées hier et aujourd’hui sont là pour rappeler que ce principe théorique n’est pas toujours respecté. Il s’agit donc d’une universalité de fonctionnement, de processus, d’une universalité structurelle et de fait. Mais, si tout homme tend vers l’universel, il y tend par le particulier de sa culture d’appartenance. Ce codage est inscrit dans notre langue et les catégories à notre disposition qui nous permettent de lire le monde d’une certaine manière, dans notre corps et notre façon de percevoir et de sentir à travers le processus d’enculturation (M. Mead), dans notre rapport au monde, à travers nos systèmes d’interprétation et de construction de sens. La maladie n’échappe pas à ce codage culturel.