Chapitre 4. Les antidépresseurs
Introduction50
Les antidépresseurs : que font-ils ?63
INTRODUCTION
De tous les médicaments qui agissent sur le cerveau, les antidépresseurs sont ceux dont l’action est la plus difficile à décrire. La première difficulté est de se mettre d’accord sur ce que recouvre le terme « dépression », autrement nommée « trouble de l’humeur ». Les termes « humeur » et « émotions » sont régulièrement confondus. Une manière de les distinguer pourrait être de comparer, par exemple, la relation qui les lie avec celle qui existe entre le climat et le temps qu’il fait ou entre la pédale et les touches du piano. Le climat, qui est stable, est le cadre à l’intérieur duquel le temps qu’il fait varie. Comme les pédales donnent le ton de la mélodie, on pourrait dire que l’humeur donne le cadre au sein duquel les émotions sont modulées. Les troubles de l’humeur seraient, quant à eux, comme un changement de climat plutôt que des manifestations émotionnelles réactionnelles à un problème particulier. Les antidépresseurs pourraient agir sur le climat général. Bien qu’ayant un effet anxiolytique, ils n’ont généralement pas d’effets directs et immédiats sur un certain type de mauvais temps comme c’est le cas, par exemple, pour les tranquillisants.
Une autre partie du problème réside dans les changements de perceptions concernant la dépression qui ont résulté de l’interaction entre le développement des antidépresseurs et les stratégies déployées par les services marketing des firmes pharmaceutiques pour vendre ces produits. Ces médicaments furent d’abord développés pour traiter des états pathologiques tels que la mélancolie ou la dépression endogène. La frontière entre cet état et la tristesse s’est peu à peu dissipée, raison pour laquelle de nombreuses personnes reçoivent actuellement des prescriptions d’antidépresseurs injustifiées [1]. Cette question sera développée dans le chapitre 29, mais nous permet de situer le cadre de la présente discussion.
Bien que le mode d’action des antidépresseurs reste hypothétique, il est possible de décrire leurs effets indésirables et les risques encourus lorsqu’on les prend ou que l’on s’abstient d’en prendre. Ceci sera repris en détails plus loin. Les différentes classes d’antidépresseurs ont des effets indésirables divers. Pour certaines personnes, les effets varieront peu d’une substance à l’autre alors que pour d’autres, les différences seront considérables.
L’HISTOIRE DES ANTIDÉPRESSEURS
Les antidépresseurs tricycliques et les inhibiteurs de la monoamine oxydase
L’antidépresseur tricyclique (ATC) [imipramine] et l’inhibiteur de la monoamine oxydase (IMAO) [iproniazide] ont été découverts en 1957 respectivement par Roland Kuhn et Nathan Kline [2]. Ces deux chercheurs n’avaient pas d’idées préconçues concernant le fait que ces substances pouvaient avoir une action antidépressive. En effet, Roland Kuhn, les premières fois qu’il administra de l’imipramine à des patients, pensait qu’il était en train de tester un nouvel antipsychotique. À cette époque, on disposait déjà d’un grand nombre de stimulants, tels que les amphétamines, qui n’apportaient pas de bénéfice chez les patients hospitalisés pour des dépressions sévères. Ce à quoi contribuèrent ces deux chercheurs en découvrant ces composés, c’est à rendre apparent un état pathologique qui y répondait. Autrement dit, nous appelons « dépression » les symptômes qui sont traités par les antidépresseurs, mais nous ne connaissons toujours pas la nature de cette pathologie et la façon d’en délimiter les contours. C’est cette construction d’un état pathologique que l’on appelle dépression « majeure » ou « biologique » qui est d’une certaine façon à l’origine de nos difficultés à préciser ce que font les antidépresseurs.
En 1965, Le Medical Research Council (MRC), institut de recherche établi au Royaume-Uni depuis 1913, a tenté de comparer les IMAO et les ATC. La phénelzine, un IMAO, fut comparée à l’imipramine, à l’électroconvulsivothérapie (ECT) et au placebo. L’imipramine et l’ECT montrèrent des résultats supérieurs au placebo et à la phénelzine, la phénelzine n’ayant pas de résultats supérieurs au placebo. Au même moment fut décrit pour la première fois un des risques majeurs liés à l’utilisation des IMAO : les crises hypertensives graves survenant en cas de prise d’aliments riches en tyramine comme le fromage, par exemple (voir le chapitre 5). Cette découverte a, dès lors, fortement restreint le recours à ces médicaments, laissant une place prépondérante aux ATC pendant une vingtaine d’années. Les recherches ultérieures sur ce dernier groupe de médicaments ont contribué par la suite au développement des inhibiteurs sélectifs de la recapture de la sérotonine (ISRS).
Précisons que dans les études du MRC, la dose de phénelzine administrée était de 45mg, alors que celles habituellement prescrites aujourd’hui sont de 90 à 120mg. Les essais cliniques réalisés ultérieurement avec des doses plus adéquates ont démontré l’efficacité des IMAO. Des études génétiques ont mis en évidence que certaines personnes qui vont mieux avec des IMAO ne répondent pas aux ATC, et vice-versa. De même, en clinique, des patients avec un diagnostic tout à fait clair de dépression majeure dont on se serait attendu qu’ils répondent aux ATC, au contraire, n’y répondent pas malgré différents changements de médication dans cette même classe et une longue période de traitement à des doses adéquates. Ces mêmes personnes peuvent soudainement s’améliorer avec des IMAO. L’inverse semble être vrai également. Un type particulier de réponse à l’une ou l’autre classe d’antidépresseurs semble se retrouver au sein d’une même famille.
Ces anciennes substances que nous venons de décrire ne sont quasiment plus utilisées aujourd’hui que dans le cadre hospitalier, pour le traitement de dépressions sévères. Les ISRS, présentés plus bas, sont quant à eux très largement utilisés en première ligne pour des troubles plus légers, mais leur efficacité n’a jamais été attestée pour des cas plus sévères.
Les inhibiteurs sélectifs de la recapture de la sérotonine
Au début des années 1960, on découvrit que les ATC bloquaient la recapture de deux neurotransmetteurs, la noradrénaline et la sérotonine. Par la suite, on observa que les deux premiers ATC, l’amitriptyline et l’imipramine, se scindaient lors de leur métabolisation en de nouveaux composés, la nortryptiline et la désipramine, qui sont eux aussi des antidépresseurs. Certains chercheurs en ont déduit que c’étaient ces derniers composés qui étaient en fait les vrais antidépresseurs, plutôt que les produits de départ.
La nortryptiline et la désipramine bloquent la recapture de la noradrénaline, mais pas celle de la sérotonine, alors que l’imipramine et l’amitriptyline bloquent la recapture de la noradrénaline et de la sérotonine. La conclusion logique fut que la dépression impliquait un trouble du système noradrénergique plutôt que sérotoninergique. Ceci a contribué à échafauder l’hypothèse catécholaminergique de la dépression, qui postulait que la dépression était due à une diminution de la noradrénaline dans le cerveau. Cette croyance a orienté la production de nouveaux antidépresseurs vers l’élaboration de composés qui agiraient spécifiquement sur le système noradrénergique.
Certains cliniciens ont ensuite remarqué que les substances agissant sur le système catécholaminergique semblaient avoir une action bénéfique sur les gens en stimulant leur énergie tandis que l’imipramine et la clomipramine, qui agissaient aussi sur le système sérotoninergique, produisaient un autre effet. D’autres recherches ont alors été entreprises et, dans les années 1970, Arvid Carlsson mit au point la zimélidine, une substance qui bloquait spécifiquement la recapture de la sérotonine [3]. Ce produit fut écarté en raison de ses effets indésirables importants, mais il ouvrit la voie au développement de nouvelles substances telles que la fluvoxamine, la fluoxétine, la sertraline, le citalopram et la paroxétine.
Le terme « inhibiteurs sélectifs de la recapture de la sérotonine » est un nom de classe qui fut inventé par les spécialistes en marketing chargés de la commercialisation de la paroxétine et ne découle pas d’une catégorisation issue de la recherche scientifique ou clinique. Le terme « sélectif », dans ce cas-ci, signifie que le médicament n’agit pas sur le système noradrénergique, mais ne veut pas dire que le composé est « pur » ou « spécifique ». La paroxétine et les autres ISRS ont, en réalité, des effets tout aussi indifférenciés sur les neurotransmetteurs que les substances plus anciennes. Aucun des ISRS n’a d’effet spécifique uniquement sur le système sérotoninergique. La même remarque s’applique aux inhibiteurs de la recapture de la sérotonine et de la noradrénaline (IRSN), un autre nom de classe issu du marketing.
Quelle est l’utilité des ISRS dans la dépression ?
Précisons d’abord quelques notions.
Premièrement, les inhibiteurs de la recapture de la noradrénaline tels que la désipramine ont montré qu’il n’est pas nécessaire de bloquer la recapture de la sérotonine pour obtenir une action antidépressive.
Deuxièmement, il n’y a pas de corrélation entre l’intensité avec laquelle un ISRS bloque la recapture de la sérotonine et son efficacité dans la dépression.
Troisièmement, les ISRS sont inefficaces dans le traitement des dépressions sévères nécessitant une hospitalisation. Finalement, contrairement à la croyance populaire, il n’existe aucune preuve qu’il y ait une quelconque défaillance du système sérotoninergique chez les patients déprimés.
Quel type d’action ont les ISRS ?
Parmi les anciens antidépresseurs, la clomipramine était celui qui avait le plus d’effets sur le système sérotoninergique et qui semblait en même temps avoir l’action la plus anxiolytique. Elle s’est montrée utile notamment dans les phobies et les troubles obsessionnels [4,5]. Depuis, les ISRS ont reçu une autorisation de mise sur le marché dans des indications telles que la phobie sociale, l’anxiété généralisée, les troubles paniques et les troubles obsessionnels compulsifs. Plus récemment encore, ils ont été commercialisés activement comme anxiolytiques. Ceci suggère que le résultat d’un blocage de la recapture de la sérotonine produit essentiellement un effet anxiolytique plutôt que quoi que ce soit d’autre. C’est ce qui expliquerait leur relative inefficacité dans les cas de dépression sévère qui répondent mieux aux anciens ATC ou à l’ECT.
Les effets anxiolytiques des ISRS, si nous reprenons notre métaphore précédente, s’appliquent à la fois au climat et au temps qu’il fait. L’effet sur le climat peut conduire à la résolution d’un syndrome dépressif léger en quelques jours à quelques semaines.
Les différents types d’antidépresseurs ont des effets variables. Certains peuvent agir en augmentant le niveau d’énergie (inhibiteurs de la recapture de la noradrénaline) alors que d’autres produisent un effet anxiolytique (inhibiteurs de la recapture de la sérotonine). Étant donné que les patients ne réagissent pas tous de la même manière aux différents effets, tout l’art réside dans le fait de trouver le traitement le plus approprié pour chaque patient.
Il est également important de noter que la plupart des ATC et des ISRS dérivent des antihistaminiques et que parmi ces derniers, nombreux ont un effet de recapture de la sérotonine. Ces antihistaminiques peuvent donc être tout autant anxiolytiques que les ISRS, mais peuvent également causer des effets indésirables similaires tels que l’irritabilité, l’agression et même les tendances suicidaires.
Les autres antidépresseurs
La trimipramine, un ATC, n’a pas d’effet inhibiteur ni sur la recapture de la noradrénaline, ni sur celle de la sérotonine. Elle bloque les récepteurs noradrénergiques et sérotoninergiques et produit une action tonique ainsi qu’une amélioration du sommeil et de l’appétit. Ce sont des effets très similaires à ceux de la mirtazapine, de la miansérine, de la cyproheptadine et d’autres produits. Elle présente également des similitudes avec la trazodone et l’agomélatonine.
Le tableau 4.1 reprend les principales classes d’antidépresseurs.
DCI : dénomination commune internationale. ( ) = retiré du marché | |||
DCI | NOM DE SPÉCIALITÉ | ||
---|---|---|---|
FRANCE | BELGIQUE/SUISSE | CANADA/ÉTATSUNIS | |
Les antidépresseurs tricycliques | |||
Amitriptyline | Elavil®, Laroxyl® (Sarotex®) | Redomex®/Tryptizol®, Saroten® Retard, Limbitrol® | Elavil®, Levate®/Elav¡l®, Endep® |
Imipramine | Tofranil® | Tofranil®/Tofranil® | Impril®, Tofranil®/Tofranil® |
Nortriptyline | – | Nortrilen®/Nortrilen® | Aventyl®, Norventyl®/ Aventyl® |
Désipramine | Pertofran® | (Pertofran®)/– | Desipramine®/ Pertofrane®, Norpramin® |
Clomipramine | Anafranil® | Anafranil®/Anafranil® | Clomicalm®/Anafranil® |
Dosulépine | Prothiaden® | Prothiaden®/– | −/− |
Doxépine | Sinequan®/Quitaxon® | Sinequan®/Sinquane® | Sinequan®/Adapin®, Sinequan® |
Trimipramine | Surmontil® | (Surmontil®)/Surmontil® | –/Surmontil® |
Les inhibiteurs de la monoamine oxydase (IMAO) | |||
Phénelzine | – | Nardelzine®/– | Nardil®/Nardil® |
Moclobémide | Moclamine® | Aurorix®/Aurorix Moclo® A | Manerix®/– |
Les inhibiteurs de la recapture de la sérotonine (ISRS) | |||
Citalopram | Seropram® | Cipramil®/Seropram®, Claropram® | Celexa®/Celexa® |
Escitalopram | Sipralex®, Seroplex® | Sipralexa®/Cipralex® | Cipralex®/Lexapro® |
Fluvoxamine | Floxyfral® | Floxyfral®/Floxyfral®, Flox–ex® | Luvox®/Luvox® |
Fluoxétine | Prozac®, Fontex® (Elindra®) | Prozac®, Fluoxone®, Fontex®, Prosimed®/Fluctine®, Fluocim®, Fluoxifar® | Prozac®/Prozac® |
Paroxétine | Deroxat®, Parosert®, Divarius® | Seroxat®, Aropax®/Deroxat®, Parexat®, Paronex® | Paxil®/Paxil® |
Sertraline | Enlasert®, Zoloft® | Serlain®/Zoloft® | Zoloft®/Zoloft® |
Venlafaxine | Effexor®, Elbfaxin®, Trevilor®, Ventamed®, Zenefax® | Efexor®, Vennaxa®/Efexor® | Effexor®/Effexor® |
Duloxétine | Cymbalta®, Yentreve® | Cymbalta®/Cymbalta® | Cymbalta®/Cymbalta® |
Les autres antidépresseurs | |||
Bupropione | Zyban® LP, Quomem® LP | Zyban® (sevrage tabagique), Wellbutrin®/Zyban®, Wellbutrin® | Zyban®, Wellbutrin®/ Zyban®, Wellbutrin® |
Maprotiline | Ludiomil® | Ludiomil®/Ludiomil® | Maprotiline®/Ludiomil® |
Mirtazapine | Norset® | Remergon®/Remeron® | Remeron®/Remeron® |
L–tryptophane | – | −/− | –/Trofan® |
Réboxétine | – | Edronax®/Edronax® | −/− |
Trazodone | (Pragmarel®) | Trazolan®/Trittico® | Desyrel®, Trazorel®/ Desyrel® |
Agomélatonine | – | – | –/Valdazoxan® |
Les médicaments généralement utilisés dans le traitement des troubles bipolaires et dans la prévention des troubles dépressifs récurrents sont aussi employés dans la dépression (voir les chapitres 6 et 7). Les benzodiazépines, telles que le diazépam et l’alprazolam, ou les antipsychotiques, comme le flupentixol, sont également prescrits dans cette indication. La buspirone (un agoniste S1a de la sérotonine) a aussi été commercialisée comme antidépresseur.
Certains cas de dépressions majeures répondront à des manipulations du système endocrinien avec de la dexaméthasone, de la mifépristone ou des hormones thyroïdiennes.
L’électroconvulsivothérapie et les électrochocs ont montré leur efficacité sur la dépression majeure quand les antidépresseurs ne donnent pas de résultats ; ils peuvent être utiles pour traiter la manie, la catatonie et certains cas de schizophrénie [6].
LA DÉPRESSION
La découverte des effets psychotropes des antipsychotiques et des benzodiazépines fut simplifiée par le fait que ces substances induisent des effets rapidement observables par le patient et son entourage. Dans le cas des antidépresseurs de première génération, au contraire, la situation était plus complexe, puisqu’ils n’agissent pleinement qu’après plusieurs semaines et uniquement chez certains patients.
Par ailleurs, leur action sur le psychisme a été découverte par hasard. Ces médicaments ont d’abord été synthétisés sans indications précises, puis testés pour évaluer leurs effets. Notons que ce qui fut observé, à ce moment-là, ne se résume pas au fait qu’ils rendaient les gens tristes plus heureux, comme on aurait tendance à le croire. C’est donc dans un second temps que fut décrit un type particulier de dépression sur lequel ces produits avaient un effet positif. C’est ce qu’on a appelé la dépression « vitale », « biologique » ou encore « endogène » ou « mélancolique ». Il existe de nombreuses descriptions de ce syndrome [7,8] caractérisé par les symptômes repris dans l’ encadré 4.1.